TYRANNIE SOUS LES TROPIQUES
REMERCIEMENT
Ce texte a fait l’objet de plus
d’une lecture de Fanny Paultre, ma compagne. Elle s’est fait un devoir de
débusquer, entre autres, les scories ou les effets de langage dûs, par
inclination, à ma profession d’origine. Je l’en remercie profondément.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE I
Tout a commencé au début des années soixante, par une sombre matinée de novembre, dans une Haïti en pleine débandade, sous la férule implacable d'un dictateur sanguinaire. Obnubilé par l'ivresse du pouvoir personnel, il avait, depuis longtemps,rendu caduques les règles du droit et de la morale et décliné la violence sous toutes ses formes, d,un bout à l'autre du pays.
Ce matin-là, en débouchant du Chemin des
Dunes, Serge Valcour tomba sur une longue théorie de voitures officielles qui
passaient en grande vitesse, toutes sirènes hurlantes, entraînant dans leur
sillage plusieurs camions de troupes remplis de Tontons macoutes. S’il n’avait
appris, depuis longtemps, que ce genre de manifestations traduisait la façon
dont le pouvoir se donne en spectacle, il eût compris qu’il se passait quelque
chose de grave au bas de la ville. Peut-être une déflagration où les morts se
comptaient par dizaine, voire un incendie qui aurait détruit le quartier des
affaires, sans parler d’une attaque de terroristes qui auraient pris le
contrôle des arsenaux de la ville. Mais, accoutumé à ces manifestations
sporadiques, il avait compris que rien de grave n’était survenu, sinon, que le
pouvoir se donnait à voir au peuple, comme il le faisait à certaines occasions,
de façon à frapper l’imagination de tous les opposants tapis dans l’ombre et
qui voudraient lever la tête. Rien de grave, sauf de quoi insuffler un
supplément de zèle et d’énergie dans la défense du régime à ses partisans, dont
quelques-uns commençaient à afficher des signes inquiétants d’embonpoint.
Pendant que douze de ces sbires se
déployaient au carrefour, le pas militaire, la mitraillette à la main, Serge Valcour
franchissait timidement le périmètre opérationnel. Engoncés dans leur affreux
uniforme bleu qui ajoutait un coefficient d’horreur au paysage dans le clair
matin, il se surprenait à penser qu’il devait se garder d’avoir maille à partir
avec un de ces effroyables personnages. Il était porteur, sous sa chemise, d’un
document hautement compromettant qui établissait l’oppression du pouvoir sur le
peuple. De plus, ce document faisait état de l’illégitimité de ce pouvoir et
d’un plan pour le renverser par un soulèvement populaire, soutenu par des
actions de guérillas dans des zones stratégiques du territoire. S’il était
arrêté, on eût, sans l’ombre d’un doute, découvert les feuillets
incriminants. Il eût été certainement
exécuté, après avoir été soumis à la torture pour lui faire révéler les noms de
ses complices.
Sur le coup, il cessa de respirer en ayant
l’impression, par ce moyen, de réduire les situations possibles de friction
avec les agents du pouvoir, comme si, d’aspirer sa portion d’oxygène eût pu lui
être reproché. Mais en même temps, il ne pouvait reculer parce que ces derniers
avaient déjà pris position dans l’espace qu’il venait de quitter. Il était donc
obligé d’avancer avec la certitude que certains de ceux-là lisaient dans son
visage le secret enfoui sous sa chemise, malgré et, peut-être, parce qu’il
maintenait la tête baissée pour éviter leurs regards.
En dépit de la tiédeur de ce matin
d’automne, de grosses gouttes perlaient sur son front et le long de sa colonne
vertébrale, rayant, il le supposait, sa chemise légère de coton. Il avait hâte
de franchir ce périmètre de tous les dangers. Il craignait que sa chemise en
passe d’être imbibée, d’un bout à l’autre, ne révèle le document dans sa
cachette, achevant d’expliquer son comportement bizarre.
Quand finalement il se retrouva de l’autre
côté de la rue, tournant le dos aux affreux miliciens, il eut l’impression
qu’ils avaient tous les yeux braqués sur lui, n’osant pas se retourner pour
éviter leurs regards et s’attendant, à chaque instant, à être interpellé ou à
les voir surgir pour l’arrêter. Mais au fur et à mesure qu’il s’éloignait, il
accélérait son rythme en vue d’atteindre son objectif, soit de tourner le coin
de la rue pour ne plus être visible de l’effrayant carrefour.
S’il s’écoutait, il serait allé s’asseoir
sur un muret près du trottoir, histoire de reposer ses jambes
flageolantes. Mais, voulant mettre entre lui et les flics davantage de
distance, il continuait à marcher rapidement, franchissant d’affilée plusieurs
coins de rue sans même s’en apercevoir. Quand finalement il estimait suffisante
sa marge de sécurité, quel ne fut pas son désappointement de se rendre compte
qu’il était en face d’un poste de quartier des Tontons macoutes et que trois de ces derniers, armés de mitraillettes,
semblaient déjà l’avoir dans leur mire.
Son premier mouvement était de prendre ses
jambes à son cou. S’il s’était abstenu de le faire, ce n’est guère parce que la
démarche était considérée comme dangereuse. Pris de panique, ses gestes
n’obéissaient alors à aucune logique. Au moment de rebrousser chemin, seule la
paralysie l’avait empêché de céder à la pulsion de courir. Il avait la
conviction qu’une rafale de mitraillette n’allait pas tarder à crépiter à ses
oreilles, ayant la certitude qu’avant de mourir, il aurait pleinement le temps
de bien entendre l’infernale pétarade.
Néanmoins, il se consolait, pour ainsi
dire, en pensant que plus la rafale serait sauvage et meurtrière, plus vite il
en succomberait, s’épargnant par ainsi, l’expérience d’une trop longue
souffrance. A chacun de ses pas, il croyait que c’était le dernier, mais après
avoir parcouru quelques mètres, l’objet de ses craintes ne se manifestait
pas. Il en trouvait l’explication dans l’idée que ses bourreaux
attendaient qu’il se retourne pour l’abattre. Il les voyait rageurs d’avoir été
obligés de le mettre en joue si longtemps. Encore généreux à leur endroit, il
leur imputait une sorte de morale dans l’exercice de la violence à l’endroit
des gens désarmés qui les empêchait de tirer dans le dos, bien qu’il ne
comprît pas que ces chiens enragés
pussent avoir à obéir à une morale, de quelque nature qu’elle fût. Peut-être
n’était-ce que le besoin de suggérer une situation de légitime défense de leur
part. Auquel cas, croyait-il, ils ne manqueraient pas, après sa mort, de lui
mettre un fusil à la main.
Quoi qu’il en soit, pour la deuxième fois,
malgré l’envie de se retourner, son désir de survivre l’emportait sur sa
curiosité. Néanmoins, il n’était pas au bout de ses peines, car le coin de la
rue qui lui permettrait d’échapper au champ de vision des miliciens était
encore très éloigné. S’il se trouvait dans un quartier commercial, il serait
entré sous un prétexte quelconque dans la première échoppe en vue. Mais il
était à la limite d’une banlieue résidentielle qui n’offrait aucune escapade
possible à l’intérieur des maisons, protégées qu’elles étaient par des portails
métalliques grillagés, dont certains entrouverts, laissaient voir des molosses
en mal de victimes, au bout de leur chaîne. Au moment où il prenait conscience
que le document en déliquescence par la sueur attirait dangereusement
l’attention, il eut la chance de s’engouffrer dans un taxi qui venait juste de
déposer un client à deux pas de lui. Un coup d’œil furtif, permettant de saisir que les flics venaient de sauter dans
leur voiture, avait agi sur lui comme un aiguillon. Cela l’avait déterminé à
presser le chauffeur de déguerpir au plus vite, avant de l’orienter, par des
détours impossibles, vers une destination centrifuge, histoire de semer ses
poursuivants. Quand finalement il s’estimait avoir suffisamment progressé dans
un labyrinthe inextricable de ruelles mal famées, il demanda au chauffeur de
s’arrêter, se délestant de tout ce qu’il avait d’argent pour la course. Jamais
auparavant il ne s’était aventuré dans ce coin de la ville. Les taudis qu’il
voyait, faits de morceaux de tôles et de résidus de toutes sortes de boîtes de
carton, lui donnaient l’impression d’être à mille lieues de son point de
départ. Il connaissait l’existence des bidonvilles qui ceinturent la ville. A
part quelques aperçus d’une voiture ou, à l’occasion, des images à la
télévision, sa connaissance de cette réalité était toute cérébrale et
théorique. Jamais auparavant il n’avait pu la mesurer d’aussi près. En dépit du
fait qu’il était colleté avec la question existentielle urgente de sa propre
survie, ce qu’il voyait, confirmait confusément l’orientation idéologique à
l’origine de sa lutte à cet instant. A défaut d’avoir accumulé des réalisations
dans la ligne de cette orientation, il se désolait de penser que s’il mourait à
ce moment-là, ce ne serait que pour ses idées généreuses à l’endroit du peuple.
Ayant été nourri dans la pensée qui a animé beaucoup d’intellectuels de gauche
des années soixante, son existence n’avait de sens que si elle pouvait compter
à son crédit une contribution, quelque minime fût-elle, en vue de l’ascension
sociale et morale de ses congénères. Pour lors, le sens de son existence se
réduisait à une tension, une aspiration qu’il rêvait de pousser à son terme. A
cette période de sa vie, ce rêve occupait tout le champ de sa conscience,
renvoyant dans l’ombre ses autres sphères d’intérêt.
Largué comme un extra-terrestre dans cette
ruelle humide et sale qui sentait le sordide et le stupre, il était désemparé
de voir partir le taxi. Pourtant il ne se décidait pas à s’en retourner avec
lui et à courir le risque de se rapprocher de l’objet de sa frayeur. Dans ce no man’s land, s’il n’était pas sûr
d’être en sécurité, il avait au moins la certitude, probablement avec un brin
de naïveté, que les bras des Tontons macoutes
n’arriveraient, tout de même, pas si loin. Malgré des fringues devenues peu
avenantes et un visage fripé par l’émotion, à vue d’œil, il trahissait une
impression d’étrangeté dans ce quartier misérable, comme si son aspect sinistre
ne faisait pas le poids devant la tristesse et le dénuement du milieu.
Certaines des prostituées qui s’affichaient des deux côtés de la ruelle
faisaient les cents pas, alors que d’autres se contentaient de s’asseoir ou de
s’accroupir devant l’entrée de leur cagibi. Elles avaient beau jouer du violon
à son attention, mais perdu qu’il était dans ses pensées lugubres, il
n’entendait ou ne comprenait pas le sens de leur invite. Devant son apathie,
d’aucunes n’hésitaient pas à le passer en dérision, le traitant dans leur
langage, de mauviette et de tapette, prenant leur revanche sur son attitude de
mépris, en se payant sa tête durant quelques minutes.
Néanmoins, comme s’il devait faire quelque
chose, il se mit à marcher, reprenant le labyrinthe à l’envers, esquivant de
justesse les flaques de boue qui jonchaient la ruelle et contournant les chiens
efflanqués et hargneux qui sortaient, de-ci, de-là, des corridors étroits et
purulents. Bien qu’il ne cessât de penser à ses poursuivants, il ne se sentait
plus acculé au pied du mur comme auparavant. Cela lui laissait un espace de
liberté pour penser aux conditions de vie dans ces bouges immondes. Que
d’écueils, pensait-il, doivent surmonter des enfants, pour arriver à grandir
physiquement et moralement dans ce lieu! Pour un de récupéré par les forces
positives de la vie, combien doit-il y en avoir de perdus dans les bas-fonds de
la misère, du crime et du désespoir! Pourtant, reconnaissait-il, cela risquait
de durer longtemps encore, à moins que, d’ici là, des changements ne
surviennent dans ce pays… Prenant tout à coup conscience du document sous sa
chemise, avisant une encoignure pestilentielle au tournant de la ruelle, il osa
sortir ce qui en restait et, après avoir jeté un regard circulaire, il le
réduisit en mille miettes qu’il jeta
dans un bac à ordures, après s’être arrangé pour que les moindres parcelles
soient dispersées dans le contenu en décomposition.
Délesté du document, il se sentit tout à
coup devenir léger, retrouvant son équilibre psychologique. Il continuait à
marcher, mais il savait dorénavant à quelle fin : il voulait absolument
quitter ces venelles crasseuses et déboucher sur des perspectives moins
sinistres. Après une demi-heure environ, il émergea sur une rue qu’il
connaissait bien, pour y être venu souvent par le passé, chez un ami. Il avait
beaucoup de peine à croire que la maison qui l’avait vu tant de fois, fût
seulement à une vingtaine de minutes, de ce quartier sordide qu’il venait de
traverser. A défaut de se faire conduire à domicile, il espérait obtenir de son
ami de quoi prendre un taxi, mais il avait beau sonner, personne n’y
apparaissait. Il n’était pas pour autant abattu, s’estimant heureux d’être
sorti vivant de ce cauchemar et d’arriver à semer les Tontons macoutes. Quand,
en définitive, après avoir marché sous un soleil de feu et senti ses vêtements
lui coller à la peau, il parvint chez lui, il opposa le plus grand silence aux
questions insistantes de sa mère intriguée par sa mine déconfite et la
désinvolture de son accoutrement. En ceci, il appliquait strictement la
consigne de la cellule du mouvement auquel il faisait partie. Son silence
garantissait autant la pérennité de l’action idéologique et politique, que la
sécurité de ses camarades de cellule, sans compter celle de ses proches, dont
la sollicitude à son égard pouvait, à certaines occasions, être son talon
d’Achille.
En dépit de ses aventures, il n’avait pas
encore rempli sa mission. Il lui restait à récupérer le document, à en faire un
certain nombre de copies qu’il aurait à distribuer clandestinement, en des
endroits stratégiques, dans la zone sous sa responsabilité. Le tout devait être
fait avant la date prévue, dans trois jours, pour une commémoration politique
par le parti au pouvoir. Ce retour à la réalité de son action subversive le
rendait nerveux. Plus, en tout cas, qu’il ne l’avait jamais été dans le passé.
Quand il se mit à anticiper la réaction des milieux gouvernementaux à la
découverte de cet appel à la révolution, sa nervosité monta encore de quelques
degrés. Il imaginait leurs agents comme
des chiens enragés, prêts à mordre tous ceux qu’ils rencontreraient sur leur
chemin. Comme par le passé, il prévoyait une rafle où beaucoup d’innocents
risqueraient de perdre leur liberté, sinon leur vie. Pour un peu, il se
sentirait condamnable, mais il s’était ressaisi à temps pour considérer que le
gouvernement, par le biais des forces de répression, serait le seul coupable.
La perspective de la réaction du pouvoir
avait suffi, néanmoins, à galvaniser son ardeur et sa détermination et le
forcer à se lever. Deux heures plus tard, après avoir pris une douche et dîné,
il avait déjà repris le collier, tellement que dans la nuit même, sa mission avait
été exécutée sans anicroche, mais non sans lui avoir procuré des moments de
terreur.
Quand il retrouva ses camarades de cellule,
deux jours plus tard avant les festivités, il y avait une telle atmosphère
d’enthousiasme que cela fit oublier aux uns et aux autres, les moments
éprouvants dans l’exécution de leur tâche. Il aimait beaucoup ces rencontres
qui donnaient une envergure transcendantale au travail difficile que ses amis
et lui faisaient dans le danger et la solitude. Et s’ils étaient portés, parfois,
à oublier le sens de leur action, c’est là que celle-ci retrouvait sa vraie
perspective, en voyant son prolongement dans une vision eschatologique de son
univers social et politique.
Depuis trois ans, sa vie s’écoulait ainsi
entre ses activités d’étudiant et celles de militant, accordant, par la force
des choses, la primauté à celles-ci sur celles-là. Jusqu’à ce qu’il changeât
d’idées par la suite, il estimait, au début, que ses études de droit et
d’ethnologie qu’il poursuivait, d’abord concurremment, étaient une activité de
privilégiés. A son avis, elles ne valaient pas les combats livrés au jour le
jour, dans la rue et partout, où l’on pouvait le mieux déboulonner ce régime
qui maintenait le peuple dans l’asphyxie. Et s’il avait laissé tomber de telles
idées, c’est parce qu’il considérait, entre-temps, que ces études le rendaient
mieux armé dans l’exercice de son travail de sape. C’était son objectif, un
objectif qu’il travaillait d’arrache-pied à réaliser avec ses camarades et qui
écartait, d’emblée, tous les autres qui se disputaient son attention, y compris
ses études. C’est pour cette raison qu’il avait pris le parti de ne pas
s’attacher à Claudine, en dépit des efforts de volonté que cela lui avait
coûtés. Il vivait sa vie sous le signe du provisoire, de la précarité et de
l’insécurité. Cette situation lui paraissait contradictoire par rapport aux
exigences qui lui seraient faites, dès l’instant où il lâcherait la bride à son
cœur. D’autant que, dans la perspective
de son échec, s’il ne laissait pas sa peau, il se verrait probablement dans la
nécessité de prendre le maquis ou le chemin de l’exil.
C’est à tout cela qu’il pensait en
revenant de sa réunion de cellule. Ayant pris du sang neuf par la seule magie
de sa rencontre avec les autres, il se confirmait, encore une fois, dans la
ligne politique qui était la sienne depuis quatre ans. Au bout de sa traversée
du désert, il espérait que les lendemains qui chantent ne seraient pas un
mirage. Il était enthousiaste et inquiet à la fois. Enthousiaste d’avoir mené à
bien sa mission sans aucune bavure. Dans les rapports oraux de ses camarades,
chacun était formel là-dessus : tout s’était bien passé. Les quartiers de
la ville placés sous leur responsabilité avaient été entièrement investis par
des tracts, révélant l’état de la situation du pays et appelant le peuple à se
soulever.
D’un autre côté, il savait que la réaction
des forces de répression serait brutale, en tout cas, à la mesure du succès de
leur travail de subversion et il en était inquiet.
En arrivant chez lui, il s’étendit sur son
lit, les yeux au plafond à réfléchir sur les différents scénarios possibles des
forces de répression. Allait-on encore remplir les prisons d’innocents comme
par le passé? Y aurait-il des exécutions en masse comme l’année dernière? Ou
préférerait-on faire le mort pour mieux débusquer les velléités de résistance
et détruire les foyers de révolte?
Longtemps, il pataugeait dans les affres
de ces sinistres pensées, quand la sonnerie insistante du téléphone l’obligea à
se lever. Ce qu’il entendit en décrochant le récepteur lui arracha un juron de
surprise; en même temps, il devint livide. M Saint-Pierre, le père de Claudine,
venait d’être arrêté.
CHAPITRE II
La famille
Saint-Pierre habitait une maison gingerbread, dans un quartier qui était chic au
début du siècle dernier et qui témoignait encore fièrement du style d’une
époque révolue. Il restait une vingtaine de ces maisons dans le quartier et
elles étaient toutes occupées par d’anciennes familles de la ville. Petit à
petit, les occupants devaient faire face à une colonisation plus récente, qui amenait
avec elle un modèle nouveau d’habitation à base de béton. Le clivage des
appartenances de classe passait, peu ou prou, entre les styles d’habitation
dont le nouveau était dominé, en général, par les représentants du pouvoir qui
affichaient d’autant plus d’arrogance et d’ostentation, que certains d’entre
eux étaient souvent incultes et frustrés. En général, les anciens résidants
fuyaient les interactions avec les nouveaux, non seulement parce qu’ils
n’avaient pas de valeurs communes, mais aussi, par crainte d’être piégés par
ces derniers qui avaient mauvaise réputation. Ils les percevaient comme des
gens qui n’hésiteraient pas à utiliser tous les moyens pour les compromettre et
leur enlever toutes les positions qu’ils occupaient dans la société.
Quand
on repéra le tract d’un réquisitoire en règle contre le gouvernement
dans le jardin des Saint-Pierre, l’incident aurait pu être banal sans la
présence d’un voisin, suppôt du régime. Mais dans un laps de temps très court,
il était devenu une importante affaire politique. M Saint-Pierre, accusé
d’avoir mis au point et diffusé des informations subversives à l’encontre du
gouvernement, était arrêté et conduit au bureau de la police politique pour
être interrogé.
Serge avait conscience de la gravité de
l’incident, plus encore que Claudine qui ne connaissait pas le contenu du tract
et les mœurs des officines policières. Car dès le début, il avait compris qu’il
s’agissait de l’une de ces feuilles que les membres de son organisation avaient
disséminées à travers la ville et qui appelaient le peuple à se défaire du
gouvernement. Pendant qu’elle lui faisait part de ses inquiétudes au sujet de
son père, il maudissait en son for intérieur le sort qui a fait de lui, en
quelque sorte, un des artisans des malheurs de ce dernier.
En raccrochant le récepteur, Serge avait
regagné son lit, mais il n’était pas plutôt couché qu’il sentit le besoin de se
lever. La stimulation de son cerveau était telle qu’il ne pouvait tenir en
place. Il tournait en rond en faisant les cents pas dans le couloir qui
séparait la section des chambres de celle de la salle à manger et du salon. Sa
situation était inconfortable. Il poursuivait de sa logique trente-six lièvres
à la fois. Aussitôt qu’il pensait à Claudine, sa bien-aimée, sans vouloir se
l’avouer franchement et, encore moins le lui dire, il était obsédé par
l’angoisse qu’elle devait connaître inévitablement et la manière de l’atténuer,
sinon de la neutraliser complètement. En s’orientant dans cette voie, il tomba
nécessairement sur la source de sa peine, c’est-à-dire, son père alors sous le
joug de la police. Comment le sortir de ce guêpier où des centaines de citoyens
avaient déjà laissé leur vie? Pourtant, il était conscient que sa situation
psychologique était de celles, par rapport auxquelles, il avait, comme ses
camarades militants, reçu la mise en garde la plus formelle lors de sa période
de formation. Si la direction de l’organisation connaissait les éléments à
l’intérieur desquels il se débattait, elle se serait évertuée à le mettre sur
la touche, loin du théâtre des opérations, en raison de son éventuelle
vulnérabilité. Voilà pourquoi, il devrait faire silence sur son dilemme à la
prochaine réunion de cellule, s’il voulait continuer à trouver une solution au
problème de Claudine. En attendant, il savait que la faction au pouvoir n’était
pas dupe. Même si elle était heureuse de tomber sur l’occasion favorable
d’incriminer M Saint-Pierre et, par lui, toute la classe à laquelle il
appartient, elle savait pertinemment qu’il n’avait pas fait le coup. L’avantage
de la situation présente pour les détenteurs du pouvoir, c’était de leur
permettre de gagner sur deux tableaux à la fois. D’une part, de terroriser les
partisans de classe de M. Saint-Pierre qu’elle appelait « les forces
réactionnaires », avec des accents qui donnaient à voir, soit des traîtres
à la nation, soit des hordes démoniaques prêtes à livrer le territoire national
au plus offrant. D’autre part, de focaliser l’attention générale sur le cas de
M. Saint-Pierre, l’apatride, en
permettant d’endormir la vigilance des vrais responsables et de les surprendre
au moment où ils s’y attendraient le moins.
Par conséquent, plus la propagande du
gouvernement s’intensifiait, plus Serge croyait nécessaire d’être sur ses gardes.
Il eût été normal devant un événement si douloureux pour son amie Claudine,
dont la mère est morte à sa prime enfance, qu’il cherche à la voir pour la
réconforter; pourtant, malgré le désir à peine voilé de la jeune fille, ce
n’est pas cette décision qui avait prévalu. Maintenant le contact avec elle et
se montrant parfois d’une empathie surprenante, ses propos n’allaient pas toujours
jusqu’à leur terme logique quand il n’y avait pas, tout bonnement, un hiatus
entre eux et ses gestes.
Cette observation n’était pas nouvelle de
la part de Claudine. Que de fois n’avait-elle pas rêvé d’être au bras de son
ami Serge! Pourtant, à part les rencontres fortuites lors d’activités
estudiantines, ils ne se rencontraient pas souvent, sinon chez Mme Vancol, une pianiste
amie des deux familles. C’est d’ailleurs chez elle qu’avait eu lieu leur
première rencontre, dont chacun gardait en silence un souvenir indélébile.
Claudine comprenait d’autant moins le
comportement de Serge qu’il bénéficiait d’un avantage qu’aucun autre jeune ne
disposait. Il était bien vu de son père qui se méfiait, a priori, de tous les jeunes de l’autre sexe qui
voulaient établir des relations avec elle. Un jour, en visite chez Mme
Vancol, il rencontra Serge et sa mère. Quand la conversation vint à se dérouler
sur la situation générale du pays, il était subjugué par la profondeur des
analyses de Serge et l’originalité des éléments de solution qu’il considérait
en rapport avec la situation. A une époque
où la question de l’alphabétisation des masses n’était pas encore à la mode et,
encore moins, celle de l’utilisation de la langue vernaculaire, par souci
d’efficacité, il avait déjà intégré cet élément dans son système. Il avait des
vues très intéressantes sur la réforme agraire à instituer, au triple point de
vue de l’équité sociale des citoyens, de l’augmentation de la production
agricole nationale et de la sédentarisation des ruraux à leur coin de campagne,
désengorgeant, par le fait même, les
quartiers pauvres des villes. Mais, c’est, entre autres, la question des
finances publiques qui touchent à beaucoup d’instances à vocation économique ou
beaucoup de mécanismes du même type, qui lui avait inspiré les changements les
plus révolutionnaires. Longtemps après, en se rendant chez lui, M. Saint-Pierre
ressassait dans son esprit les idées qui lui paraissaient les plus incongrues.
Il œuvrait lui-même dans le domaine du commerce international. Pourtant, il
n’avait jamais imaginé la question cruciale de la balance des paiements et son
impact sur la santé des finances publiques. Il revenait sans cesse au système
fiscal qu’il comparaissait à un filet magique qui permettait de retenir les
petits poissons et de laisser s’échapper les plus gros. Pourtant, à y réfléchir
davantage, ce qui lui paraissait incongru commençait à prendre du sens.
Mais, par delà les vues originales et
souvent révolutionnaires de Serge, ce qui frappait M. Saint-Pierre, c’est
l’agencement de ses éléments de réflexion en un tout cohérent et systématique,
qui ne laissait rien dans la marge. Jamais auparavant, il ne s’était trouvé
devant quelqu’un qui fût capable de présenter la diversité des défis que
confronte le pays, dans une telle logique d’ensemble. Il n’était pas d’accord
avec toutes ses idées. Il trouvait prohibitives les taxes qui devaient frapper
certains biens à l’importation et n’accepterait pas d’avoir à payer des impôts.
Il reconnaissait, néanmoins, que ces éléments étaient conformes à son schéma
et, comme tels, pourraient sans retouche, constituer la plate-forme d’un
gouvernement. De cette rencontre, il avait gardé un sentiment d’admiration à
l’endroit du jeune homme à qui il prédisait un brillant avenir, si les
circonstances politiques devaient lui être favorables.
Par la suite, lors d’une rencontre
fortuite chez des amis communs, ses sentiments avaient été confirmés lorsqu’il
l’avait entendu faire la critique du système d’éducation en vigueur au pays et
ébaucher l’orientation d’une réforme appropriée. Le jour même, au dîner, il
n’avait pas cessé de faire son éloge, sans savoir que sa fille nourrissait, en
silence, des sentiments d’intense affection à son égard.
De fait, depuis déjà quelque temps,
Claudine était bouleversée par l’état de ses rapports avec Serge. Elle savait
que ce dernier n’avait aucune liaison. C’est du moins ce qu’il lui avait dit.
Elle savait également qu’elle ne lui était pas du tout indifférente. Elle
croyait même avoir perçu dans ses yeux, une flamme à la mesure de ses
amabilités et de son empathie et qui ne
pouvait pas tromper.
De son côté, elle pensait avoir émis
autant de signaux de ses sentiments à son égard que le permettait son éducation
et sa pudeur. Pourtant, comme un fruit mûr qui n’arrivait pas à tomber, leurs
rapports restaient englués dans
l’immobilisme, comme sous l’emprise de la force d’inertie. Elle ne pouvait donc
pas comprendre l’abstention de Serge. Il y avait un empêchement dont elle
ignorait la nature. Si elle ne le connaissait pas, la question de son
orientation sexuelle se serait posée à son esprit, mais elle avait suffisamment
de renseignements sur lui, pour savoir avec certitude, que le fond de la
question n’avait rien à voir avec cette problématique.
C’est ainsi qu’elle aussi tournait en rond
à essayer de comprendre la situation de son père, ainsi que le comportement de
Serge. Il lui semblait même que ce dernier était moins pressé de la rencontrer
depuis l’arrestation de son père. Aurait-il peur d’être associé à l’apatride
que dénonçait la radio gouvernementale depuis quelque temps? Pourtant, dans le
même temps, il ne manquait pas d’intensifier les marques d’affection par
téléphone. Au point qu’une fois, elle croyait fermement qu’il allait finir par
lui avouer son amour. Mais il s’était ressaisi à la dernière seconde, en
faisant une de ces pirouettes verbales dont il avait le secret. Parallèlement,
par tous les moyens à sa disposition, en recourant à des amis et, au premier
chef, à ses parents, Serge intervenait à plusieurs instances, à la fois, pour
obtenir la libération de M. Saint-Pierre. A défaut d’avoir gain de cause, les
démarches, peut-être un peu les siennes, eurent pour conséquence son
orientation au Pénitencier national plutôt qu’aux cachots de Fort Dimanche de
sinistre réputation, où l’on meurt, inévitablement, des privations de toutes
sortes quand ce n’est pas souvent sous le supplice de la torture.
Bien entendu, Claudine était aux
désespoirs de ce que son père n’ait pas été relâché. Son seul réconfort venait
de le savoir ailleurs qu’à Fort Dimanche. Les efforts de Serge dans ce sens
étaient parvenus à ses oreilles et elle lui était reconnaissante, malgré ses
difficultés à comprendre ses louvoiements à son égard. Au cours des deux jours
suivants, ses préoccupations se rétrécissaient aux limites de sa piété filiale
et de ses élans d’amour. Elle passait de l’une à l’autre avec la plus grande
facilité, car l’une appelait l’autre, sans discontinuité. Elle prenait
conscience, en même temps, que les deux hommes qui comptaient dans sa vie lui
étaient séparés : son père par la prison et son ami, par un mur invisible
qu’elle n’était pas arrivée à abattre, en dépit des efforts surhumains sur sa
pudeur et les exigences du code familial.
Étendue sur une chaise longue au bout de
la véranda, elle avait l’air d’observer les allées et venues du jardinier qui
ne finissait pas de soigner les bougainvillées ayant pris position à un coin de
la maison, lançant des branches comme des tentacules. A la vérité, c’est à
peine si elle le voyait. Son regard, perdu dans le vide, scrutait l’émergence
de sa propre pensée sur elle-même. Il lui parut dans le clair-obscur du soir,
qu’il lui faudrait peut-être forcer le destin, en faisant sauter ses blocages
psychologiques. Au début, cette perspective lui semblait indéfendable à ses
propres yeux, par rapport aux principes de base de son éducation. Mais elle
avait suffisamment considéré, en vain il est vrai, les possibilités d’autres
alternatives, qu’à la longue, le projet d’initier une clarification avec Serge
lui apparaissait comme la seule susceptible de la sortir de ce marais fangeux
dans lequel elle s’engluait.
Jadis, longtemps après la mort de sa mère,
elle avait forcé la main de son père, en lui faisant consentir à son
inscription dans une école laïque, plutôt que dans une école confessionnelle à
laquelle elle était destinée. Elle avait toujours considéré ce geste comme sa
première victoire dans la vie et elle en était fière. Malgré que cette fois, le
principe d’autorité ne soit pas en
cause, il lui parut qu’elle était, néanmoins, plus démunie et plus vulnérable.
Prenant quand même son courage à deux mains, elle se leva d’un bond, s’attira
le téléphone et composa le numéro de Serge avec une grande détermination,
malgré un profond sentiment d’enfreindre
un tabou.
Mais il ne suffisait pas d’avoir pris la
décision. Encore fallait-il s’être conciliée le destin. Or, comme on le verra,
il n’était pas au rendez-vous auquel elle l’avait convié.
CHAPITRE III
La cellule Alpha
à laquelle Serge faisait partie était constituée de cinq personnes dont l’une,
Paul Garceau, jouait le rôle de coordonnateur en raison de son emprise
intellectuelle sur les autres. Il avait une grande culture politique alimentée par les
travaux de beaucoup de penseurs du siècle dernier. Il était marxiste, mais sans
le dogmatisme de beaucoup de militants de l’époque. Cette facette de sa
personnalité avait beaucoup plu à Serge qui appréciait de trouver chez lui, les
attributs d’une nature qui n’abdiquait jamais ses capacités de réflexion devant
la Doctrine , fût-ce
celle de Marx, de Lénine ou de Mao. Cette flexibilité au plan de la
pensée en faisait quelqu’un de pragmatique dans l’action politique et confinait,
somme toute, à une grande efficacité. Bien qu’il fût difficile d’apprécier la
performance des différentes cellules, tant en ce qui a trait à la formation,
qu’à la mise en œuvre des activités politiques, la croyance commune voulait que
la cellule Alpha porte bien son nom, étant souvent à l’origine des orientations
de l’organisation.
Ce matin-là, Serge était en train de
déjeuner quand un lecteur de nouvelles de la radio gouvernementale, connu pour
son ton emphatique et sa grandiloquence, amorça la lecture du bulletin. Ce que
Serge entendit, d’entrée de jeu, lui fit avaler de travers. On venait d’arrêter
Paul Garceau. Il serait fortement compromis dans l’appel au soulèvement sur le
territoire national contre le gouvernement. D’ici quelques heures, d’autres
arrestations étaient à prévoir parmi ses complices éparpillés dans toutes les
régions du pays. Et faisant du zèle, il invitait la population à dénoncer ces
traîtres et ces terroristes qui travaillent à déstabiliser le gouvernement pour
instaurer un régime communiste.
Cette nouvelle fit sensation, pas
seulement dans les rangs des forces d’opposition renommées pour leurs activités
militantes, mais aussi dans les milieux gouvernementaux. Car Paul Garceau
n’était nul autre que le frère du colonel Garceau des forces de sécurité du
palais national. Dans les heures qui suivirent, différentes interprétations de
l’événement circulaient dans la population. On y voyait la preuve que le
militaire jouait sur deux tableaux et on se servait de l’incident, pour expliquer
rétrospectivement certains de ses comportements qui paraissaient ambigus, ou
qui ressortaient peu à sa fonction première d’assurer la sécurité du président.
D’aucuns avançaient même, qu’il était communiste et qu’il n’attendait que le
moment propice pour se manifester. Ces interprétations émanaient généralement
des milieux gouvernementaux.
D’autres interprétations préféraient voir Paul
Garceau comme un espion à la solde du gouvernement et qui noyautait les forces
d’opposition. Dans cette approche, tous les militants étaient déjà fichés, et
il n’était que d’attendre le couperet de la répression qui allait tomber à
l’occasion de la grande fête commémorative. Dans toutes les villes du pays, un
vent glacial agita les forces d’opposition dont les rangs, par endroits,
commençaient à être clairsemés en faveur du maquis de l’arrière-pays.
À l’instar
de beaucoup de ses amis militants, Serge était frappé de stupeur devant la
tempête qui venait de s’abattre sur son organisation. Comme tout le monde, il
avait entendu les différentes interprétations de l’événement, et il avait peine
à croire que Paul, son ami qu’il admirait, fût un espion. Néanmoins, en vue de
faire face aux circonstances politiques, il avait compris qu’il convenait
d’affronter la réalité et envisager l’invraisemblable ou l’irrémédiable.
En homme
efficace, il ne perdait pas son temps à épiloguer sur les interprétations
gouvernementales, sauf pour tirer des conclusions sur leurs points de vue. Il
s’attachait plutôt à disséquer les éléments de la conjoncture politique, à
partir de ce qui lui paraissait comme une affreuse alternative. Dans le premier
cas, soit Paul Garceau un espion du gouvernement, il lui semblait alors que les
jours d’une bonne partie des militants de son organisation étaient comptés.
S’ils n’allaient pas finir leurs jours en prison, ils risquaient, tout
bonnement, de prendre rendez-vous, avant longtemps, devant un peloton
d’exécution.
Dans le deuxième cas, soit Paul Garceau un militant
des forces d’opposition ayant fait l’objet d’une dénonciation. A moins de
circonstances improbables, il serait, dans ce cas, torturé pour lui faire
révéler les complices et tout ce qu’il savait de l’organisation. Il était
persuadé qu’en pareilles situations, même les plus courageux n’arrivent pas à
résister, longtemps, avant de craquer. Par conséquent, même avec Paul, c’était
inéluctable : il en viendrait, lui aussi, à livrer les informations qu’il
possédait et, d’abord, les noms de ses amis de cellule. Les choses lui
paraissaient claires de ce côté. Il lui restait à tirer les conclusions qui
s’imposaient, s’il espérait sauver sa peau.
A compter de
cette nouvelle, il décida de quitter le foyer parental et de disparaître dans
la nature. Auparavant, il écrivit un billet à l’adresse de Claudine qu’il formula
ainsi :
« Excuse-moi d’utiliser ce moyen pour t’informer de mon absence de
la ville pendant quelque temps. Je n’ai pas pu faire autrement. Dès mon retour
que j’espère le plus tôt possible, je tâcherai de rentrer en contact avec toi.
D’ici là,
essaie de bien te porter. Les événements devraient te permettre d’être
optimiste pour ton père. Je suis certain que tu auras de bonnes nouvelles à
m’apprendre à mon retour. »
Affectueusement
S.V
Après avoir sonné un homme de service pour livrer le
billet, il se ravisa par mesure de sécurité et crut préférable de le faire
lui-même, à la faveur du black-out qui tombait sur la ville. Quand, le
lendemain, Claudine trouva le parchemin, il était déjà dans un faubourg de la
périphérie de la ville, chez un ami-étudiant, dont le père exploitait, à l’orée
de la campagne, une petite entreprise agricole, pour le compte d’une société
financière. Il était éloigné de son domicile d’à peine quelques dizaines de
kilomètres, pourtant, il se sentait
tellement dépaysé, qu’il acquit très vite la certitude que jamais personne ne
viendrait l’y trouver et, encore moins, sous ses déguisements. Dorénavant, il
laissait pousser sa moustache, portait des verres et se croyait obligé de
s’affubler d’un chapeau quand il franchissait, vers la sortie, le seuil de la
demeure de son hôte. Ces précautions semblaient néanmoins superflues, car les
interactions avec les gens étaient plutôt rares, à part les ouvriers agricoles
qui venaient, le soir, réclamer leur salaire. Quelquefois, il se hasardait même
à aller en ville dans la fourgonnette de livraison des légumes. En pareille circonstance,
le militant en lui prenait un réel plaisir à passer incognito, à la barbe des tortionnaires du régime. Le soir, en
entendant caqueter les poules et les pintades et en voyant les vaches ruminer
philosophiquement à travers la haie de cactées qui séparait la maison de
l’exploitation maraîchère, il se fût laissé facilement envahir par le mythe du
paradis terrestre, s’il n’attendait à chaque instant que la radio livrât les
noms des compagnons de cellule de Paul et que la chasse aux rebelles et aux
traîtres pût commencer sur toute l’étendue du territoire. Voilà pourquoi,
parallèlement à ce refuge provisoire, il s’évertuera à quitter le pays au plus
vite.
C’est un matin que la bombe attendue éclata. Le
propagandiste officiel du gouvernement se rendait, très tôt, maître de
l’antenne pour annoncer au pays, l’anathème dans la bouche, que les complices
de Paul Garceau venaient d’être arrêtés, tout en citant des noms dans lesquels
Serge reconnaissait ses compagnons de cellule. L’espace de quelques secondes,
il sentit l’haleine froide de la mort. Pourtant, il n’entendit pas son nom. Il
eut alors l’impression d’être suspendu sur un gouffre par un fil. Était-ce une
erreur de lecture? Allait-on s’en rendre compte et revenir à l’antenne la
corriger? Pendant l’heure qui suivit,
toutes sortes d’idées farfelues lui passaient à l’esprit, avant de s’arrêter à
l’erreur comme la plus plausible. Mais le bulletin suivant, en plus de se
complaire dans une enflure verbale remplie d’imprécations, s’abstenait de
mentionner son nom. L’idée d’un silence voulu, stratégique, lui traversa
l’esprit, avant de s’imposer toute la journée comme une obsession. S’étant
aperçu de son absence à son domicile, se dit-il, les flics avaient-ils voulu
endormir sa vigilance et obtenir qu’il sorte de la clandestinité? Aussi, dès le
soir, prit-il la décision de renforcer ses précautions, en attendant l’occasion
de quitter le pays.
Mais avant de pouvoir mettre son projet à exécution,
il devait assister, de son refuge, à un tapage médiatique, sans précédent, sur
les crimes de ses amis. Cela devait se poursuivre même après leur exécution
publique. Le jour venu, on les avait amenés sur les lieux désignés. Un héraut
avait lu l’acte d’accusation, soulignant avec emphase, la gravité des crimes et
leur condamnation à la peine capitale. Puis, il leur avait intimé l’ordre de
crier : vive le président de la république! Devant leur refus
d’obtempérer, après avoir bandé leurs yeux, un officier avait commandé :
feu! Sur quoi, deux salves successives, par une demi-douzaine de soldats
conscrits pour la circonstance, avaient rapidement coupé le fil de leur vie.
Tombés l’un sur l’autre dans ce coin de la place
publique, ils ont été emportés une quinzaine de minutes plus tard. On apprendra
par la suite que ce le fut par erreur, car il était prévu qu’ils fussent
exposés, en ces lieux, pendant toute la journée, afin de servir d’exemples aux
autres opposants qui voudraient lever la tête.
Serge était littéralement terrassé par le sort
tragique de ses amis de cellule. Il avait toujours envisagé le pire dans son
système théorique. Mais quand le pire survenait, il n’était pas moins
surprenant et inacceptable. Ces moments lui étaient d’autant plus éprouvants,
qu’à part son hôte très peu au fait de ses différentes appartenances et avec
qui il se devait d’être prudent, il ne pouvait discuter de la situation avec
personne.
Il se
souvenait des rares moments où il lui était arrivé de discuter d’autre chose
que de stratégie politique et de militantisme avec ses amis. C’était un peu avant
Noël de l’année précédente. Il avait alors appris que le père de Martin, car
c’était le nom de l’un d’eux, était mort dans des circonstances étranges,
probablement victime de la répression des Tontons macoutes et qu’il vivait avec sa mère et sa petite sœur. Il lui
avait alors montré leur photo et, sans le lui dire, Serge avait reconnu la
femme que ses parents aidaient depuis la mort de son mari et qui mettait
beaucoup d’espoir dans la réussite de son fils. Après son diplôme de Normale
Sup, il venait juste de commencer la carrière d’enseignant dans un collège.
Il se souvenait également de Carl qu’on
surnommait Josélito à cause de sa belle voix. Il était toujours en train de
fredonner quelque chose. Cela lui donnait un petit air frivole malgré qu’il fût,
d’une certaine façon, le plus sérieux des trois. Et aussi le plus efficace,
dans un certain sens, parce que moins
susceptible d’être soupçonné de militantisme anti-gouvernemental, à cause de
son air candide et bon enfant. Lui aussi était l’espoir de ses parents parce
qu’ils n’en avaient pas d’autres. Ses deux aînés étaient morts, l’un en bas
âge, l’autre d’un accident de circulation, il y a quelques années.
Quant à Jean-Pierre que les amis
appelaient Maître pour le taquiner, parce que devenu récemment un membre du
barreau, il n’avait de rapports que sporadiquement avec ses parents qui
vivaient en province, dans le Nord du pays. Sous des dehors rébarbatifs et, un
tantinet, hargneux, il cachait la sensibilité la plus affinée. Cela se
traduisait dans des poèmes de belle facture, que Serge se plaisait à lire à
l’occasion, et dont il encourageait la publication. Au moment de son exécution,
Jean-Pierre en était venu à cette décision et avait chargé Serge de prendre
contact avec une maison d’édition.
Voilà plus d’un an que cette rencontre
avait eu lieu. Pourtant, l’image rémanente de cette journée, comme si elle
était prédestinée à faire date dans leur vie ainsi que dans la sienne, s’était
incrustée dans sa mémoire jusqu’aux moindres détails. C’était la première fois
qu’on voyait rire Jean-Pierre aux éclats, et on ne se serait jamais douté que
c’était la dernière.
Pendant tout le temps que défilaient ces
souvenirs, Serge se laissait envahir par une impression étrange, jusqu’au
moment où il se rendit compte, qu’elle était liée à l’image de Paul Garceau.
Comment se fait-il qu’il ne soit pas exécuté avec les autres? Étant donné qu’il
est le premier à avoir été arrêté, a-t-il été passé par les armes avant les
autres? Pendant toute la soirée, il demeurait dans l’obsession de ce sujet,
guettant les nouvelles à la radio pour avoir un peu plus d’informations.
En attendant, ne sachant quelle
explication donner de la situation, il regrettait de n’avoir pu se rendre à la
dernière rencontre prévue avec lui. N’était-ce ce contretemps, peut-être
aurait-il eu, aujourd’hui, les clés pour comprendre ce qui lui paraissait comme
une énigme. Peut-être aussi, en serait-il sorti requinqué, comme naguère, à
chacune de leurs rencontres.
Dans l’incertitude, et puisqu’il fallait
se faire une raison, il se laissait aller, comme d’habitude, à des arguments
logiques; il se disait que la situation, quelle qu’elle fût, ne pouvait
ressortir qu’à deux possibilités. Ou bien Paul est en vie ; mais dans ce
cas, comment cela pouvait-il être possible après avoir été arrêté et reconnu,
il en était certain, comme le moteur des actions subversives? Ou bien il a été
exécuté, probablement avant les autres; alors pourquoi n’en parlait-on pas,
s’acharnant sur le « trio de vipères »que tout le monde identifiait
comme étant Martin, Carl et Jean-Pierre? Et encore une fois, que faut-il penser
du silence sur sa personne, comme s’il n’avait pas toujours fait les coups avec
ses camarades ou même n’avait jamais existé?
En se couchant cette nuit-là dans des
appréhensions que dramatisait l’obscurité totale tombant sur la campagne, Serge
se promettait plus de vigilance pour les jours à venir, en attendant de pouvoir
débrouiller l’écheveau politique. Pour commencer, pendant quelques jours, il
s’abstiendra de sortir des limites de la ferme, pour éviter de s’exposer
inutilement pendant la période de nervosité populaire. Au cas où il serait
recherché, il ne voudrait pas que sa présence inaccoutumée sur les lieux,
suscite des interrogations de la part des passants. Il avait beau être grimé et
offrir à la vue, des attributs qui ne lui étaient pas naturels, il n’était pas
moins un personnage nouveau dans ce décor champêtre.
Quand il se réveilla le lendemain matin au
chant d’un coq, il eut du mal à se rendormir malgré des efforts en ce sens. De
guerre lasse, il essaya de reprendre la lecture d’un texte d’économie politique
commencé la veille. Ne pouvant avoir la concentration nécessaire, il déposa le
texte et alla prendre position sur un petit promontoire du jardin, d’où il
pourrait assister au lever du soleil. Cela ne devait pas tarder, car l’horizon
était déjà rougeoyant, comme si l’Orient
tout entier était en flammes, dont la lueur fulgurante faisait resplendir les
arbres encore chargés de rosée. Et sans qu’il sût par quelles associations de
son cerveau son esprit se porta sur
Claudine, il essaya, à l’instant même,
de s’imaginer sa situation psychologique et ses activités. Avait-elle
bien reçu son billet et quelles réactions cela avait-il suscité? Son père
avait-il été libéré comme il l’avait laissé entendre à mots couverts? Y a-t-il
des interprétations de sa disparition et de quelle nature? Devant ces questions
qui lui trottaient dans la tête, il se promettait, dès que la période
d’effervescence politique commencerait à se calmer, de prendre les moyens pour
communiquer avec Claudine. Mais les événements devaient le forcer à attendre
plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu.
CHAPITRE IV
Depuis quelque temps, la fièvre des
milieux gouvernementaux et de leurs bras répressifs avait encore grimpé. Comme
toujours, cela se traduisait par des diatribes enflammées à la radio
gouvernementale contre les apatrides qui, de l’étranger, fomentaient des
troubles à l’intérieur du territoire national. Les nouvelles de débarquement
des groupes d’opposants armés, prêts à livrer une guerre de guérilla afin de
renverser le gouvernement en avaient, en grande partie, précipité les
symptômes. Depuis que l’aventure désespérée de Fidel Castro et de ses
comparses, de la campagne mexicaine à la Sierra
Maestra avait abouti à la chute de la dictature
de Batista, plus personne en Amérique latine et dans les Antilles ne prenait à
la légère des équipées militaires que, dans un autre temps, on percevrait comme
des rodomontades de jeunes en mal d’activités, qu’une simple opération de
police suffirait à enrayer. Au contraire, dans la plupart des capitales des
pays concernés, on assistait à l’époque, à une vraie paranoïa dans les
officines du pouvoir. C’était le cas en Haïti que la grandiloquence des
discours n’arrivait pas à masquer. Sur toutes les routes défoncées du pays, en
des endroits stratégiques, la fouille des individus et des bagages était
devenue la règle. L’époque était heureuse pour les Tontons macoutes qui faisaient du zèle afin d’afficher leur pouvoir, en
croyant prendre leur revanche sur le destin. Dans cette conjoncture, l’individu
hésitait longuement avant de s’éloigner de sa résidence et de son théâtre
d’opération. Car tout étranger rencontré dans l’arrière-pays, fût-il un
ressortissant du pays même, était nécessairement suspect. Et quand cette
situation se présentait dans des zones de débarquement plus sensibles, comme le
Nord-Est ou le Sud-Ouest du territoire national, ces suspects
devenaient objectivement
des coupables qui payaient de leur liberté ou de leur vie, de s’être trouvés en
ces lieux en de mauvais moments. En ces périodes d’agitation générale, il ne
faisait pas bon de rencontrer un Tonton Macoute
en exhibant une barbe de plusieurs jours, à la manière des barbudos, ou d’avoir en main un livre sur le cubisme, sous peine
d’être accusé de parti pris en faveur de
Cuba ou de l’idéologie castriste.
C’est pourtant en ces moments troublés,
que Serge s’était trouvé dans l’obligation de quitter son refuge. La décision
avait été prise rapidement, car depuis une semaine, un poste de police avait
été ouvert, non loin de la ferme. Il ne croyait pas que la présence des flics
avait un lien avec son séjour en ce
lieu, mais il ne pouvait pas les supporter dans son dos, comme il disait. Rien
qu’à cette pensée, il avait de l’urticaire. Il avait cru récemment que sa
prochaine mission consisterait à essayer de reprendre contact avec Claudine,
connaître les nouvelles de sa famille et l’informer des siennes, mais voilà, il
devra écarter cette préoccupation pour donner la priorité à quelque chose de
plus urgent où il était question de sa propre sécurité.
Muni de vêtements féminins et d’un
nécessaire de toilette approprié, il s’était éclipsé, non sans avoir laissé un
billet à son hôte, lui apprenant son départ.
Ainsi attifé, il se dirigea à la gare,
d’où il s’embarqua à destination d’un village du Sud-Ouest où il avait des
parents. Le soleil était au zénith quand la camionnette s’ébranla. Comme
d’habitude, on avait accepté deux fois plus de passagers que le véhicule n’en
pouvait contenir. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait l’expérience
d’une telle promiscuité en voyageant, mais en raison de la fausseté de son
personnage, l’impression d’inconfort s’était maximisée. En même temps, il
devenait obsédé par une préoccupation : qu’adviendrait-il si des Tontons
Macoutes zélés ou libidineux se
mettaient à rechercher de la dynamite dans les soutiens-gorge?
Quand la camionnette s’arrêta, quinze
minutes plus tard, au premier des cinq postes établis sur la route, tout le
monde dut descendre pour la fouille. C’est à ce moment qu’il aperçut la
présence parmi les passagers de Jules Castel, un ami du lycée perdu de vue
depuis longtemps. En dépit de ses appréhensions, il passa sans encombre le
barrage policier pour se retrouver, néanmoins, avec un problème qu’il était
loin d’avoir envisagé. L’ami aperçu le poursuivait de ses prévenances, allant
jusqu’à proposer à sa voisine de siège de changer de place avec lui.
Qu’aurait-il fait si elle avait accepté?
Pendant tout le reste du voyage, il était
colleté à ces deux préoccupations : passer incognito auprès des policiers et maintenir l’ami à distance qui
semblait vouloir se rapprocher de lui. Après avoir fait l’expérience du premier
barrage routier, il avait tendance à conclure que les empressements de Jules
l’effrayaient davantage, jusqu’à ce qu’il parvînt au deuxième poste installé à
une trentaine de kilomètres de la capitale. Il était très affecté quand il vit
la façon dont on s’y prenait pour le contrôle policier. Les voyageurs étaient
répartis selon le sexe et une policière, couramment appelée Fillette Lalo, avait la responsabilité des femmes. A-t-elle senti le besoin
de compenser sa fragilité naturelle par une dose d’agressivité particulière? Y
a-t-il plutôt un déterminisme d’un autre ordre qui pousse les femmes, aux commandes des forces de répression, à
être plus féroces dans leur application? Toujours est-il qu’elle mettait un
zèle beaucoup plus inquisiteur dans son travail, et se montrait plus
rébarbative et plus hargneuse qu’aucun de ses deux collègues masculins. Non
contente de fouiller les bagages, elle faisait des attouchements sous les bras
et autour des reins pour vérifier, si par hasard, les voyageuses n’étaient
porteuses d’armes à feu. Serge eut la peur de sa vie de la voir farfouiller
partout. D’autant qu’il venait d’apprendre par la rumeur dans la cour du poste,
qu’à l’aube ce matin-là, une femme avait été surprise subtilisant dans son
soutien-gorge, une arme de poing qu’elle portait préalablement dans son sac à
main.
Quand la camionnette put quitter les lieux,
une trentaine de minutes plus tard, il savait qu’il n’était pas au bout de ses
appréhensions. De fait, le reste du trajet devait se dérouler dans le même
climat d’incertitude qu’auparavant. Cela oscillait entre la crainte des Tontons macoutes toujours à l’affût des
occasions de manifester leur pouvoir et celle générée par la proximité de
Jules, très entiché de Serge, dans son déguisement de jeune fille.
C’est finalement l’arrivée à destination
qui mit fin au cauchemar de Serge. Parvenu chez son oncle, beaucoup de gens
heureux de le revoir, ne marquaient pas moins leur étonnement de l’y retrouver
à cette époque de l’année. Habitués à le rencontrer lors des vacances d’été, sa
présence jurait, en quelque sorte, avec le paysage et justifiait toutes sortes
de questions sur ses activités, ce qui ne lui laissait pas le choix de
falsifier la vérité. Pourtant, il n’était pas au bout de son inconfort moral.
Cela avait commencé quand la nouvelle de sa présence dans la région était
parvenue aux oreilles de quelques amis du lycée, parmi lesquels, curieusement, Jules Castel.
Ces derniers s’étaient mis en tête de lui faire une belle surprise en venant le
voir, loin de deviner l’émoi que l’initiative allait susciter, tant chez Serge
et son hôte, qu’auprès de la gent policière du village. Croyant avoir été mis
sur la piste de militants communistes en cavale, pour échapper aux actions
gouvernementales, pendant les deux ou trois jours que le groupe passait avec
Serge, les Tontons macoutes, une fois
la nuit tombée, assiégeaient la maison afin de recueillir des preuves de leurs
méfaits. Rivalisant d’audace jusqu’à grimper sur des arbres qui surplombaient
la maison pour être mieux à l’affût, on ne tarda pas à les démasquer tout en
veillant à ce qu’ils ne s’aperçussent de rien. Ce qui permit à Serge et à ses
amis de les fourvoyer, par un discours qui prenait le contre-pied de ce qu’ils
voulaient entendre. Malgré tout, ils croyaient plus prudent de déguerpir et, la
nuit même, ils s’en retournèrent clandestinement.
Malgré la précarité psychologique des
moments qu’il vivait, Serge s’était beaucoup amusé de la présence de Jules. Il
eût aimé lui dire que cette jeune fille qui l’attirait n’était autre que
lui-même, mais ses besoins de sécurité étaient de beaucoup plus importants que
le plaisir de se payer une pinte de bon sang aux dépens de son ami. Et à chaque
fois que l’envie de se démasquer le démangeait, il trouvait toujours ce qu’il
fallait pour se contrôler jusqu’au départ du groupe.
Mais les Tontons macoutes n’allaient pas faire face à la situation sans réagir.
S’estimant avoir été bernés et lésés du départ des visiteurs, à leur insu, ils
en imputaient la responsabilité à Serge, qu’ils s’étaient mis à surveiller très
étroitement, lui envoyant des espions pour lui faire la conversation sur les
situations d’actualité, histoire de le porter à se compromettre. Serge,
flairant la manœuvre, s’était donné le plaisir de jouer avec leurs émissaires,
comme le chat avec la souris, feignant parfois d’avoir des choses
compromettantes à raconter et ne s’arrêtant, de justesse, qu’à la dernière
minute, au grand dam de ses interlocuteurs suspendus à ses lèvres.
Un après-midi où il était prévu que le
président ferait un discours à la nation, à l’occasion d’un événement de nature
civile, les deux émissaires s’étaient arrangés pour en écouter la radiodiffusion en sa compagnie,
appâtant Serge de commentaires peu bienveillants à l’endroit de la politique
gouvernementale tout au long du
discours. Serge se délectait de leur manque de subtilité. Il prenait alors
plaisir à les embrouiller par des commentaires philosophiques et hermétiques
auxquels ils ne comprenaient rien. Et quand il en avait assez de les
désarçonner, il se mettait à chanter sur tous les tons les louanges à la gloire
du gouvernement devant leurs yeux ébahis, ne percevant pas la part d’ironie
mordante qu’il y avait dans les attitudes et le discours.
Pourtant, curieusement, cette parade aux
yeux des commanditaires de l’opération, n’avait pas atténué leur soupçon. Au
contraire, elle n’avait fait que les affermir dans l’idée qu’il était
communiste et donc coupable. Aussi n’attendraient-ils que le feu vert des autorités du district pour l’arrêter.
Dans leur esprit, seul un communiste pouvait avoir un esprit aussi retors et
tortueux. A travers la phraséologie politique de l’époque, ils se faisaient une
conception diabolique de ces militants qu’ils voyaient toujours une arme au
poing ou en bandoulière, quand ce n’était pas un couteau entre les dents, prêts
à égorger le plus de monde possible, pour étendre leur emprise sur la
population.
Conscient du contexte qui mettait sa
présence en relief, Serge crut encore plus sage de se fondre dans la foule à la
capitale, plutôt que d’en être éloigné dans ces conditions. C’est sur la base
d’une telle prémisse qu’il prit la décision de quitter la région, à la
satisfaction de son oncle qui commençait à sentir la soupe chaude.
Il se fit le même déguisement au retour
qu’à l’aller, à quelques détails près. Ainsi attifé, il choisit un matin, à l’aube,
pour déguerpir par un camion de marchandises qui s’en allait à la capitale.
Tout au long de la route, il n’arrêtait pas de penser à la tête que feraient
les Tontons macoutes lorsqu’ils
s’apercevraient que l’oiseau s’était envolé. Si son oncle était plus jeune, ils
eussent tenté de s’en prendre à lui de leur échec, mais il doutait qu’ils le
fissent, en raison de son grand âge et de sa réputation d’intégrité dans toute
la région.
Serge s’attendait à ce que les fouilles
fussent plus expéditives durant le voyage de retour, mais il n’avait pas tenu
compte que, du point de vue de la sécurité du gouvernement, rentrer à la
capitale comportait plus de risques que d’en sortir. Aussi les flics des
avant-postes lui parurent-ils tout à fait au diapason de cette situation. Non
contents de le fouiller, ils le dévisageaient comme s’ils se doutaient de
quelque chose à son sujet. A deux occasions, le policier de garde se croyait
obligé d’aller vérifier dans un fichier à l’intérieur. Y aurait-il quelqu’un de
recherché qui lui ressemblait? Et après avoir passé cette étape de l’examen, il
lui fallait décliner son âge, le but de son voyage et son adresse. Il ne
s’attendait pas à cette dernière question et s’était contenté d’intervertir
l’ordre des chiffres de l’adresse de ses parents.
Tout cela le rappelait à la précarité de
sa situation. Où allait-il demeurer à la capitale? Estimant que la poussière
commençait à tomber depuis son départ, il eut envie de retourner chez ses
parents, mais après avoir considéré cette éventualité pendant de longues
minutes, il convint qu’une telle décision serait imprudente. S’il est vrai
qu’on avait essayé d’endormir sa vigilance afin qu’il pût reparaître, ne
s’apprêtait-il pas à se jeter dans la gueule du loup, en annihilant d’un seul coup,
les sacrifices de toutes sortes qu’il s’était imposé depuis plusieurs semaines?
Serge pouvait être téméraire mais il n’était pas stupide. Il comprit que le
meilleur gage à la sagesse consistait à analyser, d’abord, la situation
politique, avant de changer quoi que ce soit à sa cuirasse de sécurité. Si la
conjoncture le permettait, il serait toujours temps de réintégrer la demeure
familiale. Par conséquent, il importait, pendant un certain temps, de trouver un autre refuge. La seule concession
qu’il se permit, c’était de s’arranger pour apporter lui-même un billet à
Claudine, aussitôt que la nuit serait descendue sur la ville. En attendant,
assis sur un banc dans un petit parc attenant à une église, il écrivit :
Chère Claudine
Mon absence devant se prolonger plus que
prévu, j’ai pris la liberté de t’écrire ce petit mot. Ironiquement, c’est le
désir d’avoir de tes nouvelles qui l’a justifié, pourtant, je ne réussirai qu’à
t’informer des miennes. Je suppose que ton père a été relâché et que tu as
cessé de vivre dans l’angoisse. Je suis heureux autant pour lui que pour toi.
En ce qui me concerne, tout va bien. J’ai
seulement hâte d’être parmi les miens afin de reprendre une vie normale. A
défaut d’être en chair et en os avec les parents et les amis, je suis
constamment avec eux par la pensée. Ce n’est pas peu d’avoir redécouvert, à
cette occasion, combien la pensée confère à l’homme une place unique dans la
création.
Le
jour où l’on pourra se voir, on aura tant de choses à se dire… Plaise au ciel
que cela ne se fasse pas trop attendre! D’ici là, ne manque pas de me rappeler
au souvenir de ton père que j’ai hâte de revoir et de l’entendre évoquer ses
aventures, pour dire le moins.
Je te souhaite d’être
toujours la même et de penser à moi quelquefois. Je n’ai pas besoin de te dire
que j’applique depuis longtemps la maxime : fais à autrui ce que tu veux
qu’il te fasse.
Affectueusement
S.V
CHAPITRE V
Quand Claudine reçut le premier billet qui
l’informait de l’absence de Serge en ville, sans être particulièrement
superstitieuse, elle y voyait un signe du destin : elle s’apprêtait
justement à prendre les moyens pour clarifier l’état de ses rapports avec lui.
Y avait-il une force occulte qui empêchait leur rencontre? Fallait-il y voir un
objectif qui devait être gagné de haute lutte par la persévérance et la
détermination? Parce que cette alternative plaisait mieux à son cœur, elle s’y
était accrochée, en se fortifiant à la pensée que c’était le sort de certains
êtres, d’être constamment mis à l’épreuve, en vue de destins exemplaires. Il
est vrai qu’elle pensait surtout à Serge qui lui avait toujours inspiré des
idées de grandeur et de courage devant servir, elle en était certaine, à des
fins dont la raison lui échappait.
Pas une minute, elle ne se doutait que
l’absence de Serge pouvait provenir de raisons politiques. En écartant d’emblée
cet ordre de causes parce qu’elle n’y pensait tout simplement pas, elle se
trouvait devant le vide complet. Pour quelles raisons Serge a-t-il dû quitter
si précipitamment la ville? Cette question, elle ne sait combien de fois elle
se l’était posée. Elle avait cessé de tourner en rond en se la posant,
seulement après la libération de son père. Ce dernier, en ébauchant l’hypothèse
d’une raison politique, l’avait fortement incrustée dans la tête de sa fille.
Mais ce qui la déroutait singulièrement, si l’hypothèse était plausible, c’est
qu’il semblait lier, ainsi que l’atteste son billet, le retour de son père à sa
descente dans la clandestinité, comme s’il y avait une relation étroite entre
celle-ci et celui-là. L’idée lui paraissait si grosse de conséquence, qu’elle
avait peur de la serrer de trop près, d’avance effrayée de ce qui pourrait en
sortir. C’est d’ailleurs pourquoi, elle réprima le désir de montrer le billet à
son père, préférant en parler à Serge lui-même. A défaut de pouvoir le faire
tout de suite, elle espérait que l’occasion lui serait donnée avant longtemps.
Voilà pourquoi, chaque soir, elle ne manquait jamais d’inspecter ce coin de la
véranda où il avait déposé le billet. Quelquefois même, il lui arrivait de
patienter dans la pénombre, comme si d’un moment à d’autre, quelque chose
allait survenir. Vu que la chaleur était souvent suffocante à l’intérieur, M.
Saint-Pierre croyait qu’elle préférait passer toute la soirée à prendre de
l’air sur la véranda. Il déplorait qu’elle se fût tant plue à rester si
longtemps dans cette relative obscurité.
Un soir pourtant, alors qu’elle commençait
à s’assoupir, elle entendit un petit bruit sec, juste au moment où elle crut
voir une silhouette imprécise, dans le champ de sa vision. Automatiquement,
elle cria : Serge! A quoi la silhouette répondit : Claudine! Par un
élan impétueux monté des profondeurs de leur être, chacun s’était lancé à la
rencontre de l’autre, comme si le geste allait de soi, entre deux personnes qui
s’aimaient et qui étaient séparés depuis longtemps. Après une étreinte
chaleureuse pendant un long moment, ils étaient sortis sidérés de ce que leur
corps et leur cœur avaient parlé de ce sur quoi chacun gardait silence encore.
C’est seulement à ce moment-là, que Claudine commençait à comprendre que Serge
était déguisé. L’instant d’après, il entreprit d’expliquer les raisons de ce
déguisement, la mort qu’il avait touché de près, puisque ses camarades-militants
avaient été exécutés, le silence qui avait été fait sur sa participation aux
activités politiques, pour le porter à sortir de la clandestinité, et le risque
d’exécution qu’il courait à réapparaître en public.
-Mais, dit
Claudine, dois-je comprendre que tu fais partie de ceux qui étaient à l’origine
de l’accusation de mon père et de son exécution certaine, si les circonstances
n’avaient permis de le disculper?
-Permets que je
te corrige, répartit Serge. Nous sommes des militants. Nous avions agi pour
soulever la population et renverser le gouvernement pour le bien du peuple. Ce
n’est pas de notre faute si certaines de nos activités ont été imputées à ton
père. J’en étais très conscient et c’est pour cette raison que j’ai essayé de
contribuer à sa libération.
-xcuse-moi de
mes propos dont la formulation laisse effectivement à désirer. Ce que j’y ai
mis, c’est l’étonnement de te retrouver, toi Serge, dans une équipée qui s’est
soldée par l’arrestation de mon père, et qui aurait risqué de se concrétiser
par son exécution.
-C’est en quoi
le destin se montre parfois ironique et cruel et sur lequel, malheureusement,
nous ne pouvons rien.
-Il y a aussi
quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer, dit Claudine. Tu laisses
entendre qu’on a fait silence sur ta participation aux activités subversives
pour te porter à sortir de la clandestinité. Cela ne colle pas avec ce que nous
avons appris de l’événement intervenu avant
l’exécution des militants.
-Qu’en sais-tu? En as-tu des renseignements? Vite,
dis-le-moi.
-Nous savons de source très sûre comment les événements
se sont enchaînés. Paul Garceau a été dénoncé au palais, en rapport avec le
mouvement de subversion qui était mené, depuis quelque temps, contre le
gouvernement. En principe, comme les autres, il aurait dû passer par les armes.
Mais à cause de son frère qui est l’artisan de la sécurité du palais et en qui
le président a entièrement confiance, ce dernier a voulu lui donner une chance,
à condition qu’il livre les autres membres de sa cellule. Il ne s’était pas
fait prier pour mentionner les militants qui ont été exécutés. Le major
Perceval qui était présent lors de l’entrevue avec le président, n’avait
entendu que les noms de ceux qui sont passés devant le peloton d’exécution. Si
tu faisais partie de cette cellule, d’évidence, Garceau avait voulu te
protéger.
Serge n’avait pas eu de mal à croire à
cette interprétation. Elle permettait de comprendre certaines attitudes et
lacunes qui lui apparaissaient énigmatiques. Avec cette interprétation, tout
rentrait dans l’ordre. Néanmoins, il ne comprenait toujours pas pourquoi Paul a
eu cette attitude qui l’a sauvé.
Bien entendu, il était, de tous les
camarades, celui qui admirait le plus Paul pour son intelligence et ses
profondes connaissances. Il aimait voir à l’œuvre ses capacités d’analyse et de
raisonnement ou le spectacle de son esprit caustique, quand il voulait bien se
donner libre cours, dans la critique de l’actualité politique si riche, à
l’époque, de toutes les vicissitudes de la vie nationale. L’ambiance alors
était au vitriol et au gaz carbonique. Y avait-il alors dans ses yeux une
flamme d’admiration qui flattait l’amour-propre de son ami? Ce dernier
aimait-il se mirer dans le miroir qu’inconsciemment il lui renvoyait de
lui-même? Probablement à cause de cela, il crut avoir été, rétrospectivement,
celui dont il recherchait le plus la compagnie. Il se souvient même de lui
avoir entendu dire qu’ils étaient de la même famille d’esprit. Était-ce pour
cette raison? Il lui arrivait quelquefois de lui soumettre, avant les autres,
certaines de ses hypothèses de travail. Mais cela suffisait-il pour expliquer
qu’il n’ait pas voulu l’envoyer à l’abattoir?
Si l’interprétation de Claudine s’avérait
vraie, Serge était sensible à la situation difficile qu’avait dû confronter
Paul devant l’ultimatum du président, mais il n’arrivait quand même pas à
digérer, qu’il n’ait pas trouvé d’autre alternative que de livrer ses camarades militants à la vindicte
gouvernementale, sachant, sans l’ombre d’un doute, qu’il les condamnait à mort.
Il y avait là un geste qui était aux antipodes des idéaux humanistes et de
l’esprit de solidarité qu’ils avaient
développé dans le cadre de la cellule Alpha. Passe encore s’il avait été soumis
à la torture! Mais si les renseignements de Claudine sont exacts, ce n’était
évidemment pas le cas. Par conséquent, il y avait dans le comportement de son ami quelque chose qui
ressemblait à une trahison et qui le marquait profondément. Il faisait face à
une sorte d’oximore, tout à fait à l’écart de l’idée qu’il avait de lui. A la
limite, il croyait qu’il aurait dû risquer la mort lui-même, plutôt que d’être
celui par qui la peine de mort avait été servie aux autres. Et il se jurait de
ne pas manquer de le lui faire savoir, lorsqu’il aura l’occasion de le
rencontrer sur son chemin.
Perdu dans ses pensées sombres et engoncé
dans son accoutrement surréaliste, que l’habitude de l’obscurité finit par bien
faire ressortir, c’est finalement Claudine qui le rappelait à lui-même, en lui
faisant prendre conscience que, désormais, son déguisement n’avait plus de
raison d’être. Et alliant le geste à la parole, elle monta, dare-dare, dans la
chambre de son père lui chercher des vêtements plus appropriés.
En dépit de ce qu’il venait d’entendre,
c’est avec beaucoup de réticence qu’il se dépouilla de ses vêtements féminins.
Il lui sembla qu’en les quittant pour se rendre, tout à l’heure, chez ses
parents, il allait se rendre vulnérable.
Mais parce qu’il était ambivalent, il se laissa influencer par Claudine
et enfila les vêtements de son père, lesquels, curieusement, lui allaient à
merveille. La tête pleine d’idées qui s’entrechoquaient, il s’apprêta à partir
quand Claudine l’arrêta d’une main ferme par la manche.
-Tu ne
partiras pas d’ici, avant que tu ne m’aies juré, de renoncer à tes activités
dans l’organisation, ou à toute activité susceptible de mettre ta vie en
danger.
Jusqu’à ce moment, Serge n’avait pas
réfléchi à sa situation de militant et à l’orientation qu’elle pourrait prendre
dans l’avenir. Il savait depuis longtemps qu’il s’adonnait à une activité
dangereuse, au bout de laquelle, il risquait de trouver la mort. C’est la
raison pour laquelle, il avait réduit au minimum, les conséquences qui
s’ensuivraient, au cas où il tomberait en cours de route. Son refus, d’avoir
des liens sentimentaux trop étroits, faisait partie des conditions de sa vie de
militant. Le prix à payer était élevé, mais il l’estimait à la mesure des
changements auxquels il avait rêvé, pour son pays. Pour lui, c’était la valeur
suprême qui justifiait tous les sacrifices et toutes les abnégations. C’est en
référence à cette valeur que toute sa formation avait été orientée. Depuis cinq
ans, en dehors des lectures commandées par ses cours à l’université, c’est dans
les ouvrages de philosophie, d’économie ou de sciences politiques, qu’il
consacrait l’essentiel de ses lectures, toujours dans le même souci de trouver
des outils, permettant de mettre son pays sur les rails de la modernité.
Plus souvent qu’autrement, il lui arrivait
de rêver aux lendemains qui chantent, quand les forces de la raison et du
progrès finiront par l’emporter sur celles de l’apathie et du défaitisme et
qu’au banquet de la vie, le plus grand nombre sera appelé. Il était conscient
également qu’il risquait de ne pas voir ce grand jour, mais il se voyait tomber
dans l’honneur, les armes à la main, pour ainsi dire. Jamais cependant, il
n’avait imaginé se buter à un obstacle comme la trahison. Il était agité par un
vif sentiment de dépit, perdant de vue que la trahison ne le concernait pas
personnellement et que les circonstances de sa commission, si elles ne la
justifiaient pas, n’en atténuaient pas moins la gravité. Aussi sorti de son
pesant silence, il répondit à Claudine :
-Je te le jure.
Là-dessus, le prenant par la main,
Claudine l’étreignit et l’accompagna vers la sortie de la véranda, agitée, elle
aussi, par des sentiments confus.
Qui eût cru, après la détermination
qu’elle avait prise de parler à Serge, après s’être rongée les freins à
attendre ce moment, qu’elle le verrait et s’abstiendrait de se livrer comme
prévu! Dans le silence des soirs d’attente,
elle avait même monté un scénario sans rien manquer de la mise en scène
appropriée. Elle se voyait dans toute la pusillanimité de sa situation, aborder
Serge sur ses sentiments à son égard. Après avoir longtemps hésité sur ce que
devrait être sa répartie, elle avait fini par imaginer un modèle de réaction
qui allierait une galanterie de gentilhomme qui ne voudrait, certainement, pas
être en reste par rapport à ses propres effusions. Quoi qu’il en soit de son
scénario, sa rencontre avec Serge, à ce niveau, avait été menée à bien et elle craignait
que ce ne fût autrement plus difficile dans la réalité.
Néanmoins, quand elle regardait par
l’autre bout de la lorgnette, sans même avoir dit un mot de tout le discours
enflammé qui montait de son cœur, elle avait tenu un langage qu’elle n’avait
pas cru possible, au plus fort de son ardeur sentimentale. Elle s’était laissée
porter par son élan enthousiaste jusqu’à étreindre Serge. Et de sentir un élan
équivalent, sinon supérieur de sa part, l’avait, en quelque sorte, réconciliée
avec elle-même de ses effusions audacieuses.
Mieux encore, elle avait obtenu qu’il lui
jure de renoncer à son militantisme dans l’organisation et à toute activité
pouvant mettre sa vie en danger. A quel titre pouvait-elle lui faire cette
demande et au nom de quoi avait-il consenti à lui donner sa parole? Se
pouvait-il qu’il ait juré sans prendre la mesure de ses engagements? S’en
était-il bien pénétré de la symbolique pour l’avenir de leur relation?
Malgré ces questions obsédantes, en
gagnant cette nuit-là sa chambre, elle se sentait plongée dans une joie
intense. Elle n’avait pas sommeil. En dépit de l’heure tardive, elle devait se
contraindre pour imposer silence à une mélodie qui montait des profondeurs de
sa mémoire. Elle l’avait apprise très jeune et voilà qu’elle affluait,
apparemment, sans raison sur ses lèvres, dans la ville endormie.
Elle ne savait pas qu’à cet instant, Serge
reprenait à peine ses sens dans la maison paternelle. Ayant égaré ses clés, il était entré sans
avoir eu à réveiller ses parents, par un truc qu’il était le seul à connaître.
Étendu sur son lit comme aux plus beaux jours, il avait du mal à se dégager des
émotions de la soirée. En rangeant plutôt dans son vestiaire les vêtements de
M. Saint-Pierre, par la force des choses, il s’était trouvé à passer en revue
l’enchaînement des faits. Au-delà des renseignements appris sur la situation
politique et qui le concernaient, il considérait que quelque chose de très
significatif était survenu entre Claudine et lui. Dans un certain sens, c’était
l’un des moments les plus intenses de sa vie. Jusqu’à présent, il avait
toujours pu résister aux pulsions qui le poussaient vers elle, mais ce soir, il
s’était passé quelque chose qui allait au-delà de sa volonté, une vague qu’il
n’avait pas été capable d’endiguer et qui l’avait submergé totalement. Il se
rendait compte également qu’il avait fait une expérience non anticipée.
Généralement, il avait un bon contrôle sur lui-même, mais ce soir, son système
de défense avait témoigné de sa faiblesse. Il s’était montré dans toute sa
vulnérabilité émotionnelle quand il avait vu Claudine et succombé à un élan qui
partait du tréfonds de son être à la rencontre du sien, avant de sentir leur
cœur battre au diapason.
Mais plus encore, il s’était engagé vis-à-vis
d’elle, à prendre une certaine distance avec ses activités antérieures,
c’est-à-dire, avec toutes choses qui pourraient mettre un fossé entre elle et
lui. Quel était le sens de cet engagement? Était-ce le dépit des mortifications
pour rien? La forme que prend l’instinct de survie, après avoir aperçu le
visage livide de la mort? Ou une réponse à l’appel lancinant de l’amour et du
désir? Longtemps après s’être couché, il se promenait de l’une à l’autre de ces
considérations, voyant sa part de vérité à chacune d’elles et trouvant
réconfortant, néanmoins, que l’alternative à ses activités politiques, fût la
liberté de laisser parler son cœur. A cet instant, c’est la seule chose à
laquelle il tenait. Non que ses autres préoccupations se fussent volatilisées comme
par magie, mais avec la déconfiture de son organisation, ses activités
basculaient dorénavant dans l’utopie.
Sa relation avec Claudine était d’un
autre type. Il sentait qu’il avait du pouvoir pour la construire, s’il voulait
bien se libérer des interférences de sa vie de militant. Auparavant, l’image de
Claudine s’était imposée à lui comme un adversaire de son idéal politique. Il
lui en avait presque voulu pour cela. Pourtant, elle avait raison. A quoi bon
d’être un militant exemplaire, porter le malheur de son pays dans sa tête et
dans son cœur, si l’on devait mourir exécuté à l’âge où les autres pensent à
bâtir leur vie? Ne convenait-il pas mieux de jouer de prudence, en prenant le
temps nécessaire pour réfléchir à la situation?
C’est sur ces pensées qu’il
s’assoupissait, pendant que l’horloge de la maison faisait retentir les deux
coups de ce matin précoce.
CHAPITRE VI
Paul Garceau était de ces hommes dont le
vrai contour était dessiné par les événements. S’il avait, le moindrement, un
sens moral, il aurait pu se contenter d’être un opportuniste. Néanmoins, ce
n’était pas le cas. Il s’apparentait davantage aux héros de Machiavel, du moins
pour les mécanismes psychologiques à la base de ses actions. Intelligent, il
avait une stratégie de caméléon qui illusionnait sur ses véritables idées,
dépendant des interlocuteurs. Chez lui brûlait du Julien Sorel, ou plus encore
du Rastignac, qui aurait grandi dans une société définie, bien sûr, par
l’étanchéité de ses classes sociales, mais caractérisée, par ailleurs, par la
dominante anarchique et répressive des institutions, de même que par la
violence et le cynisme des rapports sociaux.
A compter de sa rencontre avec le
président, il ne lui suffisait pas de livrer à la mort ses camarades de
cellule, il devenait aussi le conseiller de ce dernier dans sa lutte pour
démanteler les forces d’opposition.
De fait, pendant les mois qui suivirent,
le gouvernement marqua des points sur plusieurs fronts de lutte, détruisant une
bonne partie des maquis urbains et même de l’arrière-pays, en augmentant, comme
jamais auparavant, la population des prisons. Lorsqu’on sait que l’espérance de
vie de ces détenus, par tous les sévices qu’ils enduraient, était seulement de
quelques mois, quand ils n’étaient pas exécutés sur-le-champ, on peut seulement
avoir une idée du carnage qui s’opérait dans leur rang.
Pourtant, cette performance macabre
s’accompagnait d’une ascension très rapide de Garceau sur les marches du
pouvoir, en même temps qu’un changement de même nature de son standing. Du jour
au lendemain, le personnage devint une éminence grise, tout en faisant
ostentation d’un luxe spontané et insolent, aux yeux des rares qui restaient de
ses anciens camarades. Serge se rappelle, à cette époque, avoir eu beaucoup de
mal à retrouver dans son ami de naguère, celui qui aimait faire état d’une
remarque de Silone, l’ancien fondateur du parti communiste
italien : « Le gouvernement, disait-il, a un bras long et
l’autre court : le long sert à prendre et il arrive partout; le bras court
sert à donner et il n’atteint que les plus proches »
Non content d’afficher de tels
comportements, il se montrait arrogant et parfois cruel à l’endroit des
opposants qui lui tombaient sous la main. Dans une maison qu’il avait fait
construire sur les hauteurs de la ville, il avait aménagé au sous-sol, une demi-douzaine
de cellules devant recevoir, en détention, certains d’entre eux. Le
gouvernement fermait les yeux sur ce comportement chaotique de franc-tireur,
peut-être parce qu’il contribuait à l’efficacité dans la répression, mais aussi
parce qu’il n’était pas le premier à l’avoir adopté. Dans l’arrière-pays, des
barons du régime, très en vue, avaient, depuis longtemps, pris l’habitude de
garder des opposants politiques dans des prisons privées, sous prétexte que
leur démarche s’inscrivait dans le sens de la politique gouvernementale. A l’un
de ces opposants détenus qui osait réclamer, en ce qui le concerne,
l’application de la Charte
des Droits de l’Homme, Paul Garceau avait répondu par un ricanement
inextinguible et invité des hôtes, alors de passage, à se régaler avec lui de
la belle blague que son sous-sol pouvait inspirer. Sur quoi, il avait promis à
son détenu une prime de temps
pour lui avoir gratifié du
plaisir de son humour distingué.
Quand les frasques de Garceau arrivèrent
aux oreilles de Serge, il comprit que la décision qu’il avait prise, dans un
premier temps, de lui reprocher sa trahison, n’avait plus aucune raison d’être.
Le bonhomme avait, depuis longtemps, franchi le seuil moral où il pouvait faire
son profit d’un reproche, à supposer qu’il voulût l’entendre. Plus sûrement,
Serge le percevait comme hors d’atteinte, autrement que par les chemins de ses
intérêts politiques ou autres. Du coup, sa rencontre avec lui n’avait plus
aucune signification. Au contraire, quel que fût le sentiment à l’origine de l’oubli qui lui avait sauvé la
vie, il percevait Paul Garceau, dorénavant, comme quelqu’un qui pourrait
recouvrer la mémoire, pour l’envoyer à la mort. Aussi, non seulement ne
comptait-il plus lui reprocher sa trahison, mais se promettait-il, au
contraire, d’éviter les interactions avec lui.
Pendant longtemps, Serge se sentait coupable d’être passé à côté d’un
monstre, sans l’avoir vu comme il fallait. Il vivait cette expérience comme un
échec qui mettait en question, à ses yeux, ses propres capacités personnelles.
Comment avait-il pu porter en si haute estime un homme capable de tant de
bassesses et de vilenies? Un homme chez qui la voix de la conscience a été
oblitérée, à ce point, par celle du pouvoir et de la vanité?
C’est ce qu’il expliquait, ce soir-là à
Claudine. Cette dernière croyait pourtant avoir réussi à changer les idées de
Serge. Depuis quelques semaines, ils se rencontraient loin de ces
préoccupations. Ils s’étaient fait mutuellement des déclarations d’amour. Ils
avaient béni les jours merveilleux qui les avaient réunis dans les mêmes
sentiments et le même élan l’un vers l’autre. Pour la première fois, le ciel de
leurs relations semblait s’être éclairci pour les projets d’avenir. Mais le
retour de Serge à Garceau, comme à un leitmotiv, avait été une douche froide
pour Claudine. Et comme M Seguin à sa chèvre, elle lui avait demandé :
-Comment, tu n’es pas heureux avec moi?
-Je suis heureux et tu le sais Claudine, avait-il
dit. Mais la question n’était pas de
savoir si je suis heureux, mais si nous pouvons le rester, quand l’air que nous
respirons est toxique ; quand nous risquons, à tout moment, de perdre le
contrôle sur nos vies. J’aime beaucoup mon pays, mais je dois reconnaître que
la conjoncture n’est pas du tout favorable à des gens comme moi.
Le jour même, il lui fit part de son
projet d’aller aux États-Unis, le temps de laisser passer l’orage qui s’était
abattu sur son pays. Avant longtemps, il la ferait venir et ils se marieraient.
Cela ne devrait pas poser de problème, car il avait déjà la nationalité
étatsunienne. Il est né à New-York où sa mère était allée se faire soigner
pendant sa grossesse.
Claudine avait le cœur brisé devant cette
perspective. Sitôt que l’espoir commençait à naître, déjà le ciel
s’assombrissait. Plus que jamais, elle avait le sentiment d’être un frêle
esquif sur une mer démontée. Les rivages fleuris ne se montraient à elle à
l’horizon que pour en être, à chaque
fois, éloignés comme si une puissance maléfique et cruelle faisait d’elle et de
Serge le jouet maudit du destin. Cette nuit-là, après le départ de son ami,
elle pleura à chaudes larmes. Elle avait essayé de le dissuader de mettre son
projet à exécution, mais elle manquait de conviction. Avec ce qu’elle avait
appris au sujet de Paul Garceau, elle craignait que la vie de Serge ne vînt à
se trouver en danger. Et même si elle déplorait amèrement leur séparation
éventuelle, elle ne voyait pas d’autre alternative que son départ du pays.
On était en septembre de cette
année-là. Le départ de Serge était prévu,
aussi tôt, que pour la fin de novembre.
Néanmoins, le projet était maintenu confidentiel, pour éviter les obstacles
potentiels qui pourraient surgir des instances du pouvoir. A compter de cette
date, ce fut la course contre la montre entre les deux amoureux désireux de
passer le plus de temps ensemble. M. Saint-Pierre, informé du départ imminent
de Serge, était dépité. Ayant toujours estimé l’ami de sa fille, il avait
envisagé pour lui une trajectoire qui s’écartait de celle qu’il s’apprêtait à
prendre. Une fois marié, il le voyait assurer son remplacement dans la gestion
de La Maison Saint-Pierre , dans laquelle, du sang neuf serait le
bienvenu. Mais son départ pour l’étranger sonnait le glas de ses espoirs. Il
comprenait que dans les circonstances pouvant
être néfastes pour son avenir, sinon pour sa vie, sa décision était
amplement justifiée. Cela ne l’empêchait pas d’être déçu de l’évolution de la
situation. Néanmoins, il avait insisté, ce en quoi il rencontrait les vœux de
sa fille, pour que les fiançailles eussent lieu avant son départ.
Le jour convenu, il y avait plus d’une
centaine d’invités recrutés, surtout, dans le réseau des Saint-Pierre. Les
invités du côté des Valcour étaient, pour
l’essentiel, des parents par la volonté de Serge. N’ayant pas le
contrôle sur la cérémonie, il avait essayé, au moins, d’intervenir sur les
éléments qu’il pouvait influencer, soit, en partie, le nombre de participants.
Il ne songeait pas à l’expliquer convenablement à M .Saint-Pierre, ni même
à Claudine, mais il sentait, confusément, que le moment ne se prêtait pas à des
manifestations trop éclatantes, qui risqueraient de le mettre en relief dans la
société. Mais la tendance avait été donnée. Ce fut une fête grandiose
qu’avivait, avec bonheur, l’orchestre retenu pour la circonstance. Jamais Serge
n’avait vu Claudine avec un sourire plus radieux. Bien qu’elle affichât, par
instant, un je ne sais quoi de mélancolique qu’il était, probablement, le seul
à percevoir. Et que chassait aussi vite, son tourbillonnement à l’air d’une
valse ou d’une meringue. Quand le moment était arrivé de lui passer l’anneau
des fiançailles, Serge était heureux de voir avec quelle joie, elle l’arborait
devant ses amies. Celles-ci n’en finissaient de l’admirer et d’interpréter la
signification ésotérique de chacune des pierres qui l’ornaient. Puis, la
musique et la danse reprirent leur droit, jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Ce fut, bien entendu, à la grande joie des participants, dont la gaieté
bruyante sous l’action du vin, mettait néanmoins, trop en évidence à son goût,
l’objet de la fête. Aussi ne fut-il guère satisfait, ni surpris, quand un
entrefilet du journal du dimanche, signala la grandiose cérémonie des
fiançailles de M.Serge Valcour, le fils du grand avocat Guy Valcour avec Mlle
Claudine Saint-Pierre, la fille de Paul Saint-Pierre, l’homme d’affaires bien
connu.
Quand survint le jour du départ qui,
normalement, arriva trop vite au gré des fiancés, ces derniers le vécurent
comme un arrachement. Cependant, ils se consolaient en pensant qu’ils allaient
pouvoir se réunir avant la fin de l’année. C’était le vœu de Claudine et la
prouesse que se promettait Serge. Une prouesse qui se voulait quand même
réaliste, puisque Serge n’avait pas à régulariser son statut aux États-Unis.
Une fois qu’il serait installé, aurait un appartement et, peut-être, un emploi,
Claudine viendrait comme visiteuse et ils profiteraient pour se marier. Ce
procédé accélérerait de beaucoup le processus de sa condition statutaire à
l’immigration et leur faciliterait le séjour aux États-Unis, en attendant que
le beau temps revînt au pays et qu’ils pussent y retourner. En ce jour de son
départ, pendant qu’il s’occupait des formalités de douane, c’est ainsi que se
dessinait à Claudine et à Serge la perspective de leur séparation.
Claudine ne pouvait pas prévoir ce qui allait
advenir, une fois que son fiancé aurait quitté le sol du pays. Comme si cela
avait été orchestré pour qu’il en fût ainsi, malgré que le hasard semble seul
concerné, la radio gouvernementale avait déclenché une levée de boucliers
contre Serge Valcour, le dénonçant comme un traître à la patrie, qui pendant
des années, avait travaillé dans la clandestinité pour saper les fondements de
la souveraineté du pays. On alla jusqu’à regretter qu’il se fût envolé, avant de
payer, en prison, le prix de sa trahison et on laissa entendre qu’il ne perdait rien pour attendre : dès qu’il
remettra le pied sur le sol national, il devrait être arrêté et jeté au cachot
sans autre forme de procès.
Plus que jamais, Claudine et son père se
félicitaient de la décision que Serge avait prise de quitter le pays. S’ils ne
pouvaient pas avoir le bonheur de sa présence, au moins, n’avaient-ils pas
l’inquiétude de savoir, qu’à tout moment, il était susceptible d’être arrêté et
abandonné dans une geôle infecte, à coup sûr, jusqu’à sa mort. Dès ce moment,
l’avenir de Serge auprès des siens, leur parut fonction de changements à
souhaiter fortement au gouvernement, mais dont ils ne voyaient pas encore les
prémisses.
Claudine ne manquait pas, évidemment, de
mettre son fiancé au courant de la situation politique au pays où il ne serait,
à court terme, plus le bienvenu. Consciente que son courrier serait passé au
crible de la police politique, elle procédait, dépendant des faits concernés ou
des idées émises, selon le code qu’ils s’étaient donnés préalablement. Dans ses
lettres, elle se désolait de devoir attendre longtemps avant de se retrouver et
lui contait, de long en large, comment elle meublait son temps après le
travail, pour s’empêcher de le voir s’étirer en longueur. Elle avait commencé à
s’imprégner de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir,
mais elle n’avait pas la concentration nécessaire à des lectures sérieuses, en
dépit de la satisfaction ressentie en lisant Le Deuxième Sexe. Ainsi avait-elle décidé de les
renvoyer, à plus tard, quand elle sera près de lui pour en discuter. En
attendant, elle continuait d’avoir la même impression d’être en marge du monde.
On avait annoncé que les Beattles, en tournée aux États-Unis, avaient inscrit
Port-au-Prince dans leur destination. Elle disait croire que cette nouvelle
était une invention des hôteliers, fatigués de voir en rêve, les files
d’araignées coloniser le hall de leur hôtel, depuis la désertion du pays par
les touristes. Faute d’avoir pu entendre les groupes rock qui faisaient courir
les jeunes de par le monde, la jeunesse de ce pays essayait de vivre par
procuration, au rythme des nouvelles têtes d’affiche de la chanson française
qu’étaient Françoise Hardy, Johnny Halliday, Sylvie Vartan etc. Elle
l’informait, par ailleurs, combien elle a été émue de la mort de Che Guevara : « Les soldats de
Barrientos aidés de la CIA
l’ont assassiné… » « Prends garde à toi, continua-t-elle, car tu es
de la même trempe que le Che.
C’est un type qui n’aurait jamais été heureux sans que les autres, autour de
lui, le soient également. Astreint comme il le fut à la lutte titanesque
d’améliorer les rapports des individus et des peuples entre eux, au point de
verser le tribut de sa vie aux luttes de libération nationale, en Afrique comme
en Amérique latine, c’est à l’ascension sociale pour tous que ce projet était
voué. Or bien que les échelles concernées soient différentes, j’ai toujours
retrouvé tes aspirations dans les siennes. Ils sont rares, en ce siècle
d’individualisme, ceux qui peuvent vibrer à de telles valeurs de transcendance
et sont capables d’y subordonner leur bien-être physique et
matériel. »
Les nouvelles du pays affectaient beaucoup
Serge. C’était la première fois qu’il le quittait pour une longue absence. Il
eut l’impression d’en être malade, d’un mal indéfinissable. Or, plutôt que de
guérir avec les semaines, sa situation s’empirait, surtout quand il apprit
qu’il ne pourrait pas aller voir Claudine, s’il en avait la possibilité. Des
amis attentionnés pensaient qu’en le promenant à travers New-York et le
confrontant à des réalisations merveilleuses de la ville, ils lui procureraient
une dérivation à sa nostalgie, mais c’est à peine s’il n’était pas resté de
glace devant les gratte-ciel du centre financier et toutes les curiosités de
cette capitale mondiale.
Pourtant, il était loin de se douter, que
l’avenir allait lui réserver d’autres surprises qui auront une influence considérable sur le cours de sa vie et, par
voie de conséquence, sur celle de Claudine.
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE VII
Selon Mark Lane[i]
c’est l’attaque par la marine
nord-vietnanienne du destroyer étatsunien Maddox dans le golfe du Tonkin, au
début de l’année 1964 qui a constitué le prélude à la guerre du Vietnam.
Immédiatement, les faucons du Pentagone se frottaient les mains de
satisfaction. Ils y trouvaient le climat psychologique nécessaire, pour avancer
leur pion en faveur de l’entrée en guerre de leur pays. Bien sûr, les
États-Unis étaient en Asie du Sud-Est depuis longtemps déjà. Ils y étaient,
selon Lane, pour conseiller et soutenir le président Ngô Dinh Diem contre les
visées annexionnistes du Vietnam du Nord socialiste, allié de la Chine et de la Russie Soviétique
et mieux pourvu idéologiquement, comme sur le plan des capacités militaires que
son voisin. Après l’assassinat du président Diem et l’émergence de Nguyen Van
Thiêu à la tête du pays, l’intervention étatsunienne en vue, entre autres, de
la réorganisation de l’armée sud-vietnamienne, n’avait fait que croître,
atteignant 23000 soldats, sans franchir le seuil psychologique de l’entrée en
guerre, jusqu’à l’attaque du Maddox. Donc à partir de ce moment, les faucons
ont eu la partie belle et, c’est à n’en pas douter, continue l’auteur, en
rapport avec le déclenchement de cet incident que survinrent les premiers
bombardements du Vietnam du Nord au début de l’année suivante. Ce fut le signal
de l’intensification de la présence étatsunienne dans cette partie du monde qui
devait culminer en 1968, à une force militaire imposante de plus d’un
demi-million d’hommes munis d’armes les
plus sophistiquées pour l’époque.
A l’arrivée de Serge à New-York, la
logique de la guerre du Vietnam était déjà profondément à l’œuvre dans les
esprits, comme, bien entendu, dans l’administration militaire. Si l’effort de
guerre des Étatsuniens pour faire du Vietnam « un rempart contre le
communisme » était perçu comme financier, il était d’abord humain. Car,
c’est dans les rangs de la jeunesse, que l’armée était allée puiser les
contingents appelés à renforcer les soldats de métier.
Deux mois à peine après son arrivée à
New-York, Serge reçut une convocation à se présenter à un bureau
gouvernemental. Sans trop savoir de quoi il en retournait, il était persuadé
qu’elle émanait du service d’immigration : un fonctionnaire n’aurait pas
remarqué qu’il est citoyen étatsunien et l’aurait pris pour un candidat à
l’immigration. Le jour venu, il se présenta à l’adresse indiquée, pour
s’apercevoir qu’il s’agissait d’un bureau de l’armée. A écouter ce qui se
disait dans la salle d’attente, il comprit assez vite, qu’il se trouvait à un
service de recrutement de l’armée étatsunienne.
Quant vint son tour, il s’attendait à
pouvoir faire état de sa situation particulière. Il est né, bien entendu, aux
États-Unis, mais il venait juste d’y arriver, ayant vécu jusqu’à présent en dehors de ce pays. Mais, à la mine que lui
faisait son vis-à-vis, il se rendait compte que l’information n’était pas
pertinente. Ce qui l’était, il allait pouvoir en faire état dans un formulaire
qui lui était soumis et qu’il devait remplir. Cela concernait son curriculum vitae, notamment les
informations relatives à sa scolarité, son service militaire, son état civil et
son état de santé. Par rapport à ce dernier point, il était requis de noter sa
situation actuelle de santé et les maladies dont il avait déjà souffert dans le
passé. Finalement, on lui signifia un rendez-vous en vue de subir un examen
médical. Il était interloqué, sans toutefois, avoir pris la mesure des gestes
qui lui étaient imposés. Même s’il se débrouillait assez bien en anglais, il
lui restait encore à surmonter certains éléments de la barrière linguistique et
sociologique et, particulièrement, à acquérir une certaine connaissance
concernant le fonctionnement des institutions. De sorte que son expérience de
la société étatsunienne se présentait surtout dans une relative opacité.
Lorsque requis de poser des gestes, il s’exécutait à la manière de fantômes,
sans toujours en connaître les tenants et les aboutissants. C’est ce qui lui
était arrivé quand il se présenta à la clinique médicale pour une évaluation de
son état de santé. Ce jour-là, il fut examiné sous toutes ses coutures. Et pour
ce qu’on ne pouvait pas déceler de manière auditive ou visuelle, on procéda par
rayons-X ou par des analyses d’urine et de sang. Finalement, après plus d’une
heure de tests variés, on lui signifia la liberté de s’en retourner chez lui.
Quelques jours plus tard, il reçut avec joie une note de la clinique
l’informant qu’il était en parfaite santé. Ce jour-là, comme il était en train
d’écrire à Claudine, il ne manquait pas de l’en informer et de lui dire combien
il serait heureux, de bénéficier d’un état psychologique et moral à la hauteur
de son état physique.
Quelques jours plus tard, il fut requis de
se présenter à une base de l’armée dans la banlieue de la ville. Perplexe de
cette convocation, il en fit part à Benoit, un compatriote doublé d’un ami. La
réaction de ce dernier lui enleva tous ses doutes : il comprit qu’il avait
été embrigadé d’office et que l’objet de cette convocation n’avait d’autre fin,
que son entraînement militaire.
Ce jour-là, il était tellement dépité que
son premier réflexe était de retourner en Haïti. Il ne résista évidemment pas
longtemps à l’analyse de la situation, car ce qui était en cause, à la limite,
c’était, d’une part, son incorporation à l’armée étatsunienne et, bien entendu,
aux forces expéditionnaires en Asie du Sud-Est, avec les risques que cela
comportait. D’autre part, la certitude
d’être jeté en prison, une fois de retour en Haïti et celle de mourir sous la
torture, quelques mois, voire, quelques semaines plus tard. Devant ce terrible
dilemme, l’instinct de survie avait prévalu et c’est en choisissant le moindre
des deux maux, qu’en ce beau matin d’octobre, dans la voiture de Benoit, il
prenait à contre-courant, la circulation sur l’autoroute, avant de se perdre
dans les dédales d’une banlieue mi-industrielle.
Depuis son arrivée à New-York, jamais il
n’avait fait un si long trajet. Pourtant, il n’avait pas dépassé les limites de
l’agglomération urbaine. C’est ce jour-là qu’il commença à prendre conscience,
vraiment, de l’étendue de cette ville qui jetait ses tentacules dans toutes les
directions.
Bien que la base militaire se déployât sur
plusieurs centaines de mètres de façade, il ne leur était pas facile de la
trouver. Ironiquement, après plusieurs vains détours, ils étaient presque
contents d’apercevoir finalement l’enseigne de l’armée, qu’au fond, ils
abhorraient en raison de l’arrogance qu’elle symbolisait dans leur esprit.
Abandonné en quelque sorte par son ami qui
s’en retournait achever sa journée de travail, Serge eut, tout à coup,
l’impression qu’il était livré, pieds et poings liés, à des forces infernales.
Timidement, il franchissait l’imposant portail de fer qui isolait la base du
voisinage industriel. Il s’était fait une image des lieux avant de venir, mais
il avait manqué d’imagination pour composer les différents éléments de la
réalité qu’il avait sous les yeux. Il est vrai que l’univers de la vie militaire
lui était totalement inconnu, mais en plus, cela n’avait jamais été pour lui un
champ d’intérêt. En somme, il ignorait tout de cet univers et de son mode d’organisation.
En accédant à l’intérieur de l’enceinte,
il découvrit une cité miniature avec un bâtiment central entouré de multiples
autres de différentes dimensions. De
loin, il aperçut ce qui lui semblait un magasin général, de même qu’un petit
parc où jouaient des enfants sous la surveillance de deux femmes qui poussaient
des landaus. En dépit d’un sentiment d’anxiété, ce décor aperçu à la volée lui
parut tout à fait incongru, là où il s’attendait à voir, rien de moins, que des
chars d’assaut. En même temps, il le réconciliait, en quelque sorte, avec
l’inhumanité projetée sur ces lieux. Quoi qu’il en soit, il n’avait pas le
temps d’approfondir son observation, car l’heure de son rendez-vous venait de
sonner. En fait, il était parmi les derniers à arriver, juste pour entendre un
caporal les inviter à passer à une salle à côté. Il se doutait qu’il n’était
pas le seul concerné, mais il ne s’attendait pas à être dans un groupe d’une
cinquantaine de personnes, des jeunes en majorité.
Au cours des trois heures qui suivirent,
deux sergents et un caporal défilèrent devant eux, pour leur parler de
l’entraînement militaire à différents aspects et leur dire ce qu’on attendait
d’eux. Puis, il y eut une visite guidée des lieux et un arrêt particulier au
magasin, pour le choix des bottes et des uniformes, ainsi que leur affectation
transitoire à un pavillon jouxtant le bâtiment principal, pendant le temps de
leur entraînement. Là, chacun se voyait attribuer une case pour entreposer ses
effets. Ces activités mettaient fin à la journée et amorçaient le début d’une
période dont il avait lieu d’être inquiet, par les propos des uns et des
autres, y compris les soldats dédiés à leur entraînement. En tout cas, pendant
le long trajet de retour, Serge eut tout le temps pour ruminer le déplaisir de
sa situation et de se rendre compte, à nouveau, qu’il n’y a pas de porte de
sortie. S’il avait des doutes sur les fins poursuivies par l’armée, maintenant,
c’était clair. Les militaires rencontrés ne se gênaient pas pour faire allusion
à leur déploiement au Vietnam. La seule chose qui restait imprécise, concernait
la date à laquelle on ferait appel à eux, une fois l’entraînement terminé.
Depuis le moment où il était entré en possession de cette information, son
angoisse de l’entraînement s’était trouvée reléguée bien loin dans ses
préoccupations. Le bilan anticipé qu’il faisait de cette période ne dépassait
pas des épreuves d’endurance, lesquelles, si elles étaient loin d’être des jeux
d’enfants, comme le prétendait l’instructeur, ne comportaient pas de risques
graves. Donc rien qui dût mettre en cause son intégrité physique et le
caractère limité dans le temps de l’expérience. C’était, en tout cas, très loin
de la perspective d’aller en découdre avec les Vietcongs sur leur terrain.
N’eussent été les fins pour lesquelles cette expérience s’imposait, elle fût
apparue avec beaucoup moins d’appréhensions, un peu comme une épreuve sportive,
certes, jalonnée d’obstacles, mais d’abord, une épreuve contre soi-même.
La première idée à laquelle souscrivait
Serge était de n’en rien dire à Claudine, tant que le danger ne sera pas
manifeste. Mais comment s’abstenir de l’entretenir d’une situation qui
colonisait ses moindres pensées? Comment ne pas lui dire qu’il était devenu le
siège d’un problème obsédant qui neutralisait ses facultés intellectuelles et
l’empêchait de se projeter le moindrement dans l’avenir? Et comment lui dire
que la réunification envisagée, avant son départ de Port-au-Prince, devra être
renvoyée dans un avenir indéterminé à cause de la situation?
Pas plus tard que cette semaine, il devait
lui écrire pour lui parler de son installation à New-York et envisager,
éventuellement, la date de leur mariage. En principe, il aimerait pouvoir lui
apprendre qu’il a un emploi. Au lieu de cela, il se voyait dans la nécessité de
l’informer, qu’en raison de ses rendez-vous aux bureaux de l’armée, il avait dû
laisser filer les deux opportunités qui s’étaient offertes à lui. De toute
façon, pourrait-il ajouter, cela revenait au même, puisque, dès le début de
l’entraînement militaire, ceux qui travaillaient, seraient obligés de laisser
tomber leur emploi. Les soldes dues aux recrues à partir de leur enrôlement
suppléeraient, sans doute, à ses besoins, mais pourraient difficilement lui
permettre de bâtir pour l’avenir. De toute façon, à quoi servirait-il d’avoir
tous les moyens possibles à sa disposition, s’il risquait, à bref délai, de
laisser sa peau dans les marais de l’Asie du Sud-Est.
Pire encore que la mauvaise nouvelle à
annoncer à Claudine, ce qui le désespérait davantage, c’était le fait de son
incapacité à garder espoir devant les événements : espoir d’éviter la
guerre, d’y survivre et de se retrouver, à court terme. A plusieurs reprises,
il essayait d’écrire à Claudine et à chaque fois, pas un mot ne pouvait sortir
de son stylo. Non qu’il fût à court d’idées. Au contraire, les idées qui lui
venaient, étaient tellement chargées de contenu, qu’il redoutait de les
soumettre à l’attention de sa fiancée. A force de se demander comment elle
allait réagir à la situation exposée, il finissait par s’abstenir de lui écrire,
tout en étant convaincu qu’il ne pourra se passer de le faire. C’est au terme
de ce processus psychologique qu’il finit par écrire la lettre suivante :
New-York,
15 octobre 196*
Très chère Claudine
Tu me pardonneras d’avoir attendu plus
longtemps que prévu avant de t’écrire. La raison à cela vient de ce que la
réalité à laquelle j’ai dû faire face, depuis quelques jours, est très loin de
celle que j’avais envisagée de Port-au-Prince.
Je savais que les jours à passer loin de
toi seraient longs et mélancoliques, mais je me réconfortais en pensant que
cette situation n’allait pas durer trop longtemps. Je m’étais donné un laps de
temps de trois mois, au cours desquels, mon installation serait complétée et
que je commencerais à espérer ton arrivée ici. Mais j’avais compté sans une
conjoncture tout à fait imprévisible. A peine avais-je mis le pied sur le sol
des États-Unis, que j’étais devenu, en quelque sorte, le jouet du destin et
sommé de choisir, soit de retourner sur le champ à Port-au-Prince, soit
d’assumer jusqu’au bout ma condition d’Étatsunien. Tu penses bien que la
première option m’était, tout à fait, inacceptable, dans la mesure où elle
conduirait directement aux geôles infectes de Fort Dimanche, sinon, tout
simplement, dans la tombe! Il ne me restait qu’à entrer dans la peau d’un
Yankee, expérience vers laquelle j’étais inexorablement poussé, par
l’obligation d’avoir à accomplir mon service dans les Forces, comme ils disent
ici.
Je viens à peine d’arriver de la base
militaire où doit se dérouler ma formation et je ne suis pas encore revenu de
l’austérité des lieux, une fois franchi le mur des apparences. Pendant mon trajet
de retour, je me désolais à comparer ma situation à celle des dizaines de
jeunes recrues qui ont le même sort que moi. S’ils ont aujourd’hui les
inconvénients de leur condition d’Étatsunien, me suis-je dit, ils en ont, pour
la plupart, déjà eu quelques avantages. Tandis que moi, je n’ai en partage que
les inconvénients. En effet, je n’avais pas plutôt pris quelques bouffées de
l’air new-yorkais, que me voilà requis d’aller défendre la patrie menacée! Mais
que dis-je? Passe encore s’il s’agissait de faire face à une menace appréhendée
sur le pays, mais je me vois plutôt obligé de devenir agresseur d’un pays du
Tiers-Monde, pour consolider l’hégémonie mondiale des États-Unis!
Car Claudine, c’est bien de cela qu’il
s’agit à terme, c’est-à-dire, mon incorporation aux contingents militaires étatsuniens
devant envahir le Vietnam, sous le prétexte que leur idéologie politique est
incompatible avec celle des Étatsuniens, défiant, par ainsi, l’ambition de ces
derniers de dominer le monde.
J’ai beaucoup hésité à te parler comme je
le fais maintenant; mais j’ai compris aussi que je n’avais pas le choix. Sous
peine de te chagriner amèrement, je me devais de te dire les choses telles
qu’elles sont, du moins telles que je les perçois, en me disant, plus vite tu
les sauras, plus tôt nous serons deux pour envisager l’avenir et ses problèmes.
En attendant, je donnerais, volontiers,
une partie de ma vie pour être à tes côtés quand les nuages s’amoncellent à
l’horizon. Il me manque énormément de savoir la vision que tu peux avoir de la
situation que je t’ai décrite. Je sais, a
priori, que cette vision n’est pas du tout indifférente de la nature des
sentiments qu’elle t’inspire. Par conséquent, je serais heureux si, dans ta
prochaine lettre, tu peux éclairer un peu ma lanterne. Tu n’oublieras pas de
m’apprendre, en même temps, quand on pourra recommencer à se servir du
téléphone.
J’ai beau avoir gardé dans mon cœur et
dans mon esprit tout ce qui fait que tu es toi-même, il me manque d’entendre ta
voix chaude quand le moment est à la sérénité, ta voix langoureuse et lointaine
par les soirs mélancoliques et tes soupirs haletants quand l’inquiétude, à mon
sujet, te barrait le front. Dans la situation qui est la mienne, je devrais
pouvoir souhaiter ta venue prochaine. Et pourtant, tant que l’avenir demeure si
confus, je suis obligé de reconnaître qu’il ne serait pas dans ton intérêt de
quitter Port-au-Prince.
Je t’embrasse tendrement et attends
impatiemment ta lettre et ton téléphone. Je compte sur toi pour présenter mes
hommages à ton père. Ne manque pas de lui exposer ma situation et de me faire
part de sa réaction prochainement.
Je t’embrasse
amoureusement
Serge
Après avoir écrit cette lettre, Serge
était passé à un cheveu de la détruire. Il trouvait qu’il avait, à la fois,
trop dit et pas assez à Claudine. Pourtant, en se remettant en esprit à lui
écrire à nouveau, il ne fit pas autre chose que rééditer son ambivalence dans une
lettre imaginaire où il disait, encore une fois, trop et trop peu.
Trop, parce qu’il avait la conviction que
sa lettre jetterait Claudine dans une profonde tristesse qu’il aimerait pouvoir
lui épargner. Trop peu, pour être passé trop rapidement sur les multiples
implications de son enrôlement.
Pourtant, il était le premier à n’avoir
pas appréhendé l’étendue de telles implications, obnubilé qu’il était par le
caractère extraordinaire de son enrôlement et, en tout cas, aux antipodes de
ses tendances profondes, nourries aux idéaux de justice et de liberté. Mais ses
yeux se dessilleront assez vite pour qu’ils puissent saisir des aspects
insoupçonnés de son aventure.
CHAPITRE VIII
A l’arrivée de Serge à New-York, les
nouvelles dans les médias, ne laissaient pas supposer l’effervescence qui
régnait dans l’armée. Une activité intensive s’y déroulait, dont l’entraînement
militaire constituait l’élément le plus apparent. Dans toutes les bases
étatsuniennes disséminées sur le territoire, les recrues se relayaient, sans
relâche, dans les centres d’entraînement, qui se subdivisaient en deux
catégories, selon qu’il s’agissait de l’entraînement préliminaire ou
spécialisé, le premier étant une étape obligée du second.
Le but de la phase préliminaire était de
dispenser les premiers rudiments de l’art et de la discipline militaires aux
recrues et aussi, de s’évertuer à obtenir qu’ils répondent adéquatement aux
fins de la guerre. Dans le cas particulier de la guerre du Vietnam, le point de
départ se trouvait dans la justification de cette guerre, soi-disant, au nom
des valeurs de civilisation qui y étaient concernées. On expliquait aux recrues
qu’il fallait préserver la liberté et la démocratie du Vietnam du Sud, devant
l’invasion des communistes du Vietnam du Nord. Pour diaboliser ces derniers et
susciter les instincts de haine et de destruction à leur sujet, on les décrivait
comme des barbares criminels à la limite de l’animalité. Personne parmi les
conscrits n’avait le droit, en les évoquant, de les appeler par leur nom, mais
plutôt par les surnoms très péjoratifs de « vermines gluantes» qualifiant
des êtres d’une bassesse et d’une traîtrise visqueuse et répugnante par
lesquelles, plus sûrement, pouvait se justifier la guerre et la décision de les tuer, sans exception, y
compris les femmes, les enfants et les vieillards. L’obligation de voir des
ennemis, même parmi les catégories de personnes vulnérables, se justifiait par
l’armée étatsunienne, sous le fallacieux prétexte, que même ces personnes seraient exploitées par les
communistes pour faire du sabotage. C’est d’ailleurs pourquoi, pendant toutes
les années de guerre, l’objectif opérationnel du général Westmoreland,
focalisera l’essentiel de son énergie dans la destruction des villages et de
leurs habitants.
Donc, cette première étape servait, bien
entendu, à une opération de sélection des futurs soldats. Si elle permettait de
discriminer et de mater, parfois avec beaucoup de violence, les récalcitrants
aux efforts et à l’endurance physique que commande l’entraînement militaire, un
seul groupe de recrues arrivait à faire échec à cette opération. Il s’agissait
des durs à cuire capables de traverser indemnes, les entreprises
d’endoctrinement ou de lavage de cerveaux de la hiérarchie. De tout temps,
l’armée avait horreur des fortes têtes, celles qui pensent et, surtout, celles
qui peuvent le faire par eux-mêmes. Aussi ne manquait-on pas de s’occuper de
façon particulière de cette catégorie de candidats.
C’est finalement au terme de cette
première étape, qu’on pouvait se diriger vers l’un ou l’autre des services de
l’armée, comme l’infanterie, la marine, l’aviation etc. Généralement, on
reconnaît le privilège aux engagés volontaires, de pouvoir choisir leur corps
de service. Quant aux conscrits de force, ils étaient privés de cette
possibilité de choix et se voyaient, dans l’ensemble, orienter vers
l’infanterie, la moins prestigieuse des corps de service.
Compte tenu des particularités de son
engagement, Serge était donc appelé à partager le sort des ces derniers. S’il
connaissait le fonctionnement de l’armée étatsunienne, les valeurs des
différents corps de services, il serait fondé à être inquiet des difficultés
multiples qui l’attendaient. Heureusement pour lui, qu’il ignorait à l’époque,
jusqu’aux différences les plus grandes, existant entre les affectations. Cela
lui permit d’investir toute son énergie sur les épreuves de l’entraînement.
Pour plusieurs raisons dont, surtout,
celle qu’il fût dans sa phase de sa première démarche d’intégration à la
société étatsunienne, il avait intuitivement décidé qu’il ne serait,
apparemment, pas dans le groupe des fortes têtes, se contentant d’acquiescer le
plus souvent, même quand il était, fondamentalement, aux antipodes des
exigences d’une telle attitude. La socialisation passe parfois par des
stratégies qu’une morale désincarnée peut réprouver. S’il arrivait à donner le
change par rapport au processus d’endoctrinement dont il était l’objet avec les
autres, il ne pouvait, néanmoins, pas s’échapper des contraintes relatives aux
épreuves d’entraînement, dont certaines lui apparaissaient, tout bonnement,
insurmontables. Ce fut le cas, par exemple, de l’épreuve de la course qui
consistait à parcourir une certaine distance en 90 secondes, avec des bottes
trop grandes et lestées d’un poids de 20
kilos. Il en était de même de celle de la corde qui l’obligeait à grimper le
long de la dite corde jusqu’à une certaine hauteur, dans un intervalle de 15
secondes. Même après s’être repris une demi-douzaine de fois, il ne descendait
jamais à moins de 18 secondes. Cette incapacité était sanctionnée par cinquante
pompes qu’il devait exécuter instantanément, avant de recommencer à nouveau. En
fait, il n’avait jamais pu parvenir aux quinze secondes réglementaires et se
considérait quand même chanceux, de n’avoir pas encouru des sanctions plus
graves, à l’instar de certains de ses compagnons qui avaient été rudoyés pour
des manquements de même nature.
L’entraînement se poursuivit pendant huit
semaines, au cours desquels, il connut des moments frisant l’abattement, à
cause des multiples sentiments qui l’agitaient, en découvrant, au fur et à
mesure, l’envers de la médaille étatsunienne. Si l’arrogance et la morgue des
ressortissants de ce pays, lui étaient bien connues depuis longtemps, il se
surprenait, à travers le processus de lavage de cerveaux, à découvrir ces travers à une ampleur qu’il
n’aurait jamais imaginée. Jusqu’alors, l’ethnocentrisme était pour lui quelque
chose de vague et d’abstrait. Avec les différentes illustrations de la guerre
dont témoignaient à profusion les instructeurs, pour la première fois, il
comprit que ce concept n’avait rien à voir avec l’image inoffensive qu’il avait
à l’esprit. Cela était à la source de crimes innombrables que la morale des
Étatsuniens ou ce qui en tient lieu, n’avait pas de peine à justifier.
L’insistance avec laquelle l’amalgame de la mort d’un
Vietcong et d’une vermine était fait, lui donnait le vertige. Il se rendit compte que ce n’était pas le
moindre des mécanismes psychologiques mis en branle dans le processus de
l’entraînement, que de tuer d’abord l’adversaire en le déshumanisant, afin de
pouvoir le faire avec facilité techniquement après. Il passait des nuits
entières à se demander quoi, dans le phénomène de la différence, pouvait
provoquer tant de haine : était-ce la culture ou les caractéristiques
physiques ou les deux à la fois? Pendant que lui revenaient, de manière
obsessionnelle, à la faveur de la nuit, les cris gutturaux par lesquels les
recrues devaient ponctuer leur détermination, au cours des exercices, de tuer
les « vermines», il sentait monter en lui, l’angoisse face à l’avenir.
Serait-il obligé d’aller au Vietnam, comme d’autres auparavant? Chaque jour, il
sentait l’étau de l’armée se resserrer autour de lui par toutes les nouvelles
qui arrivaient du front, mais surtout, par la décision du Pentagone d’augmenter
les effectifs militaires, pour faire face aux activités du F.L.N et du
Nord-Vietnam. Et ce qui n’était pas pour le rassurer, il sentait un fossé
infranchissable, entre ses valeurs et celles de ses compagnons. La plupart
d’entre eux étaient des noirs. Cela l’avait surpris que ces derniers soient si
nombreux aux États-Unis. Jusqu’au moment où il comprit qu’ils sont nombreux dans des lieux ou à des
positions bien déterminées, en chômage, en prison, comme soldats etc. Bien
qu’il soupçonnât quelques-uns d’avoir résisté à l’entreprise d’endoctrinement
des instructeurs, une minorité d’entre eux et leurs camarades blancs montraient
une bonne adhésion au lavage de cerveau. Cela se traduisait par leur
enthousiasme dans les vociférations qui clôturaient les séances d’entraînement
et leur profession de foi de tuer les « vermines gluantes ».
Une fois, après les exercices, il fut
requis de rencontrer le sergent-chef, à qui il dut expliquer pourquoi il
n’était pas plus expressif dans ses attitudes, en ce qui concerne la défense des
États-Unis. Avait-il oublié où il était? Ou s’avisant que le sergent était un
noir comme lui, se sentait-il plus en confiance? En tout cas, il répondit avec
beaucoup d’assurance que la raison résidait dans le fait, qu’à son avis, les
États-Unis n’étaient nullement menacés. Si les feux du regard de son
interlocuteur pouvaient avoir une action physique sur lui, il serait
instantanément réduit en cendres. De quelle planète était-il? Depuis quand les
soldats et, encore moins, les recrues, avaient-ils des avis? L’intervalle de
quelques secondes, il songea à sanctionner vertement son attitude et son
langage qu’il considérait virtuellement comme un acte d’insubordination. Après
s’être lancé dans un discours tonitruant sur le métier de soldat et sur
l’obligation pour Serge de se défaire de ses idées, s’il lui en reste, sous
peine de se les faire arracher de force par l’armée des États-Unis, il se calma
un peu pour lui dire la chance qu’il avait d’être tombé sur lui. Il acceptait
de passer l’éponge aujourd’hui, mais il n’y aurait pas de seconde chance.
L’algarade du sergent- bien que
relativement modérée, compte tenu de la mentalité du milieu-eut la vertu de rendre encore plus
problématique son orientation future. La perspective qu’il puisse se retrouver
dans la peau d’un soldat au Vietnam, dans n’importe quel corps, le rendait
malade et l’interaction venait dramatiser encore davantage cette possibilité,
en lui rappelant le mot combien percutant de Florence Nightingale sur le métier
de soldat : « Une certaine dose de stupidité, disait-elle, est
nécessaire pour faire un bon soldat » Et il songeait, malheureusement pour
le sergent, que sa dose n’était pas suffisante!
Il tournait déjà les talons quand ce
dernier, répondant sur les entrefaites à un appel téléphonique, lui demanda
d’attendre un peu. Il comprit de ses propos, quelques secondes plus tard, qu’il
lui fallait, sur-le-champ, se rendre au bureau du capitaine Jack Burger,
l’officier d’ordonnance du colonel O’Donnell. En entendant ce message, c’est
tout juste si Serge ne sentit pas l’étau
de la répression militaire autour de son crâne. Qu’avait-il à voir avec
la hiérarchie militaire, sinon pour écoper des sanctions, que sa performance à
l’entraînement lui avait values? Bien entendu, cette réflexion était l’indice
même de sa méconnaissance du fonctionnement de l’armée. Par ailleurs, s’il
avait pris la peine de s’analyser, il saurait que les pensées qui
l’angoissaient, en ce qui a trait à son avenir dans l’armée, n’étaient connues
que de lui. A force d’y patauger à longueur de ses nuits d’insomnie, il avait
fini par avoir l’impression, que le premier venu pouvait s’en douter. Dans
cette disposition psychologique, il liait naturellement le message reçu à ses
craintes par rapport à son incorporation. Ainsi, prenant son courage à deux
mains, il se dirigea, cahin-caha, vers le pavillon où se trouvait le bureau de
l’officier. Parvenu en ce lieu qui s’est révélé plus modeste que ce à quoi il
s’attendait, sa tension artérielle, il le devinait, ne pouvait manquer de monter
à un niveau anormal. Adoptant une attitude de garde-à-vous, il se tenait dans
le vestibule, jusqu’à ce qu’un soldat qui jouait le rôle de secrétaire, après
lui avoir demandé son nom, se mît en devoir de l’interroger sur la période
d’entraînement qui arrivait à sa fin, les études qu’il avait faites
antérieurement, les langues qu’il parlait etc.
Sur ce, il s’éclipsa à l’intérieur du
bureau, pour réapparaître au bout de quelques minutes, en lui offrant à boire.
Comme il avait soif, il opta pour une bière qu’il trouva incroyablement
rafraîchissante. Au même moment, dans une attitude de civilité à laquelle il
n’était pas habitué, depuis son séjour au camp d’entraînement, le secrétaire
lui demanda de bien vouloir patienter quelques minutes, le capitaine Burger le
recevra bientôt.
Serge était dérouté par les événements qui
lui apparaissaient de plus en plus surréalistes. Il s’attendait à être
sanctionné et voilà qu’on se comportait avec lui avec des égards. Il était
certain qu’à ce moment-là, on s’était trompé sur son compte. Pendant les
quelques minutes de son attente, chaque fois que la porte s’ouvrant au bureau
du secrétaire, tourna sur ses gonds, il s’attendait à le voir sortir et faire
état de son erreur. Quand, finalement, il vint le voir, ce fut pour l’inviter à
passer au bureau du capitaine, lequel le pria, en guise de réponse à son salut
militaire, de s’asseoir, pendant qu’il se lançait dans un discours sur la
guerre.
Les États-Unis, disait-il, ne peuvent pas
se permettre de voir se prolonger la guerre du Vietnam. Pour gagner sur les
communistes, ils doivent prendre tous les moyens à leur disposition. Ce n’est
pas un devoir, c’est une obligation. C’est une exigence morale qui est inscrite
dans la civilisation occidentale dont les États-Unis constituent la figure de
proue. L’un de ces moyens est celui des communications, c’est-à-dire, savoir
aussi décrypter tous les langages dont les Vietcongs se servent pour
communiquer entre eux. Étant donné que la colonisation française venait à peine
d’échouer dans cette région de Sud-Est asiatique, la probabilité que le
français soit utilisé dans certaines communications n’est pas négligeable.
C’est dans cette perspective que l’armée se dote, bien entendu, de spécialistes
en langue vietnamienne, mais aussi en français. Compte tenu de votre
connaissance de cette langue, nous avons pensé que vous pourrez jouer le rôle
qui convient au bureau du colonel O’Donnell de la Sécurité de l’armée. Je ne
sais quel corps de service vous auriez aimé choisir, dit-il, si vous en aviez
la possibilité, mais vous devez vous sentir honoré d’être affecté à ce corps
prestigieux que la plupart des recrues indiquent, d’ailleurs, comme premier
choix.
En principe, au terme de votre
entraînement préliminaire, vous devriez être orienté à Fort X pour
l’entraînement spécialisé, mais il a été décidé que vous en serez dispensé.
Vous serez dirigé, de préférence, à l’École des Renseignements de l’armée,
notamment, pour des cours d’analyse et de décryptage des messages-radio. Vos
tests d’aptitude indiquent un Q.I de 135, ce qui paraît tout à fait adéquat, et
même plus, pour les Renseignements, où vous recevrez une formation accélérée de
huit semaines.
Et quand, à la veille de mettre fin à la
rencontre, le capitaine lui demanda s’il avait des questions, c’est tout
naturellement qu’il répondit par la négative, en protestant de la clarté de la
situation. Pourtant, même si l’entretien ne fut pas long, il n’avait pas moins
suscité beaucoup d’interrogations qu’il n’osa formuler.
D’abord, il n’en revenait pas de sa
rencontre avec un gradé de l’armée. Dans un milieu si féru de hiérarchie et où
de telles interactions ne sont pas courantes, comment interpréter celle dont il
était l’objet? Tant qu’il s’attendait à être blâmé, cela ne le surprenait pas
outre mesure. A un certain moment, il pensait même que la rencontre était à la
hauteur du blâme qu’on voulait lui infliger. Mais maintenant qu’il s’apercevait
de son erreur, le but de la rencontre ne devenait que plus nébuleux. Y a-t-il
des raisons qui l’effraieraient éventuellement et qu’il ne soupçonnait pas pour
justifier le procédé?
Par ailleurs, même s’il ne savait pas
toute l’importance du Service de Renseignements auquel il était destiné, il se
sentait un peu comme un malade en rémission, voire même, en convalescence. Que
ce soit dans l’infanterie, dans l’aviation ou dans la marine, ce qui le
terrifierait, c’était d’être sur le terrain, d’avoir à sauver sa peau, à tout
bout de champ et pour cela, à devoir tuer des gens dans une guerre qui ne le
concernait pas et qu’il jugeait injuste et criminelle. Mais, affecté aux
Renseignements, il avait vaguement l’impression qu’il serait hors des
opérations et que, dans les circonstances, c’était mieux que ce qu’il pouvait
désirer.
Il était surtout heureux d’avoir pu
s’épargner l’entraînement spécialisé, car après avoir eu la première partie, il
était saturé de la haine et du racisme qui suintaient par tous les pores des
instructeurs et, par ricochet, de la masse des recrues. Il se souvient comme
d’une continuelle obsession, des comportements et des propos de ses
instructeurs qui essayaient de leur entrer dans le crâne, combien il était de
leur devoir, au Vietnam, de tuer le plus de
Vietcongs possibles. Mettez-vous
dans la tête, disait l’un d’entre eux, qu’une
fois au Vietnam, votre obsession doit être de tuer le plus de ces sales vermines. Vous
devrez ça à votre mère et à vos sœurs de
les empêcher de venir en Amérique les violer.
Il lui revenait aussi cette rencontre
qu’il avait faite, un peu plus tôt, avec ce soldat dépité, de retour du
Vietnam. Ayant participé au programme d’éradication des Vietcongs promu avec
beaucoup de volonté et de moyens par le général Westmoreland lui-même, il avait
de quoi témoigner de cette haine des Étatsuniens à leur égard et de la façon
dont cela se traduisait dans l’horreur des actes de guerre. Longtemps avant My
Lai qui a dévoilé au monde la barbarie étatsunienne au Vietnam, il relata des
centaines de cas du même ordre dans toute l’étendue des zones de guerre. Sous
prétexte de rendre impraticable les bases de retraite des Vietcongs, ainsi que
le rappelle Lane, on détruisait à l’artillerie, au lance-flammes, au napalm et
finalement au bulldozer, des centaines de villages habités essentiellement par des femmes, des vieillards et des
enfants, en l’absence des hommes partis au front, sans même songer à
l’évacuation préalable des habitants. Passe encore si ces atrocités étaient les
basses œuvres de la soldatesque, en rupture de contrôle de la hiérarchie militaire!
Au contraire, ces hécatombes comblaient d’aise beaucoup de hauts gradés qui ne
se gênaient pas pour y aller joyeusement d’une description macabre de
l’éparpillement des membres d’un peloton de ’’bêtes puantes’’ ou de ‘’sales
vermines’’ à la suite des ravages d’un obus. Cette brutalité déborde de
l’action sur les champs de bataille pour contaminer jusqu’à la représentation
de l’adversaire, à commencer par le langage à son sujet.
En cette soirée de la fin de son
entraînement, Serge était littéralement sous le coup de ses états d’âme. D’une
part, sentiment de satisfaction d’avoir évité de justesse les grands corps de
l’armée et l’enfer qui accompagne les opérations sur le terrain; d’autre part,
l’angoisse de l’inconnu, avec son affectation au service des Renseignements. En
se laissant dériver sur cette idée, il revoyait en imagination certains films
de guerre ou d’espionnage qu’il avait vus. Les rôles d’agents de renseignements
ou d’espions n’étaient pas sans danger dans cet univers où foisonnaient des
engins de mort sophistiqués qui ne laissaient pas souvent des traces. Dans
l’autocar qui le ramenait au Centre-ville, il avait plein le temps de passer en
revue, nombre de situations qu’il croyait, à tout jamais, enfouies dans sa
mémoire. Et pourtant, par une sorte de magie qui tenait à l’intensité émotive
des moments qu’il vivait, des épisodes oubliés venaient s’échouer sur le bord
de sa mémoire. Cela contribuait encore davantage aux représentations disparates
qui le hantaient et l’angoissaient. Perdu dans ses pensées, il serait resté
longtemps dans un état d’hébétude caractérisé, à regarder le plafond de
l’autocar, sans le chauffeur venu lui signaler son arrivée au terminus. Là,
plutôt que de s’engouffrer dans le « subway » comme il eût été logique,
il se mit à déambuler le long de la rue adjacente au poste d’attente des
passagers, jusqu’à ce qu’il s’aperçût de sa déviation, dans la direction
opposée à celle qu’il lui conviendrait de prendre. Une ambulance qui s’en
venait à une vitesse folle et à laquelle il dut précipitamment livrer passage, le ramena à lui-même. En la voyant
tourner le coin de la rue, il se demanda combien d’appels d’ambulances on
pouvait enregistrer dans une ville comme New-York. Et comme si, de vivre dans
cette ville dont les habitants ont la manie des statistiques, il était, lui
aussi, contaminé par ce virus, il se mit à réfléchir dans les mêmes termes, à
beaucoup de réalités concernant la vie dans cette cité, l’évaluation du nombre
de conscrits qui, comme lui, devaient être effrayés d’avoir, inéluctablement, à
servir au Vietnam, le nombre de ceux qui ont trouvé la mort sur le terrain, qui
ont laissé femme et enfants etc. Du coup, cette préoccupation finit par le
sortir, tout à fait, de son état de léthargie, en le mettant en prise directe
sur lui-même et ses contraintes existentielles et le porter à faire diligence
pour aller écrire à Claudine.
CHAPITRE IX
Quand Serge arriva chez lui, ce vendredi
soir, en cet appartement qui sentait le renfermé et le beurre rance, avant
qu’il ne songeât à ouvrir la fenêtre, il se rabattit sur deux lettres de
Claudine aperçues dans son courrier.
Dans l’une d’elles, elle exhalait une
déception, tout de même retenue, devant les malheurs qui s’abattaient sur eux,
tout en formulant l’espoir de voir s’estomper, avant longtemps, les nuages qui
s’amoncelaient à l’horizon de leur bonheur. Une petite éclaircie dans la
grisaille : le téléphone attendu depuis des mois venait d’être installé.
Elle avait voulu célébrer l’événement en lui faisant la surprise de son appel,
mais en dépit de multiples tentatives, elle n’avait pas réussi à le joindre.
Pourrait-il la rappeler au plus vite? Elle avait tellement envie d’entendre sa
voix, qu’à court terme, c’était la seule préoccupation de ses journées, quand
le travail lui en laissait la possibilité.
Dans l’autre, elle lui fit le reproche de
n’avoir pas téléphoné comme elle le lui avait suggéré. Elle avait passé toute
une semaine en vain à attendre son appel. Finalement, elle s’était rangée à
l’idée qu’il n’avait peut-être pas reçu sa lettre. Était-ce le cas? Elle
préférerait le croire, sinon elle ne comprendrait pas. Son père faisait
beaucoup de soucis de la situation. Il craignait que Serge ne dût aller au
Vietnam, avec toutes les conséquences que cela impliquait pour elle-même comme
pour lui. En attendant qu’elle lui
explique un peu mieux tous les ressorts de la situation en cause, elle était
portée à croire qu’il exagérait.
Sans prendre le temps de dépouiller tout
son courrier, Serge succomba à l’urgence de la deuxième lettre de Claudine et
composa tout de suite son numéro de téléphone. Quand Claudine entendit la voix
de Serge, elle fut transportée de joie. Et comme pour s’empresser de calmer les
appréhensions de son père, elle cria : « Papa, c’est
Serge » avant même de commencer à parler à son fiancé. Pendant tout le
temps de son attente, elle avait composé mentalement une liste de choses à lui
dire et à lui demander, mais envahie par les émotions de l’instant, tout
s’était évanoui dans son esprit. Ce qu’elle exprimait, c’est le trop-plein de
son cœur, dans un langage qui s’apparente à celui du Cantique des Cantiques.
Elle avait des accents jusqu’alors inconnus et qui étaient aussi doux à Serge
qu’une musique. Jamais auparavant il ne lui avait entendu évoquer avec une
telle intensité les souffrances de la séparation. Et Serge en eut presque le
vertige de considérer le vide qu’il lui offrait en échange. Oui, les craintes
de son père étaient valables. Comme elle, il aimerait que quelque chose
survienne pour empêcher l’inéluctable. Quelque chose d’aussi fort qu’un miracle
que seul l’amour pourrait envisager. Mais, comme son père, il ne voyait pas
d’alternative à la situation. Sa seule planche de salut, c’était de se trouver
sur une voie qui lui épargnerait, peut-être, le terrain des opérations au
Vietnam. Mais, de cela, il n’était pas encore sûr : il avait besoin de
passer au travers de l’École des Renseignements pour se faire une idée plus
juste de la réalité.
Si Serge pouvait la voir pendant qu’il
parlait, il observerait une scène surréaliste. Au moment où il lui faisait part
de ses appréhensions concernant le théâtre de la guerre, des larmes
ruisselaient sur son visage pendant qu’elle essayait, par une certaine
intonation, de neutraliser l’expression de son chagrin. Elle venait d’avoir
conscience qu’une petite manifestation de sa douleur avait, un peu plus tôt,
apporté à son fiancé un niveau d’accablement qu’elle aimerait lui épargner, au
moment où sa vie était en danger. Mais Serge n’était pas dupe. Il comprit très
bien le drame qui se jouait dans le cœur de Claudine et il sentit sa flamme se
raviver comme la braise dans l’âtre, sous l’action du soufflet. Après avoir,
pendant plus d’une demi-heure, étanché leur soif de l’un et de l’autre, ils se
décidèrent à raccrocher, la mort dans l’âme, certain, chacun de son côté, que
le couple s’approchait de la zone des tempêtes, que les récifs pointant à
l’horizon ne rendaient que plus dangereuse.
En dépit de toutes les raisons qu’il avait
d’être mélancolique, c’est une petite phrase, tout à fait anodine, de Claudine
qui avait apporté le coup de grâce à Serge. Elle laissait entendre que son
père, par ailleurs, très pessimiste sur la possibilité qu’il pût être épargné
du Vietnam, verrait mal qu’elle passe son temps à se morfondre, sans essayer de
trouver une alternative à sa douleur. Si Claudine avait pris conscience des
effets que cette remarque pouvait produire dans l’esprit de Serge, elle se
serait, à coup sûr, abstenue de la faire. Mais ce n’était pas le cas. Bien loin
de le rassurer comme elle en eut le réflexe, elle avait, à son insu, distillé
dans sa conscience un venin dont le temps de maturation, pour être lent, n’en
était que plus toxique. Mais, pour le comprendre, faisons un pas en arrière.
Depuis que M Saint-Pierre avait perdu sa
femme, à part une idylle sans lendemain, à quelques années de son veuvage, avec
une amie de sa femme, on ne lui connaissait aucune relation tendant à donner
une mère à Claudine. En fait, dès le lendemain du décès, il était devenu, à la
fois, le père et la mère de la fillette. A partir de l’adolescence, là où le
père, en général, laissait la place à la mère pour anticiper les besoins des
filles et même créer les occasions pouvant en permettre la satisfaction, c’est
lui qui assurait cette fonction avec un dévouement tout maternel.
Il aimait beaucoup Serge en qui il voyait,
potentiellement, un gendre sérieux et intelligent qui pourrait assurer le
bonheur de sa fille et le développement du patrimoine familial. Mais la
direction que prenait son destin l’inquiétait au plus haut point, certes, pour
l’intégrité de sa vie, mais surtout pour le sort de Claudine qui lui serait
étroitement attaché. Non seulement Serge ne pouvait-il pas revenir au pays, du
moins avant le changement du régime politique, mais le départ de sa fille pour
le rejoindre à New-York lui semblait une entreprise cauchemardesque. Au moment
où ce dernier risquait de se voir affecter aux contingents appelés à grossir
les forces étatsuniennes au Viet-nam, la situation ne lui parut receler aucune
perspective heureuse pour elle. Il n’était donc pas question qu’elle songe à se
marier au cours de son séjour à New-York. Au contraire, par la force des choses
et en raison de son amour pour sa fille, il en était venu à se demander, s’il
ne convenait pas de mettre en question, la validité de ses fiançailles. Cela
avait pris la forme d’un nouvel intérêt pour Yves Bernal, le fils d’un ami du
Club Altitude. Ce jeune homme, grand sportif et brillant causeur, était bien
perçu dans un certain monde pour sa maîtrise des codes de la bonne société,
alors qu’ailleurs, on lui faisait grief de n’avoir pas vraiment de statut
personnel. Il se contentait d’exister à l’ombre du prestige tutélaire de sa
famille. Sa trajectoire académique eût été brillante s’il avait accepté de se
soumettre à la discipline du travail et de l’effort. Mais il avait sans doute
estimé que ces contraintes n’étaient pas nécessaires à la réussite de sa vie,
car, à chaque fois, il préférait s’arrêter en chemin, plutôt que de prendre les
moyens pour parvenir à ses fins. Ses études en droit et en administration
participaient de la même démarche. A chaque fois, faute de mettre tous les
moyens de son côté, il avait dû les abandonner.
Au moment où nous le découvrons en
relation avec M Saint-Pierre, il occupait une fonction dans la gestion des
affaires de son père et fréquentait, comme ce dernier, le Club Altitude. Quand
il répondit à l’invitation à dîner de M
Saint-Pierre, Claudine était un peu surprise, mais ne voyait rien
d’anormal. De fait, ce fut une agréable soirée, où l’art de la conversation
s’était manifesté de manière splendide. Très informé de tout ce qui se passait
dans le monde et maniant la langue avec bonheur, M. Bernal fut, par moments,
brillant au grand plaisir de M Saint-Pierre, qui trouvait quand même le moyen
de jouer les faire-valoir, ne manquant pas de souligner ses boutades
époustouflantes et ses bons mots percutants. D’ailleurs, la conversation se
poursuivit longtemps après son départ, car tous les détails de la soirée
faisaient l’objet de commentaires. M. Saint-Pierre voulait savoir comment
Claudine avait trouvé M. Bernal, si elle avait passé une bonne soirée, si elle
pensait qu’il en était de même pour lui et, si à son avis, il n’a pas mal
interprété telle ou telle remarque qu’il a faite au cours du dîner. Claudine
était un peu étonnée de l’insistance de son père à passer au crible de son
jugement, les moindres petits faits qui jalonnaient le cours du dîner, mais
elle ne s’en formalisait pas davantage.
Son étonnement était monté d’un cran,
cependant, une semaine plus tard, quand son père revenait sur l’assurance que
dégageait la personnalité de M. Bernal et l’annonçait, tout de go, comme
commensal à son prochain dîner d’anniversaire. A partir de cet instant, elle
commença à voir son père sous un autre jour. Sans avoir la certitude de ce dont
il s’agissait, elle flaira quelque chose de tout à fait contradictoire avec
l’image qu’elle avait de lui jusqu’alors. Se pouvait-il qu’il vît en lui le
gendre qu’il voudrait avoir? Si c’était le cas, elle avait bien des choses à apprendre
sur son père, dont le poids relatif de certaines valeurs dans l’évaluation
globale de sa personnalité.
Néanmoins, elle avait maintenu son opinion
en suspens, attendant la soirée d’anniversaire pour réorganiser sa perception à
son sujet. Pourtant, loin que ses craintes en fussent ruinées de la dynamique
des situations, elles en sortaient renforcées, quand ce dernier insistait pour
qu’elle se plaçât, à table, en face de M. Bernal.
Elle croyait avoir été une hôtesse
parfaite, montrant de l’intérêt à tous les convives et à la rescousse de ceux
qui risquaient de briller par leur silence. Mais, ostensiblement, son père
attendait davantage d’elle en ce qui concerne particulièrement M.Bernal. Son
but, lors de ces rencontres sociales, était de lui fournir l’occasion d’un
intérêt, pouvant la détourner de la seule chose qui la préoccupait, soit
l’avenir de sa relation avec Serge. Or, il avait bien vu qu’il n’en était rien.
C’est d’ailleurs à cette époque que date sa remarque de la voir se trouver une
alternative à sa douleur plutôt que de passer son temps à se morfondre.
Mais si Claudine faisait silence sur
plusieurs aspects de sa situation familiale, Serge avait tôt fait de flairer, à
travers ses sous-entendus, le drame qu’elle vivait, de se trouver au centre de
manœuvres, parfois assez subtiles, pour la porter à une remise en question de
ses fiançailles. Bien sûr, il avait confiance en sa fidélité à son égard, mais
il savait aussi que la faiblesse est humaine et que les comportements héroïques
ne le sont, qu’à la mesure des enjeux qui sont en cause. A défaut d’être présent dans ces
circonstances et de pouvoir aider Claudine à faire face à la situation, il eût
aimé la réconforter en lui faisant entrevoir un avenir radieux de la floraison
de leur amour. Mais l’horizon lui apparaissait plutôt bouché. Seule la vision
infernale du Vietnam avec son cortège d’horreurs, se présentait à son esprit.
C’est dans une telle disposition qu’il se trouvait, au moment de clore
l’entretien avec Claudine, à son retour à l’appartement, cet après-midi-là.
Fatigué et déprimé, il se jeta sur son
lit, les yeux fixés au plafond à essayer de trouver une solution, tantôt à la
situation que vivait Claudine à Port-au-Prince, tantôt à son départ inéluctable
pour le Vietnam et, enfin, à une situation globale qui semblait, apparemment,
sans issue.
Deux heures plus tard, sa situation
n’avait pas évolué d’un iota, sauf qu’il avait, cent fois, fait le tour du
cercle vicieux, comme un rat pris dans une ratière. Une teinte violette se
laissait percevoir en face de lui, à travers la fenêtre. Celle-ci s’ouvrait sur
le jardin. Prenant conscience que le soir tombait, il se leva prestement et
alla se placer dans l’embrasure, comme si, poursuivant sa quête, il cherchait
dans les ombres qui s’engouffraient déjà sous le feuillage de la pommeraie, on
ne sait quelle alternative à sa douleur. Un hélicoptère se maintint dans son
champ de vision, quelque moment, dans un vacarme assourdissant que striaient,
ça et là, les sirènes des ambulances et les klaxons des automobiles. Dans le
désarroi de cette soirée mélancolique qui ne lui ouvrait aucune voie sur
l’avenir, ne pouvant rester en tête-à-tête avec sa solitude et compte tenu de
l’engourdissement torpide qui le gagnait petit à petit, il referma la porte
derrière lui et se jeta, à tout hasard,
sur le trottoir. Les voitures passaient à toute vitesse au coin du boulevard.
L’heure de pointe se prolongeait très avant dans la soirée pour des raisons
inconnues. A cet instant, il se surprit à penser que si un accident lui
arrivait, il serait obligé, par la force des choses, de quitter le circuit
infernal dans lequel il était emprisonné. En même temps, il se rendait compte
que personne ne saurait ce qui lui serait arrivé, de façon à prévenir sa famille
et Claudine. La vue de sa mère et de sa fiancée en pleurs s’imposa à lui. Il en
était tellement bouleversé que devant traverser la rue, il prit mille
précautions pour éviter le moindre accident.
Une voiture qui s’arrêta à côté de lui,
après avoir dû appliquer frénétiquement les freins, l’obligea à chercher des
yeux le conducteur et à s’interroger sur son intention. Quelle ne fut pas sa
surprise de voir la silhouette de son ami Benoit, se dessiner à travers la
vitre légèrement teintée de la portière. L’instant d’après, il filait à côté de
lui dans une direction inconnue, remarquant à peine le flot des clients que
déversaient les magasins à leur fermeture.
Dans sa situation psychologique, ce fut
une rencontre providentielle. Elle lui apportait un dérivatif à sa douleur,
laquelle était en train de prendre possession de tout son être. La dernière
chose qui lui serait venue à l’esprit, ce serait de savoir si la destination de
son ami convenait à ses attentes. Car, à part les problèmes qui lui taraudaient
l’esprit et qui attendaient d’impossibles solutions, il n’avait aucune attente…
Quand Benoit, après avoir quitté
l’autoroute sur laquelle il s’était engagé une demi-heure plus tôt, parvint au
faubourg de South Village, sans savoir pourquoi, Serge eut l’impression de
pénétrer dans un autre monde. Cela ne lui prit pas longtemps, néanmoins, avant
de comprendre qu’il était entré dans un secteur de la ville, essentiellement
habité par des immigrés originaires de l’Amérique centrale et des Caraïbes. D’ailleurs,
s’il pouvait encore avoir des doutes, les sonorités musicales qui lui
parvenaient, dès que la voiture s’engagea sur Highland Street, avaient tôt fait
de lui apprendre, qu’il était dans un contexte presque familier. Bien sûr, ce
n’étaient pas les rythmes Compas et les meringues de tous genres qui avaient
agrémenté ses loisirs de collégien, mais il se reconnaissait autant dans les
salsas et les sambas entendues et qui étaient, en quelque sorte, naturalisées
depuis des lunes dans le pays de sa jeunesse. Il y avait loin de cette musique
à celle qu’il entendait souvent le soir de sa fenêtre et qui montait tout droit
des profondeurs de l’âme noire. Avec sa prescience de danseur, il lui arrivait
d’en anticiper le swing diabolique auquel pouvaient se prêter les accents
syncopés des modulations jazzistiques.
Parvenu à la hauteur d’une maison d’où
partaient les trilles d’une trompette, les deux amis descendirent de voiture
comme s’il était clair pour Serge, depuis longtemps, que telle était leur
destination. La salle de danse était déjà bondée. Deux jeunes filles, à défaut
de partenaires masculins, semblait-il, dansaient entre elles. Bien avant que les arrivants leur fussent présentés, ces
derniers furent happés dans une sorte de sarabande, où ils se retrouvaient,
successivement, avec l’une ou l’autre des filles. Et comme les pièces musicales
se succédaient en enfilade, sans aucune transition, ils étaient, d’une certaine
façon, à la merci de ces filles pour qui le besoin de danser jusqu’à en perdre
haleine, semblait transcender tout le reste. Ce n’est pas avant demi-heure
environ après leur arrivée, qu’ils s’arrêtèrent pour prendre un verre,
permettant à Serge d’apprendre que la danseuse essoufflée qui lui avait valu de
faire état de tout son savoir-faire, était une congénère d’immigration récente,
qui répondait au nom de Paola. A la fin de sa semaine de travail, c’était sa
manière de s’aérer l’esprit, que de venir se retremper dans cette ambiance
musicale, qui lui rappelait ses week-ends à Port-au-Prince.
Quand trois heures plus tard, Serge, de
même que son compagnon, décida de tirer sa révérence après s’être bien amusé,
il dut promettre à Paola qu’il l’appellerait, ainsi que cette dernière semblait
le souhaiter.
De fait, dès le lendemain, une nouvelle
rencontre devait avoir lieu. Serge espérait qu’elle se ferait chez elle, mais
prétextant son insatiable besoin de danser, elle avait préféré retenir un bar
attenant à une piste de danse. Elle portait un fourreau noir qui la faisait
onduler comme une sirène et que rehaussait un sautoir de perles, soulignant une
poitrine stratégiquement pigeonnante. Avec un maquillage à l’avenant, elle
était extrêmement aguichante et, en la voyant descendre du taxi comme une
reine, Serge se demandait si c’était vraiment pour lui qu’elle était en
campagne. D’un côté, il était fier d’avoir été, selon toute probabilité,
l’objet de l’étalage de tant de beauté, d’un autre, il avait peur d’avoir
libéré une force qui pourrait s’avérer incontrôlable. Alors qu’hier, il pensait
avoir perçu quelle jeune femme elle était, aujourd’hui, elle lui parut rien de
moins que mystérieuse, n’ayant rien à dire sur elle-même, comme si sa vie
n’avait pas d’histoire et était sans importance. En contrepartie, les moindres
petits gestes ou les moindres propos de Serge étaient significatifs de quelque
chose et avaient, par conséquent, un grand intérêt pour elle. Si elle en était
venue à indiquer ses goûts en musique, c’était parce que son interlocuteur
avait été sollicité à faire état des siens. Il en était de même pour ses
lectures préférées qui, comme par hasard, étaient, à quelques auteurs
près, les mêmes que pour ce dernier.
Cette conversation, cent fois interrompue, pourrait-on dire malgré elle, était
rythmée par le va-et-vient sur la piste de danse que la lumière tamisée
emplissait d’un halo de mystère. En s’abandonnant lascivement dans une musique
de bolero, la main caressant ostensiblement la nuque de Serge, Paola s’exhibait
dans une attitude des plus explicites. Paradoxalement, cela suscita, bien qu’à
son corps défendant, la crainte de Serge. Il se rendait compte qu’il gravissait
les premières marches d’une aventure sentimentale qui risquait de ne pas être
tranquille. D’autant qu’il ne s’était pas fixé un tel but. En fait, il n’avait
pas de but du tout. Il avait simplement sauté sur une opportunité, sans se
poser la question de savoir, jusqu’où il voulait aller. Par la force des choses
et, surtout, en raison de l’insistance de Paola, ils avaient convenu de se
rencontrer, comme cela lui arrivait dans le passé avec d’autres filles, sans
que cela eût des suites nécessairement. Il pensa à Marjorie et à Vanessa qui
étaient restées ses meilleures amies et avec qui, il était sorti, à quelques
reprises, à l’époque de sa vie de collégien.
La musique venait de finir et en lui
cédant le pas, Serge la regardait regagner sa place, à l’autre bout de la
salle, dans une cadence chaloupée de danseuse. En imagination, il vit alors
s’élargir son halo de mystère, pendant qu’elle obtenait que Serge la rencontre
à nouveau dans ce bar, la semaine prochaine. En l’entendant se congratuler de
sa rencontre avec lui, Serge se demandait comment expliquer qu’il fût devenu,
tout à coup, le messie affectif de cette beauté, aux pieds de laquelle, il
verrait, à coup sûr, beaucoup d’hommes avant lui. A plusieurs reprises, il
voulut l’informer de ses interrogations à son sujet, mais il estimait que le
moment de telles libertés n’était pas encore arrivé. La prochaine fois, sa
perception aura eu le temps de s’enrichir davantage et ses propos pourraient
être plus pertinents. D’ici là, il tâchera de patienter. C’est sur de telles
dispositions qu’ils se séparèrent, à une heure avancée de la nuit, Serge lui
offrant de la raccompagner à son domicile, alors qu’elle déclina l’offre, au moment
de monter dans un taxi.
CHAPITRE X
En achevant de lire la lettre, Serge, de
mauvaise grâce, éructa : « Le sort en est jeté.» Il n’y avait plus
maintenant d’alternative. Dans un mois, il devra se présenter à l’École des
Renseignements de l’armée… Tant qu’il n’avait pas reçu cette maudite lettre, il
lui restait encore un petit peu d’illusion. Maintenant, les choses étaient
claires. Et avant que ne commençât son embrigadement, il réfléchissait à la
façon d’utiliser le temps qui lui restait. Vaguement, l’idée de Paola
s’imprégna à son esprit et il songea à prendre les moyens de la revoir, quand
il dut décrocher le téléphone qui sonnait : il paraît, lui dit Benoit, que
des espions à la solde du tyran étaient à l’œuvre à New-York, avec la mission
d’éliminer les opposants les plus virulents du gouvernement. Vu qu’on ignorait
les personnes visées, il convenait d’être très prudent dans les contacts et les
lieux fréquentés. Bien entendu, Serge ne manqua pas de remercier son ami, mais
perdu qu’il était dans la grande ville de New-York, il ne se sentit nullement
dans l’insécurité et, sans le lui dire, se promit de n’envisager aucune
précaution particulière dans ses déplacements. Le soir même, après avoir
répondu à une lettre de Claudine, il prit l’autocar en direction d’un club
fréquenté par des congénères haïtiens.
Sans s’annoncer, la pluie commençait à
tomber, d’abord faiblement, puis avec plus de force, au fur et à mesure qu’on
avançait. Parvenu au Centre-ville, à proximité d’un amphithéâtre jouxtant une
station de subway, le chauffeur et ses passagers pouvaient observer le
spectacle d’une trombe d’eau qui dévalait la pente, à l’intersection de la rue Church
et Charleston. Elle charriait sur son passage des sacs d’immondices éventrés et
des résidus de la tonte d’une pelouse, ayant dû être, par leur abondance, ceux
d’une grande cour. Par-ci, par-là, des détritus laissés par le courant,
jonchaient le trottoir. Au fur et à mesure que l’autocar quittait le quartier
commercial, plus personne ne se voyait dans la rue, laissant la place à une
kyrielle de voitures qui semblaient s’être données le mot d’aller à tombeau
ouvert et d’éclabousser tout ce qu’il y avait des deux côtés de la rue. Une
vague inquiétude commençait à se manifester à l’esprit de Serge :
allait-il y avoir des activités au club par un temps pareil? N’eut-il pas mieux
valu qu’il fût resté chez lui? Il regrettait presque qu’il se fût laissé convaincre
par Benoit d’aller y faire un tour, sous prétexte de trouver un dérivatif à ses
préoccupations. Quand, une heure plus tard, il mit pied à terre, rien en effet
dans l’aspect des lieux, ne le porta à penser au club, dont la réputation
dépassait bien les limites de la ville. Ce qu’il y voyait, c’était un édifice
assez terne, qui ne différait en rien des maisons qui jalonnaient cette section
de la rue. Mais quand il pénétra à l’intérieur, il découvrit une salle d’une
étendue que rien ne permettait d’anticiper de l’extérieur. Sauf qu’elle était
relativement vide, à part un groupe de gens qui discutaient, à sa grande
surprise, de la répression politique; on décida de faire silence, en attendant
de le situer sur une échelle idéologique. Mais quand quinze minutes plus tard,
on sut qu’il était un ami de Benoit, les langues se délièrent et la
conversation reprit son cours comme auparavant.
--Quelqu’un d’entre vous les connaît-il, fit le gérant
du club?
--Moi, j’en connais trois. Il paraît qu’ils sont cinq
dont deux avec des missions spéciales qui peuvent aller jusqu’à l’exécution…
Ils investissent les lieux où nos congénères sont susceptibles de se trouver.
C’est pourquoi, je ne serais pas surpris de les rencontrer ici.
--Luc, peux-tu nous donner quelques renseignements sur
ceux que tu connais, répartit le gérant?
J’aimerais rendre le filtrage plus efficace à l’entrée.
--Je pourrais te fournir ces renseignements demain, au
plus tard. En attendant, je peux déjà te dire
que le trio compte une très belle jeune femme qui n’a aucunement
l’apparence de son rôle.
Tous les
yeux étaient rivés sur Luc. A l’époque, New-York était, certes, une des villes
les plus violentes du monde. A y circuler la nuit, on pouvait risquer, à tout
moment, de se faire dévaliser ou même d’y laisser sa peau. En dépit d’une telle
situation, la ville ne restait pas moins un havre de paix pour les opposants au
régime en place en Haïti. Bien entendu, ils n’étaient pas sans avoir des
préoccupations multiples, mais ils avaient
perdu l’habitude de regarder à droite et à gauche, chaque fois qu’il
faisait un pas. Ce sentiment de sécurité était, pour beaucoup d’entre eux, la
dimension la plus intéressante de leur immigration, au point d’arriver souvent,
à neutraliser la nostalgie qui revenait sporadiquement les hanter.
--C’est curieux, enchaîna un autre, le fait que tous
les régimes répressifs ne se développent jamais sans leur Mata-Hari. Il y a là
un filon qui dépasse les services de renseignements et qui devrait intéresser
les théoriciens de la philosophie politique ou de la sociologie. On se serait
attendu à ce que le Marcuse d’Eros et civilisation
apporte sa contribution à cette question, mais ce n’était pas le cas.
--Peut-être qu’il te laisse le champ libre
Jean-Claude…Pourquoi le penseur que tu es ne nous mitonnerait pas un petit
essai sur cette question brûlante. Cela nous avancerait tellement dans la lutte
que nous menons contre les criminels au pouvoir au pays!
Un rire comprimé se voyait ostensiblement
sur les visages auxquels l’ironie du propos n’avait pas échappé. Luc se
contentait de rire jaune parce que Jean-Claude était son ami.
Serge qui était encore un
inconnu, malgré sa référence à Benoit, ne pouvait, par ailleurs, pas manquer de
provoquer encore de la suspicion. C’était le sens de la question du gérant.
--Connaissez-vous le Valcour qui a été dénoncé, il y a
quelques mois, dans La Vérité, le journal gouvernemental?
--C’était moi. Je m’appelle Serge Valcour. Je venais à
peine de quitter le pays. Et il se mit à raconter, pour la première fois depuis
qu’il est à New-York, ses aventures en Haïti, la trahison de son groupe
politique par Paul Garceau, l’exécution de ses amis, les péripéties de son
séjour à New-York, ainsi que la perspective de son départ pour le Vietnam.
En racontant son histoire, Serge crut voir
la tension qui se manifestait dans l’assistance réagir comme un soufflé, à la
baisse de l’intensité du feu. L’un d’entre eux ne manqua pas, néanmoins, de
marquer un brin de scepticisme, en lui demandant d’expliquer pourquoi il n’a
pas été trahi par Garceau comme ses amis. Un autre était plutôt intrigué du
fait qu’à peine arrivé au pays, il se voyait recruter d’office pour le Vietnam,
alors que ce n’était pas le cas pour ses congénères vivant dans cette ville
depuis longtemps. Mais, il faut croire que ses explications convainquirent ses
interlocuteurs, car ni l’un, ni l’autre ne réclamait de renseignements
supplémentaires. Au cours de la discussion, néanmoins, Serge sentait sourdre
ses propres interrogations.
--A défaut de nous donner le nom de cette jeune fille,
poursuivit-il, pourriez-vous nous indiquer à quels traits il serait, éventuellement, possible de
l’identifier?
--Je ne l’ai vue qu’une fois. Par conséquent, ce que je
peux en dire risque d’être très approximatif. Je me souviens tout de même
qu’elle est grande, sûrement au-dessus de la moyenne des femmes. Elle est belle
avec des sourcils bien dessinés. Quand je l’ai vue, sa chevelure tirant vers le
brun, lui tombait en torsades sur les épaules. Était-ce dû à la coiffure à ce
moment-là? Je ne saurais le dire. Elle avait une mise élégante et raffinée,
et des bijoux à l’avenant, qui la
situaient dans une certaine aisance.
--Dans un pays comme le nôtre, il y a une variété
innombrable de nuances épidermiques entre le noir et le blanc. A laquelle la
rattachez-vous?
-- Elle est ce qu’on appelle une brune en Haïti. Mais ce qui retient
l’attention surtout en la voyant, c’est son port altier et dominateur, de l’air
d’une personne qui ignore le regard des autres.
La pluie qui s’était arrêtée, recommençait de plus belle, accompagnée, cette fois, de rafales de vent. Par la fenêtre, on voyait les branches se livrer à des contorsions abracadabrantes, pendant que les feuilles étaient emportées dans un tourbillon vertigineux. Sous la porte, le sifflement du vent, par l’éventail de ses nuances, exprimait toute la gamme d’intensité des rafales. Rien qu’à l’entendre et à en voir les assauts dans les branches, le gérant savait que la soirée était sur une pente dangereuse. Déjà deux appels venant de musiciens, s’enquéraient de la décision des responsables : allait-on renvoyer, à une autre fois, les activités de la soirée ou les maintenir en dépit de la tempête? Après une demi-heure d’incertitude et, devinant que les gens n’oseraient pas s’aventurer sous le mauvais temps, il décida de tout laisser tomber.
La pluie qui s’était arrêtée, recommençait de plus belle, accompagnée, cette fois, de rafales de vent. Par la fenêtre, on voyait les branches se livrer à des contorsions abracadabrantes, pendant que les feuilles étaient emportées dans un tourbillon vertigineux. Sous la porte, le sifflement du vent, par l’éventail de ses nuances, exprimait toute la gamme d’intensité des rafales. Rien qu’à l’entendre et à en voir les assauts dans les branches, le gérant savait que la soirée était sur une pente dangereuse. Déjà deux appels venant de musiciens, s’enquéraient de la décision des responsables : allait-on renvoyer, à une autre fois, les activités de la soirée ou les maintenir en dépit de la tempête? Après une demi-heure d’incertitude et, devinant que les gens n’oseraient pas s’aventurer sous le mauvais temps, il décida de tout laisser tomber.
Serge n’était pas grandement déçu de la
situation. A défaut de pouvoir se divertir, il avait rencontré des gens avec
qui il pouvait échanger des idées et se sentir à l’aise. N’était-ce pas,
d’ailleurs, son loisir de prédilection en Haïti, avant l’époque de son
militantisme? Que de fois n’avait-il pas refait le monde, lorsqu’il s’amusait
avec ses amis, à décortiquer la politique mondiale dans le contexte de la
guerre froide! Autant dire qu’une heure d’autocar, par ce temps de chien,
n’était pas pour lui un pensum. Depuis son arrivée à New-York, c’est la première fois qu’il
s’était trouvé en compagnie d’un groupe si important d’Haïtiens, à causer de tout
et de rien. Mais surtout, cette rencontre le laissa sur une hypothèse qui
agissait dans son esprit comme un brûlot. Tellement, que le temps d’arriver à
son appartement, il était presque gagné à l’idée que celle dont on parlait au
club, n’était autre que l’objet, depuis peu, de ses émois.
Déjà, il envisageait de quelle façon il
devait faire face à la situation : il ne conviendrait pas de la démasquer,
comme il en avait d’abord l’idée. Cette stratégie avait ses inconvénients au
point de vue politique et il préférait ne pas s’y exposer. Il lui parut plus
approprié de jouer les naïfs, du moins provisoirement, en lui laissant
suffisamment de corde pour pouvoir se pendre avec.
Au fond, malgré sa déception, il était
plutôt content de ce qu’il venait d’apprendre sur le compte de Paola. Avant, la
rencontre en esprit de l’image de cette dernière, à côté de celle de Claudine,
lui causait bien des scrupules. Cette impression, en s’évanouissant comme par
magie, lui permettait l’économie d’une indécision. Il est vrai que l’enjeu
n’avait jamais été Claudine ou Paola, mais plutôt Claudine et, confusément, Paola
en appendice, du moins, provisoirement. Mais tel quel, c’était trop compliqué
pour lui. Comme si ce n’était pas assez de devoir composer avec la situation
que ses conditions de vie à New-York imposent à sa fiancée!
Dès le lendemain, il reçut un appel de
Luc : la jeune femme du groupe d’espions haïtiens serait prénommée Andrée-Lise. Serge ne marqua aucune surprise. Les indices
accumulés jusqu’à présent étaient suffisamment révélateurs pour que cette
information devînt superflue. Pourtant, à la réflexion, elle n’était pas
inutile, elle lui apportait, a priori,
l’objection à une parade qui pourrait s’avérer nécessaire de la part de cette
femme.
En attendant, Serge anticipait déjà ce que
pouvait être leur rencontre prévue pour le surlendemain, dans ce bar qui
commençait à leur devenir familier.
Il la voyait arriver dans son fourreau
noir comme la dernière fois, la tête altière dans sa démarche ondulatoire
caractéristique. Les clients s’arrêteraient de boire pour la voir se rendre à
sa table, dans cette attitude hautaine et mystérieuse qui la suit comme son
ombre. Malgré tout, il serait fier d’elle. Tout de suite après son
installation, il lui offrirait à boire et elle réclamerait un brandy Alexander,
à moins de jeter son dévolu sur un café calypso pour commencer, avant de passer
à un cocktail. En attendant d’être servie, elle voudrait savoir comment il se
portait, connaître ses activités dans les détails, les rythmes auxquels il s’y
adonnait, en groupe ou seul etc. Ces questions ne se donneraient pas pour un
interrogatoire en règle. Elle est trop habile pour cela. Elle s’arrangerait
pour ne pas laisser voir les bouts de ficelle qui pendraient. Pour le dérouter,
elle risquerait de montrer de l’intérêt pour des questions insignifiantes,
cachant ses véritables préoccupations pour des renseignements stratégiques sous
une épaisse couche d’indifférence.
Elle se montrerait avenante et toute
aménité au cours de l’entretien, se réservant, cependant, d’offrir une
dimension impénétrable de sa personne, toutes les fois que le hasard de
l’échange la mettrait sur la sellette. Si bien, qu’au terme de la soirée, Serge
ne saurait rien qu’il ne sût déjà. Entre autres, qu’elle est conseillère en
tourisme au consulat, que son emploi lui laisse beaucoup de latitudes au plan
des horaires de travail, en raison des multiples déplacements qu’elle était
appelée à faire et, tout compte fait, que sa vie ne présentait pas beaucoup
d’intérêt.
Bien entendu, Serge essaierait d’aller
au-delà de cette carapace, se promettant d’utiliser des subterfuges logiques
pour la pousser à ses derniers retranchements et obtenir, par la force des
choses, sa reddition, au moins sur quelques éléments problématiques de sa vie.
Ce serait sa version optimiste de la joute entre eux; mais il craindrait que sa
version pessimiste ne soit plus réaliste, compte tenu des attributs
intellectuels supposés à sa partenaire. Dans cette perspective, il lui prêtait
déjà des stratagèmes de haut calibre pour faire diversion sur ses activités
obscures, tout en le laissant enlisé dans le marais des insignifiances et des
invraisemblances.
Ainsi, Serge serait bien pourvu pour
faire face à cette rencontre qui, il le sentait, risquerait d’avoir des suites
fâcheuses et, peut-être même, des conséquences politiques pour toute la
communauté haïtienne de New-York.
Assis au même coin que naguère, dans cet
angle qui lui permettrait de contrôler la porte d’entrée, il commanderait un
double scotch à être servi pur. Il lui semblerait que la chaleur et les
effluves de l’alcool seraient un élément non négligeable, dans l’épreuve qu’il
s’apprêterait à livrer contre les charmes de Paola. Il avait beau savoir que
c’était un prénom d’emprunt, il y aurait quelque chose en elle qui l’attachait
davantage au faux et qui le porterait à vouloir le garder, du moins,
provisoirement.
Quand finalement sa silhouette se découpa
dans le clair-obscur de l’entrée, il douta que ce fût elle, avant de
l’identifier quelques secondes plus tard, dans sa démarche cadencée. Néanmoins,
il crut percevoir quelque chose de différent dans cette démarche éloignée de
l’entrain affiché auparavant. Mais, ce qui le surprenait davantage, c’était sa
mise en général. Bien entendu, elle était encore élégante, mais pas de cette
élégance lumineuse et un tantinet ostentatoire de leur dernière rencontre.
Quelque chose en elle avait changé, qui affectait autant sa mise que sa façon
d’être. Elle apparaissait moins hautaine et moins altière que dans l’image
qu’il en gardait. L’expertise de son maquillage ne se retrouvait pas dans les
procédés minimaux qu’elle affectait, cette fois-ci. Elle attirait néanmoins
toujours les regards dès deux côtés de l’allée centrale, ce qui témoignait,
s’il était besoin, que son attrait n’était pas essentiellement dû à sa parure.
Mais elle n’avait cure des yeux rivés sur elle. Elle semblait poursuivre le fil
d’une idée, ce qui lui conférait une apparence de concentration, dans laquelle
Serge ne l’avait jamais vue auparavant. Tout ceci lui donnait aux yeux de ce
dernier, un air tout à fait singulier et, s’il ne croyait opportun de renvoyer
à plus tard ses commentaires, il l’aurait accueillie avec de grandes
interrogations sur son comportement.
A la vérité, Paola ne lui laissa pas le
temps de s’interroger bien longtemps, car, à peine assise, elle lui révéla
qu’elle avait un grand secret à lui confier. Pendant quelques minutes, elle lui
parla de ses fonctions dans les services secrets du gouvernement et de son rôle
dans sa relation avec lui. Et comme si Serge ne le savait déjà, elle lui avoua
qu’il courait un grand danger. Pas seulement s’il s’avisait de retourner en
Haïti : ici à New-York, le danger n’était pas moins grand. Des agents
avaient pour mission de supprimer des militants d’opposition beaucoup moins
compromis que lui. Ce n’est pas tous les jours qu’on avait pour objectif d’opération, un adversaire politique qui avait fomenté le plan de
renverser le régime dans le cadre d’une révolution et d’instaurer à sa place un
système socialiste. Généralement, le service se contentait de poissons moins
gros. Par conséquent, s’il voulait échapper à son destin qui, dans le contexte
des luttes politiques, semblait tout tracé, il avait besoin de se tenir loin
des clubs fréquentés par les exilés ou les émigrés haïtiens, lieux stratégiques
privilégiés d’épuration du service.
Et comme si elle prenait, tout à coup,
conscience du rôle qui avait été le sien auprès de Serge, changeant de ton,
elle lui dit, mortifiée, qu’elle n’était pas celle qu’il pensait. Elle est,
dit-elle, un vil personnage qui n’est pas digne de son attention et encore
moins de sa confiance et dont la fonction n’était pas autre chose, que de
rabattre des gens comme lui et, le plus souvent, moins important que lui, dans
les filets de la répression gouvernementale.
Si elle ne s’était jamais enorgueillie de
cette fonction, elle n’éprouvait pas, pour autant, des sentiments de
culpabilité à exécuter les exigences de sa charge. C’était, en tout cas, la
situation jusqu’à très récemment. Tant qu’il n’était qu’un nom sur une feuille
de papier, elle n’avait aucune répugnance à jouer les rôles qui lui étaient
demandés. Cette attitude n’avait pas pu, néanmoins, résister à l’expérience de
la rencontre avec lui. Elle en avait pris la mesure une fois parvenue à son
appartement. Au début, elle ne
comprenait pas ce qui lui était arrivé; elle se sentait confuse. Un sentiment
duquel, des activités domestiques avaient eu, provisoirement raison, avant
qu’il ne rebondisse au moment de se coucher. C’est ainsi qu’après avoir passé
sa nuit à réfléchir à son rôle au service des renseignements et les
conséquences désastreuses qu’il pouvait avoir sur le destin des gens comme lui,
elle en était venue, au matin, à mettre en question la poursuite de sa
collaboration à ce service. Au moment où je vous parle, continua-t-elle, j’en
fais encore partie officiellement; mais c’est une question de temps.
Moralement, je l’ai déjà quitté depuis
plus de vingt-quatre heures, tout en sachant que moi aussi, je devrai apprendre
à raser les murs et à regarder à droite et à gauche, avant de m’aventurer dans
certains lieux de rassemblements populaires. Déjà, ai-je dû envisager mon
déménagement à bref délai : ce sera fait, d’ici demain, avant que ma
lettre de démission ne parvienne à l’ambassade, histoire de leur rendre la
tâche de me retrouver, si elle ne s’avère pas déjà des plus difficiles, un peu
plus ardue que ce n’est le cas d’habitude.
Depuis le jour où j’ai accepté de
m’enrôler, j’ai appris à connaître une des règles d’or du service . «
Quand c’est nécessaire, le service congédie, mais personne ne démissionne. »
De fait, à ma connaissance, personne avant moi n’avait jamais démissionné
depuis l’instauration du service. J’ai pris le risque, sans le considérer
ainsi, car l’enjeu est tellement plus important…Il y est question de votre vie,
M. Valcour, et dois-je le dire, je crois que je vous aime!
Serge était sidéré. L’était-il davantage
de la déclaration d’amour de Paola ou de sa participation comme espionne au
service des renseignements? Il ne saurait le dire, pas plus qu’il ne pourrait
dire, de quoi était rempli le silence qui suivit la tirade de son
interlocutrice. Quand finalement il revint de son mutisme, c’était pour y aller
d’une réflexion qui trahissait tout son drame intérieur.« dois-je vous
remercier de risquer votre vie pour sauver la mienne, répondre à l’expression
vibrante de votre amour pour moi ou seulement vitupérer l’espionne en vous, qui
aurait pu me conduire tout droit, sous les balles d’un agent de votre
service? »
A vous de
juger, répondit Paola, les yeux baissés, les regards perdus dans les arabesques
qui festonnaient le tapis de l’allée centrale, comme si, là, résidait la clé de
son drame psychologique.
L’instant d’après, Serge entreprit, sans
grande conviction, de lui expliquer pourquoi les relations évoquées entre elle
et lui n’étaient pas possibles, que ses sentiments à son endroit étaient un
leurre pour elle, s’ils ne l’étaient pas pour lui et que, de toute façon, ils ne
pourraient pas avoir d’effet puisqu’il était déjà attaché ailleurs. En
conséquence, continua-t-il, il lui était encore possible de revenir sur la
décision de quitter le service de renseignements et qu’il lui sait gré des
informations, qu’au demeurant, il possédait déjà. Sur quoi, elle rétorqua à
Serge qu’il n’avait rien compris, ouvrant la vanne d’un dialogue, qui devait se
prolonger à une heure avancée de la matinée. Au terme de l’entretien, la décision de Paola de quitter
le service de renseignements s’était trouvée
renforcée, pendant que Serge, de son côté, se débattait affreusement
dans un état de déséquilibre psychologique.
C’est dans
cette disposition d’esprit qu’il regagna son appartement. Un vent frais chassa
devant lui les amas de neige disséminés le long des talus. Ils se répandaient
dans l’air en fines gouttelettes adamantines qui venaient mourir sur son
visage, dans une impression fugace de chatouillis. Serge savourait cette
sensation qui, pendant quelques instants, le distrayait des deux images chères
et, pourtant, oppressives, qui prenaient le contrôle de son esprit. Ce fut,
d’une part, celle de Claudine, aux prises avec les ardeurs de M. Bernal et la
complaisance, à cet égard, de M Saint-Pierre; de l’autre, l’image de Paola qui
a trouvé son chemin de Damas, à cause de sa rencontre avec lui et qui lui avait
peut-être sauvé la vie en risquant la sienne.
Pourtant, il était écrit qu’avant d’entrer
à l’École des Renseignements de l’armée, il connaîtrait toute la gamme des
sentiments, car à peine avait-il franchi le seuil de sa demeure, qu’il tomba
sur une lettre de Claudine lui annonçant son arrivée pour le lendemain, chez sa
cousine Alexandra. Il n’avait pas sitôt fini de la lire que le téléphone sonna.
C’était Claudine qui voulait s’assurer qu’il avait bien reçu sa lettre et a été
prévenu de son arrivée. Après quelques échanges lapidaires, il fut convenu que
Serge serait à l’aéroport à l’attendre.
En déposant le récepteur, Serge était
agité par des sentiments tellement contradictoires, que pendant un long moment,
il eut comme la sensation d’être dans les montagnes russes. Les enjeux de sa
situation étaient si cruciaux qu’ils le projetaient dans un état constant de
déséquilibre : chaque plan idyllique que son imagination lui permettait d’entrevoir,
semblait être le prélude à des perspectives négatives qu’il ne pouvait prévoir.
Malgré que l’arrivée inopinée de Claudine
lui fît un immense plaisir, en répondant à un vœu qu’il avait ardemment
caressé, sans avoir jamais osé le lui formuler, elle n’ajoutait pas moins à la
somme de préoccupations qui bouillonnaient dans son cerveau, depuis quelque
temps. D’abord, pour combien de temps allait-elle être à New-York? Il n’avait
pas pensé à lui poser la question…Était-ce possible qu’il dût gagner l’École de
Renseignements avant son retour en Haïti? Allait-elle vouloir qu’il fût plus
précis dans son plan d’avenir qu’il ne l’avait été, jusque-là, au téléphone?
Par ailleurs, comment devra-t-il réagir à la démarche de Paola? Si elle lui
était indifférente, il n’y aurait pas de problème. Mais la confession qu’elle
avait faite sur son appartenance politique et les rôles qu’elle avait joués,
n’avaient pas effacé l’émoi qu’elle avait fait naître en son cœur, lors des
rencontres antérieures. Maintenant qu’il était persuadé que sa déclaration
d’amour n’avait rien des manœuvres perfides d’une espionne, comment y faire
face? Devra-t-il affronter la situation, plutôt
que d’y répondre par des moyens élusifs? Et si d’aventure il prenait le
désir à Paola de le relancer, pendant que Claudine serait dans le paysage?
Ainsi donc, Serge avait le sentiment de vivre un moment de grande intensité
émotionnelle qui commandait des mesures d’urgence sur plusieurs plans en même
temps. Ce n’était pas la première fois qu’il repassait dans les chemins ardus
de ces sentiments contradictoires et, de façon régulière, il faisait face
toujours aux mêmes données, soit, entre autres, son profond amour pour Claudine
et son grand désir de lui aplanir la route de l’avenir. Il se rendait compte,
qu’à cet égard, sa volonté n’était pas à la mesure de ses désirs et il en
éprouva une profonde frustration, tout en se demandant, chaque jour, ce qu’il
pourrait faire, sinon pour compenser ses manques et ses incapacités, du moins,
pour l’empêcher de désespérer tout à fait. C’est dans un tel contexte que le
personnage de Paola dans le paysage commençait sérieusement à l’inquiéter.
Pourtant, le problème qu’il avait, ne se
réduisait pas au modèle de l’homme écartelé entre deux objets d’amour. Il vivait
quelque chose de plus profond, dont il ne prenait pas conscience du premier
coup. La réalité ne lui apparaissait que très tard, quand l’obscurité de la
nuit avait mis en déroute ses inhibitions de la journée.
Bien sûr, ses rencontres précédentes avec Paola,
n’avaient pas manqué de le mettre en émoi. Sa déclaration d’amour avait fait le
reste, en le jetant dans un trouble sans pareil. Mais de savoir, en même temps,
qu’elle était une espionne et qu’il s’en fallait de peu, qu’elle ne le livrât
pieds et poings liés aux exécuteurs de la police secrète, aurait dû être assez
fort pour le guérir de sa sensibilité à son égard.
Pourtant, son inclination vis-à-vis
d’elle, loin de décroître, se renforçait paradoxalement. Sans qu’il s’en rendît
compte, la mystique judéo-chrétienne du rachat de la faute par le repentir
avait fait son œuvre. Acculé au pardon comme à la seule voie possible, il se
sentait dépositaire d’une responsabilité vis-à-vis de Paola : sa
confession l’avait, en quelque sorte, rédimée à ses yeux et lui avait ouvert la
porte de son cœur, comme à l’enfant prodigue, la porte de la maison du père. Et
dans la joie de la conversion dont il était le principe, il crut reconnaître les éléments de l’allégresse générale qui avait accueilli
le retour du fils dilapidateur, malgré la hantise d’une pensée de Mme du
Deffand. «Les femmes, disait-elle, ne sont jamais plus fortes que lorsqu’elles
s’arment de faiblesse.» Mais il ne s’y arrêta pas, se refusant à considérer
qu’il aurait pu être le jouet d’une comédienne. A compter de cet instant, toute
la question était de savoir, comment assumer cette responsabilité vis-à-vis de Paola,
sans qu’elle fasse ombrage à sa relation avec Claudine.
Il avait déjà pris de grands risques dans
sa vie et livré des combats contre la peur et les forces d’inertie liguées,
pour maintenir Haïti dans un état permanent de décomposition. A plusieurs
reprises, il était passé très près de laisser sa peau. Néanmoins, il avait
l’impression que la lutte qu’il se livrait à lui-même, dévoilait une douleur
dont la nature lui était tout à fait inconnue. Auparavant, ses combats
mettaient en question son courage et sa volonté, mais il les sentait comme
prédéterminés pour accomplir quelque chose d’extérieur à lui. Il se souvenait
bien du mot de Georg Lukàcs : « Le destin est ce qui vient à l’homme
de l’extérieur. » Mais, cette fois, les choses se passaient entre lui-même
et lui-même, loin des forces extérieures, sur la scène de son esprit et de son
cœur. Mais, après avoir pataugé un bon moment dans ces idées sombres, changeant
de perspective, il crut, malgré tout, avoir été le jouet du destin, le jour où Paola
s’était trouvée sur sa route. Il n’avait rien fait pour la rencontrer; il
passait par hasard dans ce club, à l’invitation de Benoit, sans prévoir la
cascade d’événements qui allait débouler de cette rencontre.
Autant à certains moments il se glorifiait
de sa liberté et de sa capacité de choisir son chemin dans la vie, autant il
aimait à penser que sa liberté n’était pour rien dans son drame. Subitement,
les lumières de l’appartement s’éteignirent. Ouvrant la fenêtre, il remarqua
qu’une nuit d’encre avait enseveli le jardin et les espaces alentour. Une
coupure d’électricité, se dit-il. Et, sous le coup de l’émotion de la soirée,
il pensait que ce n’était pas le moindre des paradoxes que ce phénomène qui
bouleversait des dizaines de milliers de gens fût, à son avis, moins important
que le « black-out » qu’il sentait au fond de lui.
CHAPITRE XI
Dans la voiture qui les conduisait cet
après-midi-là à travers les rues de New-York, Serge et Claudine n’en
finissaient de rappeler les événements, petits et grands, qui ont jalonné leur
vie respective, depuis les quelques mois de
séparation. Cela ne faisait pas un an, mais chacun, de son côté, avait
l’impression qu’un laps de temps beaucoup plus long s’était écoulé depuis ce
jour fatidique. C’est ainsi que poussée par Serge, Claudine en était venue à
évoquer les rapports difficiles avec son père, dès le moment où il avait
commencé à multiplier les invitations à M. Bernal.
Au début, elle ne savait pas où il voulait
en venir; mais, très vite cependant, quand les rapports avec ce dernier étaient
mis en perspective, avec la distance qu’il semblait prendre par rapport à ses
fiançailles, les choses étaient devenues claires pour elle. Pour toutes sortes
de raisons, il ne croyait plus en Serge. A défaut de voir sa fille adopter la
même attitude que lui, il avait essayé de forcer les choses, en la mettant dans
la situation d’accepter la cour assidue de M. Bernal. Et sur l’insistance de
Serge, elle raconta de long en large, les multiples situations dans lesquelles elle
avait dû monter aux barricades pour sauver leurs relations.
Ces propos soulevèrent une grande émotion
chez Serge. Il se désespérait de penser que sa bien-aimée était pourtant
appelée à revivre, peut-être, pendant longtemps encore, cette situation difficile
dans l’incompréhension, voire l’animosité de son père. Une fois de plus, il
revivait cette séquence d’être acculée au pied du mur, quand il a la conviction
de perdre, au moins temporairement, l’autonomie de ses mouvements.
Pourtant, quel ne fut pas son étonnement
d’entendre Claudine le rassurer! La probabilité qu’elle retourne au pays
était faible, à moins qu’il ne dût effectivement partir pour le Vietnam. Cela
impliquait qu’elle allait s’arranger pour rester à New-York jusqu’à son départ
pour le front, si tel devait être le cas.
Le conducteur gara la voiture au bord du
trottoir, près de Central Park, pour permettre à un passager de se désaltérer.
Une grande agitation régnait sur les lieux. On était en train de tourner un
film et, non loin de l’endroit où ils se trouvaient, des camions remplis
d’équipements cinématographiques étaient stationnés à l’entrée du parc. A
quelques mètres de là, des éphèbes bronzés en tenue de sport, dont on ne savait
s’ils étaient des badauds ou des acteurs requis pour la circonstance,
déambulaient dans une des allées du parc. Tandis que Claudine s’amusait de
cette rencontre inopinée, en croyant reconnaître l’actrice d’un film qu’elle
avait vu en Haïti, Serge était autrement préoccupé. Devant la perspective d’un
séjour prolongé de sa fiancée à New-York, il essayait de voir de quelle façon
conduire sa barque, pour que cela fasse le moins de vagues possibles. Car c’est
un fait, Claudine est arrivée à un moment où il était passablement déséquilibré
psychologiquement. Il se sentait comme un boxeur qui venait de se faire asséner
un double crochet de gauche à la mâchoire, sans avoir pu encore recouvrer ses
moyens. Les autres promeneurs s’émerveillaient de ce qu’ils avaient sous leurs
yeux, alors que lui réfléchissait aux possibles raisons, pour que Paola eût
tant insisté à lui parler. Il avait d’abord tenté de renvoyer la rencontre
souhaitée à une date ultérieure, mais il avait vite fait de comprendre que, ce
faisant, il risquait de passer à côté d’une réalité qui impliquait son
intégrité physique ou morale. Cela avait donc été suffisant pour le porter à
prendre rendez-vous avec elle au début de la soirée, dès qu’il aura raccompagné
Claudine chez Alexandra.
La rencontre eut lieu, ce soir-là, dans un
petit restaurant, non loin de la cinquième avenue. Il avait été choisi par Paola parce qu’elle s’y
sentait plus à son aise qu’ailleurs. C’était encore le printemps, mais l’été
était dans l’air depuis longtemps, même au restaurant, créant les conditions
d’un exhibitionnisme assez précoce pour la saison. De partout, de longues
jambes s’offraient aux regards, prenant leur revanche de l’enfermement hivernal
qui avait trop duré.
Paola était arrivée avant Serge. Elle
était habillée simplement, mais il y avait quelque chose en elle qui
transformait tout et l’empêcherait toujours de passer inaperçue. Quand Serge
arrivera dix minutes plus tard sans être en retard, il s’empressera de
connaître l’objet des inquiétudes de Paola, entraînant cette dernière dans un
exposé qui ravivait aux yeux de Serge, la précarité de la situation de l’un et
de l’autre.
Naguère, quand Paola travaillait au
service de renseignements, elle avait accès à un fichier sur tous les exilés
haïtiens vivant aux États-Unis. L’information colligée ne concernait pas seulement l’individu, mais aussi les
principaux membres de sa famille. En prenant sa décision de quitter le service,
elle avait détruit non seulement les données le concernant, lui Serge, mais
également celles relatives à une dizaine d’autres jeunes dont la vie était en
danger.
De sorte qu’il ne lui avait pas suffi de
faire ce que personne avant elle n’avait pensé à faire, soit déserter le
bateau, mais elle avait, de plus, saboté, au moins en partie, la machine de la
répression dans des dossiers jugés essentiels. Cet acte et toutes les
informations qu’elle possède, faisaient d’elle un élément tellement dangereux
pour l’organisation, qu’on chercherait par tous les moyens à l’éliminer. Ce
n’était pas une hypothèse, c’était une certitude basée sur une connaissance
intime des procédés en usage. Aussi se doutait-elle de la forte réaction qui
allait s’ensuivre, quoique sans la promptitude qu’on serait porté à penser.
S’il le faut, le service saurait prendre du recul pour pouvoir frapper avec
précision, à la mesure des dommages
estimés.
Par conséquent, sa vie était devenue
grandement en danger. Et parce que Serge lui était associé, dans l’esprit des
gens du service, elle faisait nécessairement l’objet d’une attention
particulière qui l’obligerait, lui aussi, à déménager sans tarder. Dorénavant,
il lui faudra en plus, être très
vigilante dans ses déplacements.
Pendant qu’elle parlait avec flamme, Serge
la regardait avec une telle intensité, qu’on eût dit qu’il lisait dans son âme.
Alors que sa vie était en danger, c’est davantage la vie de Serge qui semblait
l’inquiéter.
Promets-moi,
disait-elle, que tu vas déménager d’ici deux ou trois jours, sinon…Et elle
s’était arrêtée comme on s’arrête brusquement devant un précipice.
Depuis le jour où elle avait fait sa
déclaration d’amour, elle s’était abstenue de telle manifestation. Certes, la
réaction de Serge avait été pour beaucoup dans cette attitude. Elle aurait pu,
alors, réfuter les allégations selon lesquelles, les relations entre elle et
Serge n’étaient pas possibles, comme si cette émotion était d’ordre
instrumental ou technique, mais elle avait préféré passer outre, sentant que
Serge n’avait pas ses coudées franches sur ce plan. Cela n’avait nullement
entravé l’évolution de ses sentiments et l’émotion que ceux-ci généraient chez
elle. Sauf qu’elle avait pris la mesure des choses et avait appris à garder ses sentiments dans le fond de son
cœur, tout en étant incapable de neutraliser toutes ses voies d’expression.
Elle s’informait des lieux que les activités de Serge le porteraient à
fréquenter et lui donnait des conseils sur la façon de déjouer les stratégies
des agents qui seraient à sa recherche. Mais surtout, elle lui indiquait des
personnes et des lieux à ne pas fréquenter, des habitudes à ne pas avoir et des
précautions à prendre au téléphone.
Pendant qu’elle parlait, Serge était
ébloui par une lumière qui irradiait de son âme comme un soleil et dont seuls
ses yeux, il était sûr, avaient la capacité de capter. Il se demandait au fond
de lui-même, comment est-il possible qu’une telle lumière ait été maintenue
sous le boisseau d’un service policier? Et comme si elle se doutait des
questions qui s’agitaient dans l’esprit de Serge, elle enchaîna sans
transition, sur le mode de la confidence.
Lors d’une rafle mémorable à Port-au-Prince
qui a valu à plusieurs dizaines d’opposants d’être arrêtés, j’avais 19 ans et
j’étais en 2ème année à Normale Sup. Mon père était parmi les
opposants arrêtés ce jour-là. Cela avait créé une détresse incroyable dans la
famille, d’autant qu’on connaissait bien le scénario. On savait qu’on ne
risquait plus de le voir vivant, une fois qu’il serait envoyé à Fort Dimanche.
Sur ces entrefaites, j’ai été approché par une femme qui agissait pour le compte
d’un membre influent du régime, lequel voulait me rencontrer. Le jour du
rendez-vous, j’ai compris que ce membre influent était une autre femme bien
connue qui, à l’époque, en effet, avait non seulement beaucoup d’ascendants sur
les activités du parti, mais aussi beaucoup de cruautés à son actif à l’égard
des opposants. Ce qu’elle me proposait,
c’était de travailler pour le régime à New-York, si je voulais que mon père
soit relâché. A l’époque, avec la méconnaissance que j’avais des dimensions
souterraines de la pratique politique, j’avais pris cette proposition comme une
bénédiction .Pourvu que mon père soit préservé de Fort Dimanche et puisse
rester en vie! Étant donné qu’alors, je faisais déjà des démarches pour aller
étudier à l’étranger, je n’avais jamais dévoilé à mes proches, encore moins à
mon père, les conditions de mon départ. On croyait généralement que j’avais
bénéficié d’une bourse d’études. Il est vrai que j’avais poursuivi les
études commencées en Haïti, mais en plus
de cela, j’avais dû acquérir une formation plus adaptée aux exigences de mon
travail. De sorte que si je ne prétends pas tout connaître sur les services de
renseignements, j’ai, au moins, les rudiments nécessaires pour savoir ce qui
vous attend à l’école de Renseignements de l’armée étatsunienne.
Serge commençait à comprendre. Il avait
encore d’autres interrogations, mais il commençait à comprendre que Paola
n’avait pas vraiment choisi son chemin dans la vie, du moins, jusqu’à ce
qu’elle le rencontre. Ce jour-là, elle avait envoyé tout promener pardessus
bord, à ses risques et périls. Il se trouvait donc dans ce restaurant, devant
une personne qui a « choisi », peut-être pour la première fois de sa
vie et qui, par le fait même, l’interpellait sur le choix qu’il devrait faire à
son tour. Devrait-il l’envoyer promener par-dessus bord, une fois pour toutes?
Telle était la question douloureuse et cruelle qui lui traversait l’esprit.
Mais il n’eut pas l’occasion d’y réfléchir davantage, à cause de l’invitation
de son interlocutrice à lui parler un peu de lui-même.
--Pouvez-vous, en passant, laisser tomber M. Valcour? A
mon tour, si vous le permettez, je vous tutoierais.
--Je ne voulais pas initier le changement, mais cela
fait longtemps que je l’attends de ta part. Je sais quel opposant tu as été en
Haïti, mais à quoi as-tu carburé? Quel a été le fer de lance de tes prises de
position, de tes actions?
--C’est une grande question que tu me poses, car
moi-même, je n’ai pas de certitude là-dessus. Je suppose que mes lectures m’ont
orienté, à peu près, dans cette direction. Mais, des fois, je me demande si
seulement le fait de naître dans ma famille, avec un parti pris en faveur de
tous ceux qui sont marqués au coin d’un déficit quelconque, n’a pas été le
déterminant fondamental de mes convictions.
Avant de prendre sa retraite, mon père
était un ardent défenseur de la justice. Comme avocat, il lui arrivait de
défendre gratuitement des clients pauvres, au grand dam, parfois, de la partie
adverse, surtout quand elle était le parti au pouvoir. En ce qui concerne mes
croyances religieuses, j’ai été trop abreuvé de principes évangéliques,
d’abord, par ma mère, ensuite, pendant une partie de ma trajectoire scolaire au collège des
religieux, pour que cela ne vous marque pas et qu’il ne vous reste rien.
--Je le soupçonnais, mais je voulais en avoir la
confirmation. Aussi surprenant que cela puisse te paraître, vu ma propre
trajectoire, nos milieux familiaux se ressemblent. Comment se fait-il que nous
soyons si différents?
--Nos différences sont illusoires, Paola. Les principes
qui t’ont porté à mettre en question ton rôle au service de renseignements sont
de la même famille que ceux qui me faisaient agir.
Le serveur leur apportait l’addition. Ils
se rendaient compte que, bientôt, ils devaient se quitter. Serge aurait aimé
dire à Paola combien il était transporté de sa présence, combien les moments
passés avec elle lui étaient doux et combien il avait hâte de la revoir, mais
s’il pouvait courir le risque de voir ses sentiments être découverts, il en
était tout autre que d’en apporter verbalement la confirmation, surtout s’il
devait lui expliquer qu’il était fiancé et qu’il comptait bientôt se marier.
Mais plus grave encore, il ne pouvait pas lui dire que la rencontre avec elle
l’avait, d’une certaine façon, fait vaciller sur ces certitudes au sujet de
Claudine. Il ne pouvait pas lui dire, car il venait pour la première fois d’en
avoir conscience.
Mais le cœur de Paola avait deviné bien
des choses ce soir-là. Quand elle quitta ce restaurant dans le taxi qui la
ramenait chez elle, sa joie était grande. Pour la première fois, elle était
certaine que Serge ne lui était pas indifférent. À défaut d’être certaine qu’il
l’aimait, cela lui donnait des ailes pour faire face aux inconvénients de sa nouvelle
vie.
Comme il était prévisible, Serge rentra chez
lui plus bouleversé qu’il n’avait jamais été dans le passé. En franchissant le
couloir attenant à son appartement, il aperçût un homme à mine patibulaire
qu’il n’avait jamais remarqué auparavant. Cette constatation le ramenait aux
conseils qui lui avaient été précédemment prodigués par Paola. Il se demandait
s’il n’était pas en présence d’un agent du service des renseignements sous un
déguisement. Pendant un certain moment, cela lui avait suffi comme diversion à
son trouble. C’est ainsi qu’il ouvrit la porte de son logis en pensant, moins à
sa situation d’écartèlement entre Claudine et Paola, mais plutôt à la nécessité
de prendre tous les moyens pour assurer sa sécurité.
Cependant, il était écrit qu’il n’aurait
pas la tranquillité d’esprit ce jour-là, car à peine arrivé, il trouva une
lettre qui eut la vertu de reléguer au second plan, l’essentiel de ses
préoccupations de la journée. En effet, il était requis de se présenter, une
semaine plus tôt, à l’École des Renseignements de l’armée. L’heure à laquelle
il était attendu était déjà connue, de même que le numéro de la salle où l’on
devait procéder à son admission. Il n’avait donc pas de temps à perdre pour
être prêt au moment voulu. D’autant que la base où se trouvait l’école était
approximativement à quatre cents kilomètres de New-York. Il eut le réflexe
d’appeler Claudine et de l’en informer. Il se ravisa et composa plutôt le
numéro de téléphone de Benoit, très heureux d’entendre sa voix et, surtout,
revenu de son inquiétude due à son absence prolongée. A plusieurs reprises, il
avait essayé sans succès de le joindre. Où était-il passé? Avait-il quitté
New-York? Une femme qu’il avait hâte de connaître, était certainement
là-dessous, disait-il. Quand voudra-t-il la lui présenter? Dans sa hâte de
formuler des questions qui lui brûlaient les lèvres, il n’avait pas entendu la
molle protestation de Serge : c’est un cas de coïncidence malheureuse, car
il n’avait pas quitté New-York. Cependant, il comptait vraiment lui dire adieu
bientôt, du moins pour quelque temps. Et il fit part à son ami de l’obligation
qui lui était faite, d’avoir à se présenter à l’École des Renseignements de
l’armée, aussi vite que la semaine prochaine. Sur quoi, après quelques secondes
d’ahurissement, Benoit s’offrit à le conduire, prétextant que cela lui
permettra de visiter une région qui lui était à peu près inconnue.
Rassuré d’une certaine façon, Serge appela
Claudine dont la déception se manifesta très fortement, en apprenant qu’il
devait la quitter dès la semaine prochaine. Elle avait cru pouvoir jouir
davantage de sa présence avant ce jour fatidique. Mais puisqu’il ne pouvait
rien faire pour échapper à ce rendez-vous inéluctable, elle espérait, au moins,
pouvoir l’accompagner, jusqu’à cette école qu’elle haïssait déjà. Serge n’avait
pas eu de difficulté à la rassurer de ce côté, lui disant de quelle façon il
comptait s’y rendre.
Ce changement inopiné, dans les derniers
jours de Serge à New-York, eut pour conséquence de le porter, à la suite de son
entretien avec Paola, à mettre en question le scénario de son déménagement sur
lequel il avait commencé à réfléchir. Il savait que ce faisant, il prenait un
risque, mais il était prêt à l’assumer.
Comme il voulait en discuter avec Paola,
pour ne pas utiliser son téléphone, il descendit dans une cabine téléphonique
publique au coin de la rue. A l’instar de Claudine, Paola était amèrement déçue
de la précipitation d’un événement qu’elle attendait sans, bien sûr, le souhaiter.
D’autant qu’il arrivait au moment le plus inopportun de la dynamique des
relations entre elle et Serge. Elle se félicitait que ce dernier lui eût promis
de lui écrire, car cela lui enlevait la nécessité d’une telle initiative. Elle
n’aurait donc pas à souhaiter d’avoir de ses nouvelles, se contentant d’espérer
qu’il pût avoir le temps pour cela, dès les premiers moments de son
installation.
Au cours de la conversation, Serge
s’avisa de l’immobilisation d’une voiture à quelques mètres du poste téléphonique.
Cette constatation, qui était d’abord anodine, commença à changer, quand ses
regards tombèrent sur le conducteur, un grand dégingandé, d’origine africaine
avec des rouflaquettes trop régulières pour n’être pas postiches et qui lui
donnaient l’air de certains personnages d’agents secrets, dans certaines
émissions d’après-midi pour enfants. L’idée lui vint alors de jeter un coup
d’œil sur les deux passagers. A leur col monté, leurs lunettes fumées et leur
mine rébarbative, il se laissa envahir par une crainte qui lui rappelait les
conseils de Paola un peu auparavant. Et sans essayer de vérifier si l’objet de
ses craintes était réel, sitôt l’échange téléphonique terminé, il décampa avec
l’envie réprimée de prendre ses jambes à son cou, pour laisser, néanmoins,
prévaloir une dégaine nonchalante et insouciante, comme s’il n’avait même pas
remarqué la présence de ces louches individus. En se disant tout
bas : « n’importe où, sauf à l’appartement », il se lança
dans le premier taxi qui passait, en observant convulsivement s’il était suivi.
Après deux ou trois kilomètres et s’être rassuré qu’il n’y avait pas âme qui
vive jusqu’au bout de la rue, il mit pied à terre et reprit la direction du
retour, en prenant mille précautions à l’approche de son logis. Quand il fut
sûr que personne n’était dans les parages, il sortit du bistrot dans lequel il
était entré, une vingtaine de minutes auparavant et s’aventura dans la section
de rue où se trouvait son logis. Après avoir inspecté les alentours, il se
décida à entrer, non sans avoir exploré le couloir menant à son appartement, en
ayant presque hâte de quitter New-York et ses dangers.
CHAPITRE XII
L’École des
Renseignements de l’armée se trouvait au Maryland. Plus précisément, à
Holabird. Le voyage avait été long. Plus long qu’il n’aurait été, sans les
circonstances qui l’expliquaient et les dispositions psychologiques qui en
découlaient. Serge et Claudine auraient aimé faire ce voyage dans de meilleures
conditions. Pour l’un comme pour l’autre, c’était leur première occasion de
sortir de New-York et de humer les effluves des campagnes étatsuniennes.
Pourtant, c’est à peine s’ils avaient eu le temps d’observer l’aménagement de
ces grandes prairies, que le printemps venait de couvrir d’une mince couche de
verdure. Les pâles rayons du soleil, en se reflétant sur la rosée de la nuit,
leur donnaient une teinte argentée. Pénétrés de la tristesse de ce moment, ils
avaient, chacun vaguement, l’impression de mettre le pied sur la première
marche de leur descente aux enfers.
La voiture filait à 90kms à l’heure, dans
le matin clair. Sur la banquette arrière, un silence lourd de tout ce qu’ils
avaient sur le cœur donnait d’eux une impression de profonde morosité. Ils
n’étaient dérangés que par les propos de Benoit et de sa compagne qui, de temps
à autre, les invitaient à regarder tel site ou tel paysage. Des fois, il se
contentait de les prendre à témoin, en écoutant la radio, de l’évolution des
tendances musicales en Haïti.
Quand finalement, ils parvinrent à
Holabird, c’est dans un bistrot au bord de la route, qu’ils attendirent l’heure
du rendez-vous de Serge et, bien entendu, le moment de la séparation. Claudine
le vit à la manière d’une déchirure, comme si quelque chose d’irrémédiable
venait de survenir. Ce sentiment s’imposa à elle avec une telle force, quand
Serge eut franchi la dernière étape qui la séparait de lui, qu’elle pleura comme
un bébé, pendant que Karine, la compagne de Benoit, essayait de la consoler.
Cela dura quinze minutes environ. Puis, sans transition, elle retint ses
larmes, arrangea ses cheveux et se perdit dans la contemplation de l’horizon,
en attendant le signal du retour. N’était-ce le timbre sonore de la voix de
Benoit qui la rappela à elle-même, elle n’aurait pas aperçu, non loin d’elle, à
travers un treillis de fils métalliques bordant une cour attenante à la base,
des soldats s’exerçant au base-ball. Elle n’aurait pas eu besoin de cette
réalité anodine pour la brancher, derechef, sur Serge et les difficultés de sa
relation avec lui. Mais elle ne pleura pas comme elle l’eût fait auparavant,
vrillant de ses regards un panneau attaché au treillis et qui semblait contenir
la solution de sa situation problématique.
Elle était encore enlisée dans ses pensées
marécageuses, quand la voiture démarra en direction de New-York, laissant
Holabird sous un voile d’ombres, comme un insecte englué dans une toile
d’araignée.
Mais la réalité était tout à fait
différente du côté de Fort Holabird. Était-ce
naïveté de la part de Serge? Il était loin de l’avoir imaginé dans ses
exigences et son prosaïsme. A peine arrivé, il avait dû se contraindre à
plusieurs activités dont il ne soupçonnait pas la nécessité. Pourtant, ce n’est
pas par hasard qu’il avait été affecté à cette école. Il le devait, entre
autres, à sa performance de 135 au test du Q.I. Beaucoup de ceux qui étaient
ses condisciples cotaient à plus de 120 à ce test, et il se mit à réfléchir à
la complexité et à la multiplicité des voies du déterminisme.
Très vite, il avait dû se colleter à des
cours sur la gestion des dossiers relatifs à l’ennemi, sur l’utilisation des
codes et le décodage des messages, sur l’interprétation cartographique et
l’analyse des photos aériennes. Le défi de ces cours ne résidait pas dans les
cours eux-mêmes, mais dans sa difficulté à se décentrer de lui-même et à
s’occuper d’autre chose que les problèmes qui l’habitaient en permanence. Il
était à Fort Holabird, mais son âme était ailleurs. Pourtant, les cours les
plus difficiles étaient à venir. Ils concernaient l’interrogation des
prisonniers et les méthodes barbares et inhumaines consacrées à cet effet, au
nom de l’efficacité. D’autant que la formation dans ce domaine était loin d’être
théorique. Elle allait être servie par un sergent-instructeur qui avait
préalablement peaufiné ses méthodes sur le terrain, dans les marais de Da Nang
ou dans les tranchées de Cu Chi au Nord de Saïgon, où était basée la 25ème
division d’infanterie à laquelle il appartenait, un peu avant le déclenchement
de l’opération « Destruction »
Mais les cours, les plus prisés
intellectuellement, traitaient du contre-espionnage vers lequel, d’ailleurs, la
hiérarchie militaire se faisait fort de
rabattre une partie des éléments d’élite. Bien entendu, Serge était du nombre.
Il comprit que depuis longtemps, les données sur lui circulaient dans les
officines de l’armée, alors qu’il était maintenu dans l’ignorance la plus
complète. Deux corps d’armée se l’arrachaient, la marine et l’infanterie
jusqu’à ce que la volonté du colonel O’Donnell de la sécurité militaire
l’emportât sur les autres. Dès le début, il comprit que son Q .I et
d’autres éléments de son background, dont sa connaissance du français, en
faisait un sujet d’une certaine importance dans la fonction du décodage des
messages-radio de l’ennemi. Le Front National de Libération (FNL) utilisait
cette langue dans sa stratégie de communication, pour faire échec, à la fois,
aux soldats de l’armée gouvernementale sud-vietnamienne, ainsi qu’aux
Étatsuniens qui les encadraient.
Par une ironie des événements, lui qui ne
croyait pas à la légitimité de la guerre et qui, volontiers, prendrait la
défense des Vietnamiens contre les Yankees envahisseurs, le voilà un pion dans
la stratégie de la sécurité militaire étatsunienne. L’absurdité de la situation
lui donnait presque le vertige. Comment est-il possible qu’un tel rôle lui soit
dévolu, lui qui, hier encore, rasait les murs en Haïti pour éviter de se faire
descendre par les sbires de la dictature en place. Comment arrivera-t-il à
déjouer les traquenards placés sur son chemin, par cette volonté omnisciente et
omniprésente de l’armée étatsunienne?
Longtemps, cet après-midi-là, pendant son
installation, il resta à penser à son destin. Il s’était toujours vu comme
quelqu’un de réfléchi, capable de se donner des objectifs et des moyens de les
atteindre malgré beaucoup de difficultés. Même sous la dictature haïtienne, il
avait encore une certaine marge de manœuvre, ne fût-ce que l’espace de liberté
que permettaient les opérations clandestines. Maintenant, il avait vaguement
l’impression, que son théâtre d’opération venait, paradoxalement, de se réduire
aux dimensions d’un rectangle de tapis, dans un des territoires les plus
étendus de la planète, et en relation avec l’armée la plus puissante du monde.
Pourtant, le temps de passer à la cafétéria, sa décision était prise : il
savait qu’il lui sera toujours difficile de faire valoir sa volonté, mais il
refusera d’abdiquer, de céder le dernier mètre carré par quoi il se considère
comme un homme libre de ses mouvements. A défaut de trouver la fissure par
laquelle il pourra passer pour témoigner de sa volonté, il s’arrangera pour la
créer, quelque prix que cela lui en coûte.
C’est à ce moment seulement que le monde
extérieur, qui avait cessé d’exister, se manifestait à ses yeux. En pénétrant
dans cette salle qui résonnait d’éclats de rires sonores de soldats en train de
se restaurer, il eut l’impression d’avoir, tout à coup, sur lui, des dizaines
de paires d’yeux, comme s’il témoignait d’une singularité particulière. A la
vérité, il se contentait d’être nouveau et cela était suffisant pour le mettre
en relief dans ce milieu.
Il n’alla pas se mettre seul dans un coin,
comme il en avait l’intention. Il s’invita plutôt à une table occupée par trois
personnes dont il n’était pas certain qu’ils étaient des soldats. De fait, ils
n’en étaient pas et cela lui fit plaisir. Et tout à coup, il prit conscience
d’un autre paradoxe de sa situation. Alors que tout ce qu’il faisait depuis des
mois n’avait d’autre but que de faire de lui un soldat et, potentiellement,
engagé dans la guerre qui n’en finissait d’agiter les milieux de gauche et la
jeunesse étatsunienne, il ne pouvait supporter l’état de soldat, voire même, la
proximité de ce dernier, comme s’il était le seul à avoir été piégé par la
machine de guerre en action aux États-Unis.
--Êtes-vous en Amérique depuis longtemps, lui demanda
le grand blond du trio?
--J’y suis né et j’y ai toujours vécu, répondit-il.
--Pourtant, je reconnais, par votre accent que vous
êtes étranger, remarqua le noir.
--C’est vrai que né aux États-Unis, je n’y suis pas
resté longtemps; néanmoins, j’ai toujours vécu en Amérique.
Après un échange de regards, le rouquin
des trois enchaîna :
--Comment pouvez-vous soutenir que vous avez toujours
vécu en Amérique si vous n’y êtes pas resté longtemps?
--Je suis né ici, mais j’ai vécu en Haïti jusqu’à
récemment.
Ils se regardèrent derechef, se demandant probablement
si le nouveau venu essayait de se payer leur tête. Au moins, jusqu’à ce que le
grand blond, revenu d’une profonde réflexion, laissa tomber
sentencieusement :
--La prétention de l’ami…Tu
t’appelles comment, à propos?
--Serge pour votre service…
--La prétention de Serge n’est
pas nouvelle. Beaucoup de gens du continent se réclament le nom d’Américain
depuis longtemps.
--Tu veux dire, répartit le rouquin, que les Argentins,
les Jamaïcains et les Cubains seraient des
Américains?
--Oui, selon cette prétention.
Et les trois, en se tapant les cuisses,
y allèrent d’un rire si sonore qu’ils attirèrent l’attention de la dizaine de
soldats qui achevaient de dîner à la table voisine. Le temps de quelques
échanges, tout le monde comprit que, pour le nouveau venu, « les
Cubains sont des Américains. » L’ineptie leur parut immense et, à la
mesure de l’ironie tordante d’un loustic qui fit remarquer, en corollaire, qu’à
son avis, « les Américains sont des Cubains. »
C’est ainsi que sans demander son reste,
Serge quitta la cafétéria après une entrée qu’il eût voulue moins remarquée.
Bien entendu, il se sentit, dans un premier temps, un peu froissé dans son
orgueil. Néanmoins, l’instant d’après, en plaçant les choses dans une autre
perspective, il en vint à banaliser l’expérience qu’il avait faite, trouvant
qu’il témoignait simplement de l’ignorance des soldats et, se convainquant, une
fois de plus, qu’il n’avait rien de commun avec eux malgré qu’il fût pris pour
partager leur objectif.
L’après-midi ne le trouva pas enlisé dans
les retours infinis sur sa rencontre avec les soldats. Il songea plutôt à
Claudine. Il eût toujours voulu paver de roses, les sentiers qu’elle était
appelée à fouler. Pourtant, il n’aura réussi qu’à parsemer de ronces son itinéraire,
depuis leurs fiançailles. A son souvenir, son cœur s’emplit de sentiments
suaves, mêlés d’accents de culpabilité, comme s’il était responsable de son
cheminement chaotique dans la vie et, par voie de conséquence, de toutes les
difficultés qu’elle a connues à cause de lui.
Là-dessus, interrompant sa réflexion, il
s’appliqua à lui écrire. Jamais auparavant, il ne lui avait écrit une aussi
longue lettre chargée de tous les sentiments que les circonstances lui
inspiraient, mais aussi, de tous ceux que son départ d’Haïti avait occasionnés,
à différents moments, depuis cette époque. Dans le demi-jour de sa chambre aux
stores baissés et, en plein dans son exaltation, il se représentait Claudine
comme ayant dû livrer une guerre de
titan, pour préserver sa fidélité envers lui, en dépit du cheval de Troie
personnifié par M. Bernal. Ce n’est pas la première fois, depuis l’arrivée de
sa fiancée à New-York, qu’il se sentait aiguillonné par cette représentation.
Pourtant, jamais encore, il n’avait fait le point avec elle là-dessus, de vive
voix, comme s’il avait peur d’entendre de sa bouche ce qu’il avait à savoir.
Maintenant qu’il en était séparé, il regrettait de ne pas l’avoir fait avant.
Il était donc plus que temps de le faire et, dare-dare, il coucha sur la moitié
d’une feuille, toutes ses interrogations à ce sujet. Mais, à peine avait-il
fini de traduire les craintes et les peurs qui tapissaient le fond de sa
conscience, qu’une voix intérieure se fit stridente pour lui rappeler
l’inconvenance ou la couardise de son procédé. Il resta longtemps, cet
après-midi-là, à se demander quel sort il allait faire de ses notations, avant
de se décider finalement à les garder et de confier la lettre à la poste.
L’idée lui vint d’écrire aussi une lettre
à Paola. Toutefois, après réflexion, il préféra attendre, disposant plutôt du
temps qui lui restait, à préparer sa formation devant commencer dès huit
heures, le lendemain matin. On lui avait dit que les candidats à l’École des
Renseignements étaient, à certains égards, l’élite de l’armée. L’expérience de
cet après-midi ne lui avait pas permis de confirmer cette prétention.
Peut-être, les soldats rencontrés n’en faisaient-ils tout simplement pas
partie. En tout cas, il avait hâte de voir qui étaient ses collègues et de
quelle trempe étaient les formateurs. Il avait beau vouloir les représenter
différents de ces êtres grossiers et brutaux coudoyés à l’entraînement au
début, il n’arrivait pas, comme si l’imagerie mentale qu’il avait de l’armée
des États-Unis était, à tout jamais, faite de ce microcosme obtus et pervers,
aperçu lors de ses premières expériences.
Il en était encore à ses réflexions quand
une sirène de la base déchira l’air et l’obligea à prêter attention à
l’environnement. Un trio de soldats qui passaient en grande conversation, non
loin de sa chambre, lui firent deviner la proximité d’un lieu de divertissement
au lieu même où il se trouvait. Et sans demander son reste, il se mit à les
suivre. Mais il n’avait pas plutôt tourné le coin, qu’il se trouva en face d’une
salle de cinéma, une bâtisse de briques
rouges, couverte d’affiches annonçant les films au programme, dont Opération C.I.A pour le soir même. C’est
ainsi que cinq minutes après être sorti de sa réflexion, il se retrouva,
croyant faire diversion à ses pensées, au milieu d’une salle obscure, dans le sillage de Burt
Reynolds, en route pour Saïgon, au cœur d’un drame d’espionnage.
Dans le rôle de l’agent de la C.I.A se
trouvait Mark Andrews. Il allait faire
une enquête sur la mort suspecte d’un confrère, ayant découvert le complot
visant l’assassinat de l’ambassadeur des États-Unis.
Serge n’en revenait pas, de voir combien
l’environnement se chargeait de le maintenir dans l’unique préoccupation de la
guerre du Vietnam qui tenait fermées les seules portes pouvant donner accès à
une dérivation. Parallèlement, il en avait marre de se colleter, encore une
fois, à quelques-uns des poncifs courants dans ce pays : des exploits
dignes de James Bond, une efficacité qui arrivait à se jouer de tous les
obstacles placés sur sa route et une brutalité toujours présente, qui lui
rappelait que la violence est coextensive à la personnalité, au pays de l’oncle
Sam.
Pourtant, il ne se fit pas d’illusion sur
ce qui l’attendait dans les marais du Sud-Est asiatique. En dépit des
difficultés auxquelles les héros ont dû faire face, il avait la certitude que
les choses seraient pires dans la réalité. Il ne saurait dire pourquoi cela
devrait être ainsi, mais il y avait dans sa pensée, quelque chose qui tenait autant
de l’inconnu dans les manifestations multiples du phénomène de la guerre, que
de l’éloignement de ce phénomène. Par ricochet, cela conférait aux scènes
imaginées, un degré d’épouvante et de terreur loin des seuils expérimentés en
ce coin plutôt familier de la planète.
C’est ce soir-là, qu’au sortir du cinéma,
il rencontra pour la première fois, un soldat et, dans ce dernier, l’étoffe
d’un homme qui devait jouer un rôle important dans sa vie. Pour lors, il se
contentait de prendre une bière en sa compagnie et de parler du film qu’ils
avaient vu. Il s’appelait Arturo Mendoza et était d’origine portoricaine. A
quelques exceptions près, il était dans la même situation que Serge, obligé de
s’enrôler dans l’armée et se voyant orienter à l’École des Renseignements.
Était-ce à cause de ce facteur? Tout de suite, ils se sont découvert des atomes
crochus. Et ce qui ne gâtait rien, ils étaient assignés aux mêmes cours, malgré
leur appartenance à des corps de service différents.
Comme Serge, Arturo supportait très mal la
perspective de devoir aller au Vietnam, avec son cortège de malheurs de toutes
sortes. D’autant que John, un de ses amis de collège, y avait déjà laissé sa
peau. Mise au courant des circonstances dans lesquelles il avait péri, sa fiancée
avait connu le désespoir. Souvent la nuit, les rêves d’Arturo se peuplaient
d’êtres étranges qui n’avaient de cesse de lui tendre des pièges, comme ils
l’avaient fait pour John. C’est dans ce contexte que la perspective de son
départ pour le Vietnam avait pris corps.
En attendant, Serge et Arturo se
réconfortaient mutuellement, en envisageant
les probabilités d’échapper aux bataillons d’avant-garde sur le théâtre
des opérations au Vietnam. Après sa piteuse expérience à la cafétéria, Serge
était heureux de trouver dans son confrère, quelqu’un avec qui il pouvait
causer. Même s’ils se connaissaient à peine, il sentait vaguement que certaines
valeurs leur étaient communes. Il se félicitait également de trouver chez
Arturo, quelqu’un de rompu aux us et coutumes à New-York, sinon aux États-Unis,
sans pourtant se départir de ses capacités critiques au plan des valeurs.
N’empêche qu’il était plus Étatsunien que lui, même s’il n’y était pas né.
Il avait cinq ans et sa sœur Ashley sept
quand ses parents durent quitter Porto-Rico pour venir s’établir à New-York.
Depuis, vingt et un ans ont passé sans qu’il ait eu l’occasion d’aller revoir
les lieux de sa naissance. Il n’y pensait jamais sans regret, car, dans
l’intervalle, sa maison natale avait cessé d’exister, à la suite d’un incendie
qui avait dévasté plusieurs immeubles de son quartier.
Il disait ces choses avec un brin de
mélancolie, comme s’il touchait à un point sensible de son existence. Et Serge
songeait que depuis qu’il était à New-York, Arturo était une des rares
personnes rencontrées à s’identifier par une profonde humanité et qui pouvait
vibrer pour des choses intangibles comme le souvenir de son enfance.
De son côté, si Arturo ne pensait pas la
même chose que Serge, il n’en était pas loin. L’accueil qu’il fit du récit de la trajectoire de Serge était, à
cet égard, significatif. Bien que ce dernier se fût contenté de dire le
minimum, Arturo y voyait déjà le scénario d’un film avec son caractère héroïque,
ses retournements de situation ou ses rebondissements. Si Serge avait ajouté
d’autres éléments, peut-être son ami y aurait-il trouvé le climat psychologique
pour un drame d’espionnage. Quoi qu’il en soit, on n’en était pas là. Ce qu’Arturo
cherchait, en regardant fixement Serge, c’est ce qu’il serait devenu, si le
révolutionnaire en lui, avait trouvé l’occasion d’advenir. Serait-il devenu un
autre « barbudo » dans les Caraïbes à tenir la dragée haute aux
États-Unis? Il ne faisait pas que le penser, il en fit part à Serge et les deux
s’étaient mis à rire, en se représentant Serge dans l’uniforme vert olive et la
dégaine de Castro. Depuis son arrivée au camp, c’était la première fois qu’il
passait un moment délicieux et il était reconnaissant à Arturo de lui permettre
de finir ainsi la journée.
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE XIII
Une semaine après son retour de Maryland,
Claudine prit une décision qui, sur le coup, pouvait paraître banale, mais qui
devait, au fond, avoir une influence déterminante, tant sur le cours de sa vie,
que sur celle de Serge. Elle décida de précipiter son retour en Haïti. Non
sans, toutefois, avoir pris la peine d’en exposer les raisons à Serge.
Jusqu’alors, compte tenu de la confusion entourant l’orientation de son ami,
elle s’était rangée à l’idée de devoir demeurer plus longtemps que prévu à
New-York ; les circonstances
semblaient le justifier. Surtout si elle voulait garder une image moins floue,
plus précise, du sens de sa relation avec Serge. Mais, après réflexion et, ne
voyant pas de changement à l’horizon, elle avait résolu de faire, disait-elle,
par anticipation, l’économie d’une frustration. C’est que, dans l’intervalle,
elle avait acquis la conviction, qu’une fois sa formation terminée, au terme de
ces trois longs mois, Serge se verrait tout de suite montrer le Vietnam comme
sa prochaine étape d’opération. Elle était très attachée à Serge, mais pas au
point de se condamner à l’attendre à New-York, plutôt qu’en Haïti auprès des
siens. C’est à cette pulsion qu’elle avait réagi, quand elle s’embarqua sur ce
vol à destination de Port-au-Prince, sans trop savoir où cette décision devait
la mener. Autant le vol Port-au-Prince-New-York lui était plaisant, autant le
voyage de retour était vécu avec amertume. Au départ de son pays, elle était
certaine que son voyage allait le rapprocher de son fiancé et lui permettre de
partager un peu ses angoisses. Or, bien loin qu’il en fût tel, elle avait
l’impression, au contraire, qu’elle s’en éloignait et ce sentiment lui était
insupportable. Pendant tout le vol, elle se demandait si elle avait pris la
bonne décision. Cette interrogation s’intensifiait quand, en plus de son
sentiment d’arrachement, elle se représentait la tête que ferait Serge en
lisant sa lettre. Elle se sentait aussi confuse que la sentinelle qui a déserté
à l’approche de l’ennemi. Au fond, pensait-elle, il eût mieux valu qu’elle
n’eût pas fait ce voyage. Elle aurait peut-être des désirs insatisfaits, mais
elle ne nagerait pas aujourd’hui dans une mer de déceptions, dont l’ultime
expérience était, peut-être, d’avoir dû
abandonner le bateau pendant qu’il prenait l’eau. A la vérité, la
métaphore qui lui venait à l’esprit n’était pas conforme à la réalité. Mais
elle s’imaginait ainsi la vision que pouvait en avoir Serge. Et à force
d’épouser les sentiments prêtés à son fiancé, elle en était venue à perdre de vue
les vraies dimensions de la réalité. Elle en était encore dans le marécage de
ses idées sombres quand l’avion amorça
sa descente sur Port-au-Prince.
Comme elle s’y attendait, elle n’eut pas à
chercher longtemps à l’aéroport. La tête de M. Saint-Pierre apparut de prime
abord et, à côté, celle de M.Bernal. Elle comprit, tout de suite, à
quelle « machination » son père s’était prêté pour venir
l’accueillir. Après les échanges d’usage, il aura suffi d’une demi-heure pour
qu’elle franchisse le seuil de la maison familiale qu’elle avait quittée près
d’un mois auparavant. Seulement, l’enthousiasme de son départ avait fait place
à un sentiment complexe, fait d’un peu de satisfaction, mais surtout, de
déception et de culpabilité. Satisfaction peut-être d’avoir remporté une
victoire sur elle-même en étant chez elle, plutôt qu’à se morfondre à New-York
pour des lendemains incertains; mais déception de n’avoir pas réussi à
atteindre le seul objectif qu’elle s’était fixé en faisant ce voyage, soit de
vérifier les assises sur lesquelles étaient fondées les attentes secrètes de
son cœur. Surtout, elle ressentait de la culpabilité d’avoir fait faux bond à
Serge, dans les circonstances où il avait peut-être le plus besoin d’elle.
Pourtant, sans qu’elle le voulût
expressément, il lui semblait avec le temps, qu’elle devait tirer un trait sur
certains éléments de sa vie. Si elle n’avait pas fait le voyage à New-York,
elle n’aurait pas eu le courage d’une telle décision. Mais d’être allée
jusqu’au bout de sa volonté, dans ce qui lui paraissait comme une tentative pour
sauver son amour en perdition la légitimait, en quelque sorte, dans son
orientation. Comme si, par son action, elle en avait acquis le droit. Pas
seulement en ce qui concerne la décision en cause, mais aussi, à tous les
objets secrets sur lesquels s’était exercée sa censure personnelle.
On aurait pu croire que remplie comme elle
était de la culpabilité de son aventure neworkaise, l’intervention épistolaire
de Serge parviendrait à la déséquilibrer tout à fait, mais quand elle eut lu
ses deux lettres arrivées, à peu près, en même temps, du Maryland et qui
parlaient d’abondance de l’avenir de leurs relations, elle ne sentit, pourtant,
pas le désenchantement de la situation avec la même intensité que par le passé.
Cela explique pourquoi, en réponse, elle n’alla pas plus loin que noter une
certaine déception de la situation, tout en concluant, à défaut de trouver une
alternative opportune, à la nécessité d’en respecter les contraintes.
Serge n’était pas habitué à autant de
sagesse de la part de Claudine. Son premier mouvement, c’était d’interpréter
son stoïcisme comme un affaiblissement de ses sentiments : elle pouvait
être philosophe, parce que la passion avait fui. Mais il jugea plus conforme à
sa connaissance de Claudine, de conclure qu’elle était enfin parvenue à
accepter le cours de son destin.
C’est sur ces entrefaites que Serge reçût
sa première lettre de Paola depuis son départ. Il lui avait précédemment écrit
pour la mettre au courant de son installation à Holabird, et surtout, pour se
rappeler à son souvenir. Mais il comprit tout de suite, en lisant sa longue
lettre, que cette entreprise était, rien de moins, que superflue : il
était vivant dans son souvenir, comme son image l’était dans le sien. En fait,
la lettre de Paola arriva une semaine après celle de Claudine par laquelle,
celle-ci manifestait son stoïcisme de
l’évolution de ses relations avec Serge. C’est peu de dire que ce dernier reçût les manifestations d’affections de Paola
à la manière d’un baume. Toutefois, si une partie de lui-même était transportée
de joie, il s’en trouvait une autre, torturée par la culpabilité, pour considérer que la moralité aurait été qu’il soit privé de ce baume. C’est pour cette raison, qu’en guise de
compensation, le soir même où il goûtait au plaisir de lire Paola, il se livra
de ses sentiments à Claudine, dans une lettre torturée et désespérée où il
laissait affleurer sa propre interprétation de sa dernière lettre.
Quand, quelques semaines plus tard, sa
formation prit fin et qu’il regagna New-York, comme il n’avait, jusqu’alors,
rien reçu de Claudine depuis sa dernière lettre, il entreprit de l’appeler,
pour s’apercevoir que le numéro de téléphone utilisé ne permettait pas de
l’atteindre. Le recours aux bons soins des parents de New-York n’arrangeait pas
les choses, pas plus que ses propres parents en Haïti qui étaient, à l’époque,
en villégiature sur la côte Sud-Est. De sorte qu’il n’avait que le choix
d’attendre qu’elle voulût bien se manifester elle-même, d’une façon ou d’une
autre.
C’est au cours de cette période, au cœur
d’un été qui se révélait particulièrement torride, qu’il rencontra Paola pour
la première fois, après son séjour au Maryland. Elle avait dû changer d’adresse
pour tenir en respect les agents haïtiens qu’elle avait à ses trousses. C’est
du moins ce qu’elle pensait. Elle en avait identifié un, non loin de son
appartement et, à tort ou à raison, elle avait cru préférable de s’en éloigner.
Elle le fit si bien qu’elle se retrouva, désormais, à l’autre bout de la ville,
si tant est que la ville de New-York eût jamais un bout. Mais il ne lui
suffisait pas de s’en tenir si loin du centre, elle changea encore davantage
ses habitudes de vie et déserta certains lieux qu’elle avait l’habitude de
fréquenter, y compris le complexe administratif où elle travaillait, allant
même jusqu’à changer d’apparence. En cet après-midi d’été, elle arborait un
look que Serge ne lui connaissait pas, un look savamment négligé, qui allait
être à la mode sur la côte Est, après l’avoir été depuis quelques mois sur la
côte Ouest, auprès d’une jeunesse d’avant-garde.
C’est ce jour-là qu’elle apprit que Serge
devait partir, sous peu, pour le Vietnam. Depuis longtemps, chacun savait que
cette échéance arriverait un jour. Mais d’être pris, tout à coup, par le
tourbillon de la guerre, au point de sentir déjà son haleine mortelle, les
remplissait d’émotions. Des émotions d’autant plus intenses qu’elles étaient,
d’un côté comme de l’autre, lourdes de sens, de l’éloquence de leurs silences,
des effusions étouffées et des déclarations retenues ou censurées. Mais il y a
des silences qui parlent à l’âme mieux que des discours enflammés et ils
s’étaient compris au moment de se séparer. Paola avait compris que Serge était
loin de lui être indifférent, sans pouvoir encore apprécier la force de ses
sentiments.
On était à deux semaines du départ de
Serge. Celui-ci revenait à peine de sa déprime d’avoir été affecté au Vietnam,
pour deux ans, à la 101ème unité de renseignements militaires. Son
abattement de la durée de sa mobilisation était tel, qu’il perdait de vue que
son affectation s’était faite dans une unité aéroportée. Qu’avait-il à voir
avec l’aviation, se dit-il, une fois qu’il a eu pris conscience de l’orientation
préconisée dans les papiers officiels? Il était certain qu’on avait fait erreur
à son sujet et qu’on s’évertuera à la corriger, une fois qu’il aura pris les
moyens pour cela. Mais, après plusieurs tentatives de clarification, aucune
erreur n’avait pu être relevée. Il s’agissait seulement d’une affectation
temporaire, en attendant que lui parvînt, une fois sur place, sa destination
définitive pour le temps de sa mission. Il avait pu savoir alors, que la 101ème
unité aéroportée était basée non loin de Hué, une ville qui avait déjà défrayé,
à ce qu’il lui semblait, la chronique militaire à travers le monde. L’espace
d’un instant, il eut la peur de tomber à pic dans le feu de l’action, mais il
s’était vite ressaisi, pour considérer que les renseignements militaires
étaient, peut-être, dans cette horrible guerre, ce qu’il y avait de moins
dangereux et que, tout compte fait, il devait se percevoir chanceux de n’avoir
pas été orienté dans l’infanterie par exemple.
Abattu par cette découverte et, dans le
dessein de faire diversion, il rejoignit Benoit et deux autres amis, à qui il
enjoignit de lui trouver un loisir approprié. Il aurait dû y penser, car ses
amis ne lui trouvèrent pas autre chose qu’une visite au club de danse. Et dès
le soir même, il franchissait le quartier
South Village, où se nichait son lieu d’élection, dans ce coin de
verdure, où il avait rencontré Paola. En pénétrant dans le club qui vibrait au
son d’une musique ensorcelante, machinalement, il jeta un coup d’œil circulaire
à la recherche de son égérie. Il avait beau avoir la certitude qu’elle n’y
était pas, il fallait absolument que ses yeux aillent la chercher à l’autre
bout de la piste, non loin du coin des musiciens qu’ils avaient hanté de leur
danse frénétique. Tout à coup, l’idée lui vint d’inviter Paola et, sans perdre
une minute, il s’éclipsa à la recherche d’un téléphone. Comble de chance, elle
s’apprêtait à aller au cinéma et était plutôt heureuse d’avoir à changer de
destination. Précipitamment, elle sauta dans un taxi, en recommandant au chauffeur de faire diligence
obstinément. Une demi-heure plus tard, elle faisait son arrivée au club, lieu
naguère très fréquenté, pour les besoins de sa fonction. En mettant pied à
terre, elle n’eut pas à chercher. Elle se trouva en face de Serge qui
l’attendait à l’entrée de l’établissement. Il y avait, pour l’un comme pour
l’autre, quelque chose de magique dans ce rendez-vous inopiné, en ce lieu de
leur première rencontre. Ils s’étaient lancés sur la piste comme au premier
jour, enchaînant les pièces musicales les unes après les autres, pendant près
d’une heure, jusqu’au moment où ils sentirent le besoin de se reposer. Munis
d’un rafraîchissement, ils s’étaient retirés quelques instants dans le jardin
afin de prendre de l’air.
Il avait fait très chaud le jour, mais
l’air ambiant était doux. Une brise légère avait suffi à neutraliser la chaleur
emmagasinée par le béton. Malgré l’opacité habituelle du ciel, ils étaient
surpris de voir scintiller tant d’étoiles sur leur tête, dans un coin d’un bleu
transparent qui les comblait d’émotions. Serge, se laissait-il influencer par
l’enchantement du décor? Quoi qu’il en soit, en déambulant à côté de Paola le
long de l’allée, il fut pris, tout à coup, du besoin de dire des choses, que
vingt-quatre heures auparavant, il aurait censurées.
-- Depuis que
l’éventualité de mon départ pour le Vietnam est devenue une réalité, dit-il,
c’est la première fois que je vis des moments de bonheur.
--Serais-tu surpris, répondit Paola, si je te disais
qu’il en est de même pour moi?
--Oui, un peu, reconnut Serge. J’ai beau t’avoir parlé
de ce pays qui me hante depuis plusieurs mois, je doute que tu sois subjuguée
comme moi, de toutes les images macabres et de toutes les tragédies, que
l’univers de la guerre et des soldats m’a laissées à l’esprit. C’est comme une
drogue dont l’effet se fait sentir lentement et qui finit par envahir tout mon
être.
--Je pense te comprendre Serge, du moins, jusqu’à un
certain point. J’ai, a priori, une
certitude : je ne pourrai jamais me substituer à toi dans l’appréhension
de ce qui fait ta hantise. En contrepartie, par son opacité même, ton
expérience ne devient que plus obsédante pour moi. La prise de conscience que
je ne peux rien faire pour pallier tes désagréments m’est insupportable. Je ne
suis pas hantée par le Vietnam comme toi, mais je suis obsédée par ma propre
incapacité à t’aider dans ton expérience. C’est pourquoi, moi aussi, j’ose
affirmer, comme toi, que c’est la première fois, depuis quelque temps, que je
prends congé de mes démons.
--J’ai donc passé à côté d’une réalité, celle qui se
nourrit de tes propres inquiétudes, que je ne flairais nullement. J’étais loin
de penser que mon aventure pouvait te torturer à ce point.
--…
--Dis-moi Paola, de quel drame sommes-nous les héros? De
quel destin malicieux prenant plaisir à nous jeter, l’un contre l’autre, dans
la mêlée de la vie, sommes-nous les jouets?
--Pourquoi voir les choses de cette façon? N’y a-t-il
pas une explication plus généreuse de ce qui est en cause?
--Que veux-tu dire?
--Au contraire de toi, je suis persuadé que le destin
s’est servi des voies inusitées pour nous porter à nous rencontrer et à nous
rapprocher. Plus je réfléchis aux circonstances de notre rencontre, plus j’en
suis persuadée.
--Et que fais-tu des obstacles rencontrés dans le plan
du destin?
--Ce sont des difficultés qui doivent être vaincues pour
assurer sa réalisation.
--C’est bizarre, notre conversation… Elle serait
certainement plus à propos à Thèbes qu’à New-York. Je nous sens revenu à une
époque où l’individu n’avait nulle volonté, étant plutôt le jouet des décisions
des dieux et où même l’amour portait la marque de la fatalité.
--Je ne sais pas si j’ai raison ou tort, mais je crois fortement que nos sentiments portent la
marque de cette fatalité. Je dois cependant te demander une chose, Serge, c’est
d’accepter de me considérer selon ton cœur, à l’abri de tout mécanisme de fuite
ou de défense, par quoi tu nierais la voix
qui parle au fond de toi-même.
Il s’ensuivit un échange qui amena Serge,
peut-être pour la première fois, à entreprendre la décantation des éléments de
sa relation avec Claudine. Et quand, un peu plus tard, il s’offrit à reconduire
Paola à son appartement, il avait déjà arrêté sa position par rapport à cette dernière, manifestant une attitude de
spontanéité qui le surprenait lui-même.
--Après cette soirée, dit-il, je suis triste de penser
qu’on devra se quitter.
--Mais tu n’as aucune obligation…avait répondu Paola.
Tout se passa
par la suite, comme si la perche tendue par celle-ci, était pour lui l’occasion
rêvée de creuser un fossé entre lui et Claudine. Cette nuit-là, il ne regagna
pas son appartement, mais dormit dans le lit de Paola, sans toutefois avoir
évacué un sentiment de culpabilité en pensant à Claudine : il l’avait
trahie sans aucune hésitation, comme si sa fiancée n’avait pas, de son côté,
livré bataille, d’abord contre son père, ensuite contre M. Bernal et, qui sait?
peut-être contre elle-même, pour sauvegarder l’intégrité de leurs relations. Le
temps de quelques minutes, il n’avait que du dégoût pour sa veulerie qui était, à son avis, l’autre
nom de sa traîtrise. Heureusement pour lui que cette vision de soi n’était pas
appelée à perdurer! Car, par un retournement moral auquel il devenait sujet,
tout à coup, il trouvait des arguments sentimentaux pour contrebalancer la
rigueur de son appréciation de soi, et justifier le maintien de Paola à côté de
Claudine, dans son cœur.
Quoi qu’il en soit, cette nuit-là n’était
pas remplie que de leurs effusions, elle était symbolique d’un rapprochement
qu’ils avaient rêvé, depuis assez longtemps. Cela leur paraissait comme un
monument auquel ils avaient rituellement posé la première pierre. Avec
l’enthousiasme de le construire, quels que soient les obstacles, y compris
celui de la guerre du Vietnam. Cette nuit même, Serge dut promettre à Paola
qu’il sortirait vivant de son aventure au Sud-Est asiatique.
CHAPITRE XIV
Quand Claudine avait pris la décision de
se rendre à New-York, à défaut d’arriver à la dissuader, M. Saint-Pierre avait
nourri l’espoir qu’elle y reviendrait dépitée de son aventure et qu’en retour,
cette expérience la rendrait plus raisonnable et favoriserait l’éveil d’une
liaison avec M. Bernal. Il en était tellement persuadé, qu’il se fit
accompagner par ce dernier pour aller accueillir sa fille à l’aéroport. Mais,
dans les jours suivants, il avait beau épier les gestes de l’un et de l’autre,
aucun changement sensible ne lui semblait apparaître à l’horizon. C’est alors
qu’il prit la décision d’aider la nature : puisque les relations
semblaient persister entre Claudine et Serge, il allait tâcher de les rendre difficiles,
voire de les neutraliser tout bonnement. Dans la même semaine, il s’était
arrangé pour enrayer un mécanisme du téléphone et subtiliser les lettres en
provenance de New-York. Pour le reste, c’était plus facile, car de tout temps,
il lui revenait de s’assurer que le courrier pour la poste aille à destination.
C’est par le truchement de ce système qu’eut lieu la rupture circonstancielle
entre les fiancés. Et quand plus tard le téléphone se remit à fonctionner,
c’est sans aucune hésitation que M. Saint-Pierre échafauda un autre plan propre
à détourner, une fois pour toutes, Serge de sa fille. Son plan marcha si bien
que Claudine était désespérée de la situation. Mais, bien loin que son
désespoir la porte vers M. Bernal, il parut avoir atteint jusqu’à sa
sociabilité et sa capacité de s’émouvoir de sa présence. Dorénavant, elle
s’enfermait en elle-même et dans sa chambre, déclinant toutes les invitations
qui lui étaient faites de participer à des activités mondaines.
M. Saint-Pierre s’aperçut, un peu tard,
que son plan n’avait pas rapporté les fruits escomptés. Devant le désespoir de
sa fille qu’il avait, d’abord, pris pour l’expression de foucades sans
lendemain, il eût voulu revenir en arrière, mais il n’avait pas le courage de
lui révéler ses propres turpitudes dans la situation. Il alla même jusqu’à
appeler Serge à New-York pour essayer de rétablir les contacts, mais il n’y
avait personne au numéro connu de Serge. C’est ainsi qu’il assista impuissant
au dépérissement de sa fille, après avoir œuvré par tous les moyens pour y
parvenir.
C’est à peu près à cette époque que Serge
gagna la côte Ouest pour s’envoler vers le Vietnam. Il ne comprenait pas
pourquoi les choses devaient être ainsi, mais il devait les accepter. Ce
soir-là, après l’attente interminable de l’embarquement qu’il passa
difficilement à lire un journal, aussitôt que chacun des soldats avait pris
place dans l’avion, les lumières de la ville de San-Francisco ne tardèrent pas
à disparaître du hublot. Plus rien de sensible ne le rattachait aux États-Unis,
à part le souvenir. Autour de lui régnait une atmosphère irréelle d’excitations
générée, autant par les affabulations des réservistes devant l’inconnu, que par
les récits surréalistes et les péripéties d’une poignée de soldats, de retour
au Vietnam d’une permission aux États-Unis.
Tout le contingent devait partir par le
porte-avions Cleveland. Serge, pour sa part, par ce périple de plus d’une
semaine, escomptait faire le voyage avec Arturo Mendoza et retarder le moment
où il mettrait le pied sur le sol asiatique. À l’occasion de leur dernière
rencontre à Brooklyn, ils avaient fraternisé et pris des dispositions à cet
égard. Ces quelques jours sur un navire en compagnie d’un ami, plutôt que dans
un avion, lui semblaient autant de gagné sur le destin qui l’attendait dans
l’enfer bouillonnant du Vietnam. C’est donc avec une grande déception et pour
lui et pour Arturo, qu’à deux semaines de son départ, il se vit assigner à ce
vol aérien de San-Francisco. Après avoir vainement essayé d’en connaître les
raisons auprès de ses supérieurs, il comprit qu’il ne parviendrait à aucun
résultat par ce moyen. Aussi décida-t-il, tout bonnement, d’évacuer ce sujet de
son esprit.
L’avion avait, depuis longtemps, atteint
son altitude de croisière. Calé sur son siège, Serge ne prenait part que
distraitement à la palabre générale. C’est que, physiquement dans l’avion, son
esprit était pourtant ailleurs. Il était, à la fois, en Haïti et à New-York, à
essayer d’appréhender et de comprendre la seule chose qui lui importait
vraiment en dehors du danger de la guerre, c’est-à-dire, les relations avec
Claudine et Paola.
Bien entendu, jusqu’à un certain point,
compte tenu de ses expériences négatives de communication, il commençait à se
faire à l’idée que ses rapports avec Claudine risquaient de se terminer en
queue de poisson. Néanmoins, il n’acceptait pas ce qui lui paraissait comme un
fait. Il y avait quelque chose qui l’horripilait et le rebutait dans la manière
dont les choses s ‘étaient passées, comme s’il avait manqué à son
devoir de gentilhomme. Pourtant, à la
réflexion, s’il pensait avoir donné à Claudine plus que sa part d’angoisse et
de frustration, il était quand même obligé de reconnaître qu’il n’était pour
rien dans les difficultés qu’elle avait essuyées. N’empêche qu’un sentiment,
comme un remords lancinant, n’arrêtait pas de lui tarauder l’esprit à son
sujet, prêt à jeter de l’ombre sur un autre, non moins exaltant, où il était
question de Paola. Il resta longtemps à penser à cette dernière, n’étant
dérangé, de temps à autre, que par les éclats de voix des uns et des autres
dans la chaleur de la discussion. Par la suite,
la cacophonie du début fît place
à des murmures et des chuchotements plus localisés. Bientôt, une partie du
contingent de soldats dormait à poings fermés et Serge sentait qu’il allait
être du nombre, lui qui n’avait jamais pu retrouver le sommeil en avion
auparavant.
Serge n’oubliera jamais l’impression
bizarre qu’il avait, en mettant le pied sur la base étatsunienne de Long Binh,
aux confins du monde. Une impression d’instabilité physiologique et émotive, voire morale, d’être perdu dans le
temps et l’espace… On avait beau lui dire que le décalage horaire en était
l’explication, il était persuadé que d’autres éléments, non encore
identifiables, s’en étaient mêlés, pour faire de lui une espèce de zombi que le
moindre souffle pourrait emporter. Alors qu’il avait besoin de repos, il
tombait dans une agitation époustouflante de soldats, s’affairant sur une
immense piste jalonnée de bombardiers géants, à l’entretien. D’autres se
préparaient à des expéditions de bombardements, pendant que retentissaient des
sirènes annonçant, il ne savait quelle catastrophe survenue ou à venir.
Pourtant, à côté de ce qui se passait dans
un rayon d’une centaine de kilomètres sur différents fronts, il était tombé au
paradis, un lieu où il était relativement en sécurité. Mais, avant de s’en
rendre compte, il aurait, volontiers, accepté de le changer pour aller
n’importe où. Heureusement que cette impression ne dura pas longtemps. De fait,
dès le soir, il avait pu prendre la juste mesure des choses et convenir, en
entendant les nouvelles du front, que la base était un havre de paix dans les
circonstances. N’empêche qu’il souhaitait que l’ordre de transfert arrive assez
vite, pour lui permettre de gagner les Services de Renseignements, objets de sa
mobilisation. Il devait arriver, non pas en vue de son affectation définitive,
mais pour que l’autorisation lui soit donnée de rejoindre, aux environs de Hué,
le camp Eagle où était basée la 101ème unité de renseignements
militaires, à laquelle il était temporairement attaché. C’est à cette unité
qu’il avait, pour la première fois,
touché à un aspect méconnu de la guerre, en participant par hasard comme
observateur, à une séance d’interrogatoire.
Cette séance concernait sept Vietcongs dont
une femme qui avaient été faits prisonniers le matin même. Les deux premiers
n’avaient pas voulu coopérer et on les avait branchés sur des circuits
électriques par les testicules. Même alors, au paroxysme de la douleur, il ne
fut pas possible de leur soutirer la confirmation de leur participation à un
raid qui avait été très meurtrier pour les Étatsuniens. Quand venait le tour de
la jeune femme, Serge souhaitait qu’elle collabore avec les tortionnaires, pour
les priver de la nécessité de la torturer. Mais, s’il avait des illusions sur
la nature de ce qu’on appelle généralement le sexe faible, elles ne résistèrent
pas longtemps devant le courage manifesté par cette frêle femme, sous la
torture des Sud-Vietnamiens et des Étatsuniens. Incapable de lui soutirer le
moindre mot, ils lui ont attaché des électrodes aux seins et au vagin, obtenant
sa perte de conscience, mais jamais les noms attendus.
Pourtant, ces scènes qui pour Serge
étaient déjà extrêmes, s’étaient avérées routinières à la base comme le révèle
Mark Lane [ii]dans
son livre. En tout cas, à entendre parler ses confrères, il n’y avait là rien
de très extraordinaire. Et pour lui signifier ce qu’ils voulaient dire, ils
s’étaient mis à lui raconter quelques modèles de traitement qu’ils infligeaient
aux Vietcongs. Il y avait le traîneau
qui consistait à les attacher à un véhicule de transport de troupe au bout
d’une corde et à démarrer en vitesse sur une certaine distance, occasionnant
l’arrachement de certains membres; il y avait aussi la pendaison qu’on obtenait en les attachant par les pieds à un
hélicoptère et à les promener à travers les arbres de la jungle. Quant à la chute, il s’agissait de pousser le Vietcong dans le vide à partir d’un
hélicoptère, soit pour le punir lui-même ou pour obtenir la collaboration de
ses complices. Mais la méthode la plus courante pour commencer à le torturer,
c’était de lui enfoncer des éclats de bambou sous les ongles ou dans les oreilles
pour lui crever le tympan. D’autres fois, on pouvait se contenter de les pendre
par les pieds jusqu’à une fosse d’aisance. Pourtant, cela ne concernait que
quelques formes de tortures individuelles, excluant d’autres plus originales, à
la limite de l’imagination du G.I. A cet égard, prévenait l’interlocuteur,
c’est la torture des femmes qui semblait le plus titiller leur esprit. Souvent
elles étaient maintenues complètement nues et les tortionnaires, car ils
étaient souvent plusieurs en pareille circonstance, après les avoir violées les
uns à la suite des autres, étaient souvent en compétition dans le raffinement
des supplices. Des fois, les femmes pouvaient être exécutées sur-le-champ après
le viol, alors que d’autres fois, on les soumettait à des tortures qui
conduisaient à la mort lentement. On a vu une femme nue pendue les jambes
écartées pousser son dernier souffle après deux jours de supplices.
Les répressions collectives, en marge de
la guerre proprement dite, prenaient d’autres formes. Soit que les Étatsuniens
avaient perdu des soldats non loin d’un village et voulaient se venger, soit
que dans leur logistique de guerre, ils voulaient faire passer un convoi dans
un village; à défaut d’obtenir, à bref délai, le déguerpissement des habitants,
ils pouvaient, tout bonnement, décider de raser le village avec tout le monde.
Ce modèle a prévalu à plusieurs reprises. Dans ces cas, différents types
d’armes étaient utilisés : le mortier, les bombardements au napalm et au
phosphore, le bulldozer, les fusils M-16 dont les balles, comme on sait,
explosent dans le corps de la victime et dont l’emploi, en pareille
circonstance, est condamné par la Convention de Genève. Mais, en plus de ces
armes, pour couper les repères des Vietcongs, ils faisaient pleuvoir un déluge
de gaz toxiques (le fameux agent orange) sur les forêts, hypothéquant pour
longtemps et la végétation et la vie des survivants. Dans certains cas, ils
allaient jusqu’à saliniser
le sol du village pour éviter des peuplements ultérieurs.
Serge n’était pas tout à fait surpris
de ce qu’il avait appris. Beaucoup de
ces récits lui étaient connus déjà aux États-Unis. Mais de se faire montrer les
lieux d’un incident ou d’un massacre, conférait à ces récits, un caractère de
vérité qu’ils étaient loin d’avoir à l’origine. Par exemple, non loin de la
base, on lui avait montré un espace désertique où l’herbe poussait difficilement
et qui était, auparavant, un village de cinq cents personnes dont il avait déjà
entendu parler de New-York. Or, selon l’interlocuteur, il y en avait des
dizaines de cas de ce genre partout où sévissait la guerre.
Serge était effrayé par l’atmosphère de la
base. Il se souvient du commentaire d’un psychologue rencontré, deux mois
auparavant, à l’École des Renseignements du Maryland. Il avait dit :
« Personne n’est à l’abri d’une régression déshumanisante dans une guerre.
Il lui suffit d’un conditionnement par trois ou quatre variables, dont
l’habitude et la peur, pour devenir un monstre. » Il était alors surpris
de cette réflexion en ce lieu, et il se rappelle avoir pensé que des gens
capables d’émettre de telles idées devaient être très rares dans l’armée. Il n’avait pas encore une
connaissance valable de ce milieu, mais à observer le va-et-vient des soldats
et, surtout, à entendre leurs propos, il se convainquait de la justesse de son
opinion à ce moment-là, doutant plus que jamais, que des commentaires analogues
pussent venir de l’intérieur.
Au fond, l’intérêt de ce souvenir était de
le mettre en contact avec une de ces craintes. Il craignait en effet de devoir
rester longtemps sur cette base et d’être contaminé, en quelque sorte, par
l’habitude de côtoyer les phénomènes de tortures et de dépersonnalisation des
prisonniers. Cela demeurait pour lui une infamie pour la victime comme pour le
bourreau. Il ne voulait pas qu’à la
longue, il développe une certaine complaisance pour l’acte, en raison d’une
certaine proximité spatiale ou temporelle.
Mais ces craintes se sont avérées vaines,
car après seulement deux semaines, il reçut l’ordre de gagner son poste de
mission à Saïgon, au quartier général du service de Renseignements de l’armée.
Sa mission principale consistait à intercepter les messages radio du FNL,
surtout en français et les acheminer au commandement stratégique après
interprétation. Il s’agissait de rassembler le plus d’informations possibles
sur les objectifs de l’ennemi et les moyens opérationnels envisagés, de les
classer et de sélectionner les plus importantes à être expédiées aux
États-Unis. Plus précisément, au
quartier général de la Sécurité Nationale au Maryland où ces données étaient
analysées et archivées.
Bien que Serge fût, d’une certaine façon,
éloigné des opérations quotidiennes, il n’en était pas moins concerné. A
plusieurs reprises, il était conscient que les messages interceptés et, tout de
suite refilés aux échelons supérieurs, servaient aux ratonnades, aux razzias
quand ce n’était pas simplement à la destruction de plusieurs villages
vietnamiens. Dans un cas qui lui était particulièrement connu, non contents de
tuer les soixante-quinze habitants du village, les G.I avaient traqué une
dizaine de fuyards dans un tunnel au moyen d’un gaz lacrymogène. Et quand
finalement ils furent pris dans des conditions de détresse épouvantables, les femmes
majoritaires dans le groupe furent violées avant d’être exécutées avec les
hommes.
Néanmoins, Serge n’avait jamais compris
pourquoi, avant l’offensive du Têt où le FNL avait marqué des points importants
dans la lutte contre Saïgon, son service avait intercepté si peu de
messages en rapport avec les objectifs
des forces révolutionnaires. De constater, à l’époque, le peu d’efficacité des
forces sud-vietnamiennes et étatsuniennes, beaucoup de soldats commençaient à
être démoralisés. Ce n’était, d’ailleurs, pas sans raison que la hiérarchie
militaire au Pentagone essayait de camoufler les victoires des Vietcongs et
leurs actes d’héroïsme. La combativité et le courage dont ils faisaient preuve
étaient à l’opposé de toutes les informations négatives colportées sur leur
compte à l’entraînement.
Une histoire qui circulait à l’époque dans
beaucoup de milieux militaires étatsuniens et que la hiérarchie n’avait pas pu
étouffer, concernait la prise d’un îlot grand comme un terrain de football, où
s’était retranché un escadron de Vietcongs. Pendant une journée, ces petits
hommes, qu’ils appelaient « sales vermines », par mépris et par haine,
avaient résisté aux assauts conjugués des forces sud-vietnamiennes et
étatsuniennes, plusieurs fois supérieures et disposant les armes les plus
sophistiquées. Après plusieurs tentatives sans succès, ces dernières avaient
fait appel à l’aviation qui, sans désemparer, à l’aide des forteresses volantes
que sont les B-52, avait fait pleuvoir sur eux des tonnes de bombes et de
napalm, évaluées à plusieurs centaines de milliers de dollars et, même alors,
ce ne fut pas facile de les déloger, blessés, brûlés et hébétés. L’exercice qui
aurait dû être une petite promenade avait pris une journée entière et des
ressources considérables et, par le fait même, comportait une dimension tout à
fait démoralisante pour tous ceux qui en avaient pris part. La hiérarchie
militaire ne s’était pas trompée de penser que l’ébruitement de l’événement
n’était pas favorable au maintien du moral de l’armée.
C’est au cours de cette époque que
visitant le temple où Diem avait été assassiné dans le quartier chinois de Cho
Long, Serge rencontra quelqu’un qui allait devenir, pendant un certain temps,
son meilleur ami. D’abord, il crut que c’était un des congénères des
États-Unis, mais, s’avisant qu’il n’en avait pas la dégaine, en passant à sa
hauteur, il hasarda quelques mots en français qui eurent, comme prévu, la vertu
de le faire réagir. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de Dominique, un Haïtien
qu’il n’avait jamais rencontré auparavant, mais de qui il avait déjà entendu
parler par des soldats. C’est en tout cas, à ce dernier, qu’il dut de
fréquenter pendant quelques mois, soul
snack-bar, un bistro- restaurant de
Saïgon dont la clientèle était, pour
l’essentiel, constituée de noirs des États-Unis. On y servait des mets qui leur
étaient familiers dans leur pays. En près d’un an, ils s’y étaient donnés
rendez-vous, pas moins d’une demi-douzaine de fois, pour faire le point sur
l’évolution de la guerre, faire état de leurs propres difficultés
psychologiques et, à l’occasion, évoquer les problèmes économiques et
politiques d’Haïti.
Une fois, au sortir du restaurant, ils
s’étaient rendus dans un marché public dont on parlait beaucoup dans les milieux
militaires. Ce marché qui devait être connu sous le nom de Marché aux voleurs, était, par ce qu’on y voyait, à la hauteur de
sa réputation. On y transigeait beaucoup d’accessoires militaires y compris des
armes, mais surtout des appareils électroniques, ménagers et même des véhicules
de transport de l’arsenal étatsunien. C’est la première fois que Serge prenait
conscience, si concrètement, que la guerre pouvait être une occasion
d’enrichissement pour certains. Il savait depuis longtemps que l’industrie de
l’armement aux U.S.A présentait, à l’époque, le maximum de rendement, mais cela
restait académique jusqu’à un certain point, tant que ce constat n’avait pas
déclenché sa réflexion à ce sujet. A telle enseigne que le jour même, il
s’était trouvé à différer d’opinion avec Dominique qui semblait réduire cette
industrie aux limites du corps des militaires. Si ce qu’on appelait alors le
complexe militaro-indusriel, à l’origine de cette guerre, rassemblait des
militaires, il était autant dominé par des industriels ou des entrepreneurs
pour qui la guerre a toujours été une occasion en or de maximiser leurs
profits. D’ailleurs, il imputait à ces deux groupes, le conditionnement de la
population dans les médias, dès le début des années soixante.
L’opinion de Dominique était plutôt faite
d’une longue expérience des militaires. Soldat d’infanterie, il était caporal, il
avait failli laisser sa peau à plusieurs reprises et n’avait eu la vie sauve, à sa dernière
mission, que par le plus grand des hasards. Une bombe qui n’avait pas explosé,
les jours ou les semaines précédentes, avait choisi ce moment pour le faire,
créant l’impression aux Vietcongs qui l’assiégeaient, lui et ses hommes, que
les ennemis étaient plus nombreux et mieux armés que prévu. Ils avaient donc
retraité, leur donnant l’occasion de se frayer une voie de sortie. Mais, c’est
à ses supérieurs que Dominique imputait les plus grandes difficultés qu’il
avait connues. Ils étaient tellement obsédés par le besoin d’écraser les «sales vermines », qu’ils
lésinaient sur certaines mesures de prudence. D’ailleurs, les atrocités de ses
chefs, au cours de cette guerre, étaient innombrables. Dominique se préparait à
écrire un livre sur la question. Il était de ceux qui ne voyaient aucune
différence de nature, entre les rapports que les Étatsuniens avaient vis-à-vis
des Vietcongs et ceux des Nazis à l’égard des Juifs. Il y voyait les mêmes
atrocités inspirées par le même racisme primaire et viscéral. Et si l’on
tenait, absolument, à voir une différence, il la situait dans les contextes
politiques et, peut-être à cause de cela aussi, dans les échelles et les formes
que revêtaient ces atrocités.
Dominique venait d’avoir trente ans. Il
vivait aux États-Unis depuis sept ans et était fiancé à une jeune floridienne
d’origine haïtienne. Son objectif, une fois que sa mission au Vietnam
arriverait à son terme, était de se marier, de se retirer dans le patelin de sa
femme et de commencer à écrire son livre. Malheureusement, il n’a pas eu à
l’écrire, ni même à revoir sa fiancée. Peu de temps avant sa démobilisation, il
allait sauter sur une mine, non loin de Saïgon.
Pourtant, il s’en fallut de peu qu’il ne
connût le même sort que Dominique. A quelques jours de là, revenu de Saïgon avec un convoi de
troupes, le détachement de tête dans lequel il se trouvait, sauta dans un champ
de mines où plusieurs soldats perdirent la vie. Pendant près d’un mois, on le
crut mort au service de Renseignements jusqu’à ce qu’il fît son apparition au
quartier général de ce service.
Son
arrivée inopinée déclencha un branle-bas tout à fait surprenant à la police
militaire. Comment se fait-il qu’il ait eu la vie sauve alors que les cinq
autres survivants de son détachement ont été exécutés? Ou était-il depuis les
trois ou quatre semaines de l’incident? Se peut-il que les Vietcongs aient
délibérément choisi de le laisser en vie? A quelles fins ces «
vermines gluantes » qui n'avaient aucune morale ont pris une telle
décision? Ces questions et d’autres, qui n’ont pas toujours été posées sous
cette forme, ne revenaient pas moins, systématiquement, à l’esprit de ses
tourmenteurs, lors des trois séances d’interrogations auxquelles il avait dû se
prêter. A plusieurs reprises, il aurait aimé pouvoir calmer leurs
appréhensions, mais il n’avait rien à dire. Que pouvait-il dire de l’incident
qui l’a laissé, paraît-il, trois jours dans le coma? La seule chose sur
laquelle il pouvait exprimer quelque chose concernait son réveil. La tête lui
faisait affreusement mal et, en recouvrant peu à peu ses moyens, il crut
néanmoins les avoir perdus à tout jamais, quand il se vit, à travers le
brouillard de sa vision, au milieu d’un trio de Vietcongs. Sa première
réaction, lorsqu’il eut pris la mesure de la situation, fut de chercher son
arme. Mais on avait tôt fait de le calmer en lui faisant comprendre que sa vie
n’était pas menacée. L’eût-elle jamais été, lui expliquait-on, qu’il ne serait
pas là à s’inquiéter aujourd’hui. En fait, il comprit par la suite qu’il avait
été recueilli par une Vietcong à qui Dominique avait déjà porté secours.
Si sa vie n’était pas en danger, il
n’était pas moins prisonnier. Il était attaché en permanence sous la
surveillance d’un Vietcong. A travers les bribes de conversations qu’il avait
pu capter, il s’était rendu compte que le but de ses gardiens n’était pas
clair : comptaient-ils le garder prisonnier jusqu’à la fin de la guerre ou
prévoyaient-ils l’utiliser auparavant comme monnaie d’échange? C’est alors
qu’il prit la décision de leur fausser compagnie à tout prix. L’occasion lui
fut donnée à sa douzième journée de captivité. Profitant d’un moment
d’inattention de son gardien, il se libéra de ses liens et s’en servit pour l’attacher à son tour avant de
prendre la fuite avec son arme.
En racontant cet épisode à ses interrogateurs,
Serge n’en revenait pas de leur appréciation de l’événement. Selon ces
derniers, il aurait dû, avant de fuir, exterminer ses gardiens et mettre le feu
au village. Pour avoir omis de le faire, plusieurs soldats étasuniens
risquaient de perdre la vie à cause de lui. Cette décision considérée comme un manquement grave en temps
de guerre et la manière surprenante dont il a été sauvé par les ennemis, ont
concouru à lui donner une image suspecte aux yeux des agents de la police
militaire. Il comprit qu’à compter de cet instant, il était dans la mire de ces
derniers.
Peu d’événements au Vietnam avaient, à ce
point, affecté le moral de Serge. Il s’en était ensuivi une remise en question
de ses activités de soldat. Il est vrai qu’un tel exercice, au demeurant, pas
tout à fait exceptionnel, n’allait jamais bien loin, pris qu’il était dans le
carcan des contraintes de son état. N’empêche, la suspicion dont il était
l’objet et la mort de son ami l’atteignirent au plus profond de lui-même. Il
lui semblait que ce dernier événement esquissait en épure ce que pourrait être
sa mort elle-même, s’il n’y prenait garde. L’émotion ressentie de se regarder
dans le miroir de l’expérience de Dominique le porta à écrire sa deuxième
lettre à Paola.
C’est la première fois que la prose
destinée à son amie de New-York était à ce point teintée de préoccupations
philosophiques et existentielles. Il lui semblait que l’humanité travaillait de
toutes ses forces afin de parvenir à sa perte. Quand il considérait ce qu’il avait
fallu d’intelligence et de patience pour arriver à mettre au point les engins
de mort dont s’enorgueillissaient les responsables des arsenaux étatsuniens, il
était pris de vertige devant l’insouciance des hommes. D’autant qu’à son avis,
une partie seulement des ressources utilisées pour la production de ces engins,
aurait permis à des dizaines de millions de gens de ne pas mourir de faim et
d’être épargnés de beaucoup de misères inséparables de la pauvreté. La planète
serait devenue plus belle, plus humaine
et plus vivable. Mais le pire de tout cela, c’est que lui, Serge, était devenu
un des rouages essentiels dans la mise en œuvre du destin de mort de
l’humanité. Au plan personnel, il vivait ce phénomène comme un non-sens
existentiel, qui appelait sans tarder une réorientation de sa vie. Mais
comment? Et comme un chien qui tourne après sa queue, il se retrouvait dans le
même mouvement giratoire, incapable de trouver une échappatoire à la situation.
Cette nuit-là, c’est la stridulation des sirènes et le vrombissement des
moteurs qui mirent fin à sa réflexion, en le remettant en plein dans les
dangers de la guerre et la nécessité de sauver sa peau, devant l’incursion des
Vietcongs, dans un périmètre jusque-là protégé, aux alentours du quartier
général des services de Renseignements.
CHAPITRE XV
Revenu à New-York depuis une semaine,
Serge vivait ces moments dans une intense exaltation altérée seulement par le
sentiment de l’inconnu que représentait pour lui la situation de Claudine.
Après avoir essayé sans succès de la joindre par téléphone, il s’était rabattu
sur le projet de lui écrire à l’adresse de La Maison Saint-Pierre. Il
regrettait que l’idée ne lui fût pas venue avant, persuadé qu’il avait, cette
fois, des chances de parvenir à des résultats positifs. Car si l’adresse de la
maison familiale avait changé pour des raisons qui lui étaient inconnues, il
n’était pas probable qu’il en fût de même de celle de l’entreprise.
Mais, ce qui l’excitait surtout, c’était
la conscience d’être bien en vie, après avoir traversé les horreurs
épouvantables du Vietnam, et même d’avoir recouvré la santé dès l’instant où il
a eu touché le sol des États-Unis.
De fait, il a été démobilisé pour des
raisons de santé. N’était-ce cet accident de parcours qu’il considérait,
aujourd’hui, comme un cadeau du ciel, il lui serait resté près d’un an encore à
entendre tonner les canons, exploser des bombes et à assister au ballet
incessant des avions de combat, sous le mugissement des sirènes et les clameurs
des foules en déroute. Il souffrait d’une réaction allergique caractérisée par
des boursouflures sur tout le corps, particulièrement à la poitrine et au dos constellé
de plaques rougeâtres, induisant des picotements qui l’empêchaient de dormir.
Après trois mois de soins médicaux, non seulement n’avait-il pas connu
d’amélioration de sa situation de santé, mais les médecins n’avaient pas non
plus identifié la source de ses allergies. C’est dans de telles circonstances
que sa démobilisation avait été envisagée. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise
de constater, qu’en plus d’avoir été délivré des dangers de la guerre, il
était, en prime, guéri de ses allergies. Il avait encore quelques
boursouflures, mais moins cette sensation incessante de fourmillement. En fait,
il ne s’en était pas rendu compte tout de suite, mais après cinq jours à
New-York, il lui avait bien fallu se rendre à l’évidence : il n’était plus
le zombi qui n’arrivait pas à trouver le sommeil et qui promenait son ombre
dans ce climat dantesque où la folie des hommes était devenue la seule réalité.
Au cours de cette semaine, il essaya
d’entrer en communication avec Paola, mais il
n’arrivait pas à la joindre à son domicile. Après bien des démarches, il
finit par obtenir ses coordonnées à son bureau, pour apprendre finalement,
qu’elle était en congé de maladie. Serge n’en croyait pas ses oreilles d’une
telle coïncidence. Il ne lui resterait plus qu’à découvrir que Claudine était,
elle aussi, en congé de maladie ou en vacances en Europe, y voyant par avance,
le signe par lequel le destin semble témoigner de l’incommunicabilité
fondamentale des êtres. Néanmoins, il comprit vite que si c’était le cas pour
Claudine, il risquerait de ne jamais le savoir, compte tenu des aléas de leur
relation. Pour l’instant, comme il n’avait d’autre chose à faire que
d’attendre, il attendit, en essayant de s’imaginer toutes les étapes, jusqu’à
la réception de sa lettre. Il était sûr qu’une fois en sa possession, le
premier réflexe de Claudine serait de lui téléphoner. Mais, après trois
semaines d’attente, il n’avait reçu aucun appel et pas davantage les semaines
suivantes.
Un mois s’était écoulé depuis le retour de
Serge à New-York. Durant cette période, hormis une visite à l’ex-fiancée de son
ami Dominique et quelques visites aux bureaux administratifs de l’armée, il ne
s’était adonné à aucune activité, à part celle de téléphoner, tous les jours à Paola,
d’attendre une hypothétique nouvelle de Claudine et de découvrir des facettes
insoupçonnées à la vie de New-York. De temps à autre, il se rendait au parc non
loin de son appartement et observait les mille petits riens qui font partie de
l’existence des New-Yorkais. C’était, par exemple, des enfants et des
vieillards qui prenaient plaisir à nourrir les pigeons et les écureuils; un
bébé que sa mère promenait avec une laisse, comme un chiot; un enfant qui avait fait une chute,
qui pleurait de s’être fait mal au genou et que sa mère avait guéri avec un
baiser sur le bobo; des enfants qui se disputaient, requérant la médiation des
parents et, par-ci, par-là, des amoureux qui se bécotaient, souvent à l’abri
des regards et parfois, à cause de ces regards, dans des gestes de provocation
aux vieux à la tronche hargneuse. Serge observait toutes ces choses et bien
d’autres encore qui lui avaient, jusque-là, échappé et qui font partie des
éléments de la vie. Il les rapprochait en imagination de l’enfer qu’il venait
de quitter et qui était encore le lot de tant de confrères… Il songeait qu’il
se devait de faire quelque chose, en souvenir de Dominique, pour faire arrêter
cette guerre monstrueuse qui avait déjà détruit tant de vies vietnamiennes et
étatsuniennes. Mais il ne savait dans quelle direction aller et par où
commencer. En attendant de réfléchir plus longuement sur cette question, il
continuait à attendre les nouvelles d’Haïti et à appeler tous les jours chez Paola.
Quand un matin, après avoir machinalement composé son numéro, il entendit le
déclic du récepteur, il fut transporté de joie. Il ne douta pas un instant que
la personne à l’autre bout du fil pût ne pas être Paola. Ainsi, sa surprise et
sa déception furent grandes d’entendre la voix fluette d’une fillette. Il
allait raccrocher quand il fut rattrapé, de justesse, par nulle autre que Paola
au bout d’un autre récepteur. Elle venait à peine de rentrer de Floride avec la
fille d’un ami et était heureuse d’entendre sa voix. D’où appelait-il? Était-ce
possible que ce fût de Saïgon? Quand il fut clair qu’il parlait de New-York,
qu’il ne comptait plus retourner au Vietnam et qu’il était entier avec tous ses organes, Paola était au comble de la joie.
Elle convint avec lui, de se rencontrer le jour même à son appartement.
Le temps de traverser la ville, il
sonnait au 3ème étage où elle résidait. On avait fait des travaux de
rénovation. Il n’aurait pas reconnu le décor du couloir à l’arrêt de
l’ascenseur, s’il n’avait vu se profiler la silhouette de Paola, dans
l’entrebâillement d’une porte. Il y avait quelque chose en elle qui l’avait
transformée et l’avait rendue, sinon plus belle, disons autrement belle. A
Serge qui se cassait la tête pour en trouver la raison, elle l’avait imputée au
repos et à la tranquillité d’esprit. Elle lui avait expliqué ce qu’avait été sa
vie au cours des derniers mois, entre le stress de son travail et celui de sa
vie privée, toujours branchée sur la nécessité de fuir les agents du
gouvernement lâchés à ses trousses.
Puis, sans transition, elle avait sommé
Serge de parler de lui, de sa santé, de la guerre du Vietnam, de sa
démobilisation et de ses projets. Ses questions avaient, suffisamment, de quoi
rendre son ami intarissable pendant
plusieurs heures. Néanmoins, comme il avait ses propres curiosités à
satisfaire, il ne s’était pas étendu sur les thèmes soumis, se contentant d’y
toucher en surface, pensant probablement qu’il aura tout le temps pour y
revenir. Il voulait savoir, de son côté, la raison et la durée du congé de
maladie de Paola. De sorte que, pendant près de deux heures, ils faisaient un
curieux va-et-vient entre Saïgon, New-York et Miami, comme si chacun essayait de s’intégrer les
éléments de la vie de l’autre qui lui manquaient pour organiser sa perception.
Et quand Paola dut s’échapper à la cuisine pour préparer le repas, la
conversation la suivit, ne s’arrêtant, parfois, que pour faire de la place à
Gail-c’était le nom de la fillette-qui s’ennuyait ou qui voulait téléphoner à
sa mère.
Plus tard, après le dessert, pour respecter
la promesse faite à l’enfant de visiter Manhattan, tout le monde prit place
dans la nouvelle voiture de Paola. Ce fut pour Serge l’occasion de visiter,
pour la première fois, l’Empire State Building avec ses 102 étages, laissant
tomber d’autres sites touristiques, en raison de l’affluence des visiteurs.
Pendant qu’il était en ce lieu, l’esprit libéré un moment des multiples
contingences de naguère, il s’évertuait à regarder les gens vivre à côté de
lui. Il avait attendu bien longtemps avant de faire cette expérience. Jusqu’à
ce qu’il s’approche de près de l’enfer du Vietnam, il avait vu des enfants
aller à l’école, des adultes vaquer à leurs occupations, d’autres se contentant
de bayer aux corneilles quand ils ne se retrouvaient pas à l’occasion de toutes
sortes d’activités. Des fois, ils ne faisaient que se parler, écouter de la
musique, partager leur repas etc. Il ne lui venait pas à l’esprit alors, que
les mille petits gestes des uns et des autres témoignaient de ce qu’il y a de
plus fondamental en ce monde, soit la vie. Aussi n’a-t-il pas fallu grand-chose
pour que le bavardage et l’insouciance des badauds dans la file d’attente le
renvoient en Asie du Sud-Est où les formes que prend la vie sont généralement
inobservables depuis la guerre et où les hommes et les femmes sont devenus des
morts en sursis.
Pour ne pas donner à Paola l’inconvénient
d’aller le déposer à l’autre bout de la ville, Serge avait préféré prendre le
subway. Depuis son retour du Vietnam, il n’avait pas eu l’occasion d’utiliser
ce mode de transport et il considérait que de recommencer à le faire,
participait de son apprivoisement de la ville. En regardant les graffiti
partout dans le train et en observant les accoutrements des teen-agers, il
avait l’impression qu’il en a été absent de près de dix ans. Il observait un
couple qui venait d’entrer dans son wagon et il se croyait dans les temps
bibliques avec, en sa présence, le Christ et Marie-Madeleine, fredonnant une
chanson de Joan Baez contre la guerre du Vietnam. Plus loin, trois jeunes
filles, pieds nus, arboraient des fleurs dans leurs cheveux retenus par un
bandeau, portant l’inscription Peace and Love.
Il comprit qu’il était en présence de hippies inoffensifs, dont on disait
pourtant tant de mal dans les officines de l’armée, en raison de leur
psychédélisme et surtout, de leur refus manifeste de la guerre et de leur
non-violence. Même les placards publicitaires, le long de son trajet, le
rappelaient à lui-même. Tout lui paraissait curieux sinon tout à fait inédit.
Pourtant, il y avait des choses qui n’avaient pas changé depuis des lustres,
mais il ne s’était jamais arrêté à les observer. Et comme si d’avoir fait la
guerre lui conférait un supplément d’âme, il se mit à voir des choses qui
existaient depuis longtemps et à y réagir pour la première fois.
Le reste de son parcours, il le passa à
rêver. Paola lui avait dit : « Aussitôt que Gail sera partie à la fin
du week-end, j’aimerais t’inviter chez moi. Je pense que nous avons beaucoup de
choses à nous dire. » Sans s’en rendre compte, il répétait ces mots comme
une incantation, pistant du sens à la limite du rêve, comme si l’écartèlement
dont sa conscience était le champ, se faisait sur une scène dont la Caraïbe et
New-York étaient les deux pôles. Est-ce que Claudine a retrouvé sa lettre? Si
c’est le cas, devait-il s’attendre à un appel d’elle d’un jour à l’autre? A
moins que, l’ayant reçue, elle ait
décidé de couper tout contact avec lui, comme les propos de M.
Saint-Pierre avaient tendance à l’accréditer? La connaissant cependant, il
serait surpris qu’elle n’eût pas tenté de lui parler une dernière fois, ne
fût-ce que pour faire le point sur les raisons de sa rupture. Voilà pourquoi,
malgré tout, il se croyait fondé d’attendre encore un peu. Dans son esprit, en
se rendant prochainement à l’invitation de Paola, il prévoyait déjà que ses
dispositions seront fonction de ce qui se sera passé au cours de la semaine.
En ouvrant la porte de son appartement, il
se jeta sur le téléphone qui sonnait. Quel bonheur, pensait-il, si c’était
Claudine! Malgré sa déception de s’être dérangé pour un importun, il trouva les
ressorts psychologiques pour composer, plutôt, le numéro de Paola et de
s’enquérir de ses nouvelles. Celle-ci venait à peine d’entrer. Elle était
heureuse de son appel et aimerait qu’il fût maintenant à ses côtés. A défaut,
elle se consolait en pensant que ce n’était que partie remise.
Puis, machinalement, il ouvrit la télévision
pour entendre le chef du Pentagone faire le point au Congrès sur la situation
de la guerre au Vietnam. Il jugeait comme inexactes les nouvelles répercutées
par les médias voulant que lors d’une confrontation avec les Vietcongs, les
contingents étatsuniens aient été taillés en pièces dans les environs de
Saïgon. Il prétendait que c’était un cas classique de propagande et de
désinformation. A l’entendre, l’ennemi avait infiltré la presse et noyautait
l’opinion étatsunienne. Ce qui était vrai selon lui, c’est que les
Sud-Vietnamiens, appuyés des forces aéroportées étatsuniennes, avaient infligé
une grande défaite aux troupes communistes qui avaient dû se replier en
catastrophe sur leur base.
Serge n’en croyait pas ses oreilles. S’il
n’avait lui-même participé aux opérations dans le cadre des services de
renseignements, il aurait bu les paroles du Chef du Pentagone comme la plupart
des Étatsuniens. Mais il savait qu’il mentait, que les choses s’étaient passées
différemment et que les soldats de l’Oncle Sam avaient bel et bien mordu la
poussière, ayant dû dénombrer plusieurs centaines de morts parmi leurs soldats
lors de cet affrontement.
Évoquant par ailleurs le siège de Khé Sanh
par les forces occidentales, l’homme d’état était content de rappeler leur
victoire sur les Vietcongs. Mais il avait omis de mentionner, comme le rappelle
Lane, que cette victoire était loin de
faire honneur aux États-Unis, dans la mesure où elle fut, rien de moins, qu’un
acte de barbarie. Non contents de tuer tous les Vietcongs, ils avaient soumis
la ville entière au pilonnage de leur B-52. Si bien qu’il n’en restait plus
aucune trace après leur passage.
Jusqu’à cette expérience qui était loin
d’être unique, Serge ne pensait guère que la désinformation pouvait se
pratiquer à si haute échelle aux États-Unis. Il était bien conscient qu’à
certains moments, une déformation de la réalité pouvait être justifiée pour
éviter la démoralisation de l’armée. Mais leurrer si effrontément l’opinion de
toute une nation par des mensonges si grossiers, lui apparaissait en
contradiction avec la notion de démocratie dont se gargarisait la classe
politique étatsunienne, en plus de l’imposer à la terre entière, comme un phare
au bout de l’océan. C’est de ce moment que naquit l’idée de ce qu’il lui
fallait faire, en souvenir de Dominique, pour essayer d’arrêter cette guerre
qui n’en finissait de broyer des existences. Il s’évertuera à rétablir les
faits concernant l’aventure étatsunienne au Vietnam partout où ils lui
apparaîtront comme controuvés : dans les médias comme dans les écoles. Il
était content de sa trouvaille. A priori,
il pensait que la démarche ne serait pas facile, mais il avait l’assurance
qu’avec de la volonté et de la persévérance, il arriverait à des résultats. Il
était persuadé que si le peuple étatsunien n’avait pas été berné, s’il avait
compris les tenants et les aboutissants de cette guerre et, particulièrement,
les enjeux politiques qui n’avaient rien à voir avec une quelconque menace à la
nation ou au pays, il serait déjà descendu dans la rue pour la faire arrêter et
sauver une bonne partie de la jeunesse étatsunienne.
Sa stratégie était arrêtée sur le moment
même. Dès le lendemain, il envisageait de se mettre en communication avec l’un
ou l’autre des réseaux de télévision pour essayer d’apporter un démenti aux
propos du Pentagone. Étant donné qu’il arrivait du Vietnam, il devrait
bénéficier de toute la crédibilité nécessaire pour les fins de son démenti,
d’autant qu’il s’apprêterait à aligner tous les éléments significatifs comme
les lieux, les dates et les situations concernées par les incidents, à l’appui
de la véracité de ses informations. C’était la première démarche envisagée. Par
la suite, il songeait à prendre contact avec la presse et la radio, laissant
les visites aux écoles comme une activité ultime pour rejoindre les jeunes.
C’est sur de telles pensées qu’il alla se
coucher. Évidemment, il ne dormit pas tout de suite, prenant le temps de
s’accompagner en imagination, lors de ses visites aux réseaux de télévision. Il
faut croire que les démarches étaient réalisées sans anicroche, car, quand il
se réveilla le lendemain matin, la journée s’annonçait pour lui dans une
atmosphère irréelle d’optimisme. Prestement, il s’habilla, prit son petit
déjeuner et se lança dans l’autobus qui arrivait en même temps que lui au
débarcadère.
Parvenu à l’adresse du siège d’un des
réseaux, il débarqua et enfonça la porte du rez-de-chaussée, pour se faire
arrêter par un gardien de sécurité qui voulait savoir où il allait, qui il
voulait rencontrer. Incapable de fournir des renseignements satisfaisants, il
lui fut interdit d’aller plus loin. Après avoir longuement parlementé, il
obtint que l’agent de sécurité s’informe si quelqu’un du service de presse
voulait le rencontrer. Il se présentait comme un soldat qui arrivait du Vietnam
et qui avait des informations intéressantes à communiquer sur l’évolution de la
guerre. Au terme d’une longue attente, on finit par l’inviter à monter au
cinquième étage où, effectivement, un journaliste le rencontra. D’entrée de
jeu, il fut requis de décliner son identité, son statut actuel dans l’armée et
le corps de service auquel il avait appartenu au Vietnam. Après ce préambule,
il eut l’occasion de dire ce qu’il avait sur le cœur : l’hécatombe qui se
faisait chaque jour dans l’enfer vietnamien, l’ignorance dans laquelle était
maintenue la population au sujet de la réalité et des vrais enjeux, en plus
de la désinformation dont le peuple
faisait l’objet. C’est à cette désinformation qu’il imputait le maintien de
cette situation et le rôle actif que se donnait le gouvernement dans cette entreprise.
Il citait le cas du Chef du Pentagone comme un exemple flagrant : sa
déclaration au Congrès était, dit-il, truffée de mensonges propres à endormir
l’opinion publique, corrigeant à chaque fois, l’écart extraordinaire par
rapport à la réalité dont il a été témoin.
Le journaliste lui posa beaucoup de
questions sur ses idées politiques, son type d’expériences militaires au
Vietnam et les motivations de sa démarche à la télévision. Puis, il conclut en
le remerciant de ses informations, lui assurant qu’il en a pris bonne note et
qu’on le contacterait chez lui, éventuellement, si on a besoin de ses services.
Au sortir de cette rencontre, il ne rentra
pas chez lui. Il fila tout droit à un réseau concurrent où il répéta
l’expérience. Cette fois-ci, il pensa avoir marqué un point, car on crut
pertinent d’avoir une vidéo de ses déclarations.
Il passa la semaine à se démener auprès
des médias, accumulant des impressions très variées de ses expériences.
Contrairement à une décision prise antérieurement, il fit des approches à trois
journaux, se disant, finalement, que plus ses informations seront répercutées
par des sources différentes, plus grande sera leur capacité d’influence de
l’opinion publique.
Après cette semaine qui lui a été, d’une
certaine manière, éprouvante, il se préparait, comme prévu, à se rendre dans
l’après-midi chez Paola, quand il reçut une convocation au bureau de l’armée.
On était au vendredi de la semaine. Il aurait pu, quand même, attendre à lundi
pour s’y rendre, mais croyant que la convocation avait rapport avec la question
de sa solde en suspens, il se dépêchait de se présenter au bureau, histoire de
clarifier, au plus vite, une situation qui lui tenait à cœur. Il n’était pas
plutôt arrivé qu’on le fît passer au bureau de sécurité du poste, où il se vit
reprocher ses activités subversives qu’on considérait comme très graves en
temps de guerre. Sans plus de précision sur les charges qui étaient retenues
contre lui, on lui imputait la volonté et l’intention de saper le moral des
troupes au front. Et, en attendant d’être plus spécifique sur l’acte
d’accusation, eu égard au code de
procédures de l’armée, il fut mis en état d’arrestation et consigné à l’un des
bâtiments du poste qui fait office de centre de détention à l’occasion. C’est à
peine, ce jour-là, si on lui donnait la possibilité de téléphoner. Il put le
faire, néanmoins, à Paola inquiète et désappointée de savoir que Serge ne sera
pas au rendez-vous.
Au cours de ce week-end, il comprit
quelque chose qu’il n’avait guère soupçonné aux États-Unis de la
Démocratie : la liberté d’expression n’existait que dans la mesure où elle
ne tirait pas à conséquence. Sinon, les institutions montaient à l’assaut, pour
empêcher que la parole dérangeante ne soit entendue. C’est l’expérience dont il
avait été victime. Plutôt que de lui donner accès à l’opinion publique, les
médias l’avaient dénoncé à l’armée. On l’avait considéré comme une brebis
galeuse qui menaçait le troupeau. Il ne bêlait pas comme les autres et, par
ainsi, dérangeait le conformisme général au sujet de la guerre.
Ce qu’il avait de doute sur le
comportement de l’armée, en ce qui a trait à son arrestation, trouva
confirmation dans les propos de l’officier qui, cinq jours plus tard, lui lut
les accusations qui ont été portées contre lui. Il était accusé, entre autres,
d’avoir diffamé l’armée des États-Unis auprès de cinq organes de presse et de
télévision, dans le but de le faire auprès de toute la population, avec
l’intention de saper le moral de l’armée et de provoquer des actes
d’insoumission. Il lui fit comprendre qu’il s’agissait d’un crime très grave,
dont la moindre des conséquences était qu’il dût en répondre auprès d’une cour
martiale. En attendant, il serait maintenu en détention et transféré à la prison
de Norfolk.
Avoir traversé l’horreur du Vietnam, en
dépit des difficultés innombrables et voir le ciel lui tomber sur la tête en
arrivant aux États-Unis où il pensait être à l’abri du destin, c’était la
suprême ironie de la vie. Pourtant, ce n’était pas la moindre de ses surprises
que de faire une telle expérience : il lui fallait, de plus, avoir été
piégé dans la patrie par excellence des libertés, pour avoir cru à la liberté
d’expression et s’en prévaloir.
Après avoir rongé son frein, il a dû attendre
son transfert dans une prison plus conventionnelle. Dans l’intervalle, il
échafaudait mille hypothèses en ce qui a trait à son devenir et à l’inexorabilité des drames féminins dans
lesquels il se débattait.
CHAPITRE XVI
Avec le temps, la situation sociale et
politique en Haïti, plutôt que de s’améliorer, s’empirait à vue d’œil. Cela
concernait, bien entendu, ce qui restait des libertés individuelles et
politiques, mais également, les possibilités sociales d’existence. Chaque jour,
la lutte pour la vie, dans ses formes les plus élémentaires, devenait plus
difficile. Les maigres revenus nationaux, qui auraient dû être injectés dans l’économie
pour accroître les moyens de subsistance de la population, ont été détournés au
bénéfice des forces de répression. Toute l’énergie du pouvoir avait été
canalisée par le besoin et la volonté de durer. Le volcan qui couvait ne
pouvait, néanmoins, entrer en éruption en raison du quadrillage social par la
police politique. La méfiance populaire du fait de la délation généralisée,
empêchait toute action collective d’opposition, même familiale. On a vu des
parents, peut-être, en souvenir des adolescents des affreuses Jeunesses
Hitlériennes qui allaient jusqu’à dénoncer leurs parents, maintenir une
certaine distance psychologique avec leurs enfants, générant et empirant la
division dans la société.
A cette époque, Serge était au Vietnam
depuis près d’un an, sans aucune nouvelle de Claudine et sans pouvoir lui en
faire parvenir des siennes. A force d’avoir attendu des réponses à ses
précédentes lettres, il avait fini par en prendre son parti : sa relation
avec Claudine prenait, dorénavant, la forme de poèmes dans lesquels il évoquait
son souvenir, plutôt que d’une correspondance qui avait fait la preuve
d’aboutir à une impasse. Pourtant, Serge n’était pas le seul à avoir dû prendre
son parti. En dépit de ses ardeurs, incapable de percer la cuirasse affective
de Claudine, M. Bernal avait fini par reporter ses sentiments sur une des amies
de cette dernière, au grand désespoir de M. Saint-Pierre qui voyait s’envoler
le rêve de l’avoir pour gendre et d’apporter, en même temps, du sang neuf à son
entreprise. C’était pour lui un double fiasco, d’autant qu’il assistait
impuissant, à l’étiolement de sa fille. Quand elle n’était pas au bureau à
s’occuper, avec lui, de la gestion de l’entreprise familiale, elle s’enfermait
en elle-même en s’isolant dans sa chambre, réduisant à néant ou presque ses
relations mondaines. Elle était comme un violon dont les cordes s’étaient
brisées : elle ne résonnait plus. Le gros de son temps, elle le passait à
lire et à écouter de la musique. Le soir, quand le crépuscule faisait traîner
des ombres dans le jardin, elle aimait s’étendre sur une chaise longue à
écouter le bruit de la ville, à se remémorer malgré elle, certains souvenirs de
sa relation avec Serge, au premier chef, cette visite à la tombée de la nuit,
quand ils s’étaient embrassés pour la première fois. A ces moments, elle
résistait mal au désir de s’apitoyer sur son sort et, plus souvent qu’elle ne
l’eût voulu, seules des larmes soulignaient son accablement. A l’observer
subrepticement, M. Saint-Pierre aurait pu comprendre toute la portée de cette
interrogation de Proust : « L’absence n’est-elle pas, pour qui
aime, la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus
indestructible, la plus fidèle des présences? » Peut-être, serait-il tombé
volontiers d’accord avec l’auteur pour considérer que « dans l’attente, on
souffre tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autre
présence »
Un soir que la vie lui paraissait
particulièrement absurde, une nouvelle entendue à la radio la força, en quelque
sorte, à sortir d’elle-même. On rapportait qu’un entrepôt de produits
alimentaires venait d’être pillé par une bande d’affamés d’une cité limitrophe.
Le journaliste profitait pour faire le point sur le nombre grossissant de ces
miséreux pour qui chaque journée constituait une épreuve dramatique.
Ce fut pour elle comme une illumination.
Pendant qu’elle broyait du noir en s’apitoyant sur son sort, il y avait un
nombre incroyable de gens qui n’avaient pas à manger à leur faim et qui
croupissaient dans l’indigence et l’ignorance. Ces gens-là seraient justifiés
d’être désespérés, au point de s’abstenir de lutter. Pourtant, contre toute
logique, ils s’arc-boutaient à n’importe quoi,
pour essayer d’émerger des profondeurs de leur misère.
Ce soir-là, Claudine prit la décision de
faire quelque chose pour essayer d’améliorer leur sort. Elle passa trois jours
à réfléchir à un projet dans ce sens, au terme desquels, elle crut nécessaire,
pour mettre toutes les chances de son côté, d’obtenir l’appui de son père.
M Saint-Pierre n’avait rien d’un
philanthrope. Il avait développé un mécanisme psychologique qui lui permettait
de se fermer les yeux sur les malheurs de l’environnement social immédiat,
jusqu’à en être cuirassé. Aux mendiants qui tendaient la main à l’entrée de son
magasin, jamais il ne faisait l’aumône. Sans doute, n’allait-il pas aussi loin
que certains des membres de sa classe, qui ne cessaient de les injurier comme
des fainéants, des paresseux ou des déchets de la société, mais il regardait le
geste de leur faire l’aumône, comme nul et sans effet, sinon une perte de
temps. D’ailleurs, il ne s’arrêtait
jamais à s’interroger sur les causes de la pauvreté dans le pays.
Vaguement, les gens qui en étaient affectés lui paraissaient différents de lui d’une
manière ontologique. Cette attitude en faisait quelqu’un d’une grande
imperméabilité au courant humaniste qui traversait l’époque.
Quand Claudine s’ouvrit à lui de ses idées
sociales, il ne comprit pas tout de suite où elle voulait en venir. La distance
psychologique qui caractérisait son rapport à de telles préoccupations était
trop considérable. Mais il avait vite fait de saisir l’importance de sa
démarche, par l’apparence inquiète et radieuse, à la fois, de son visage. Il
n’avait pas fait une pareille observation depuis très longtemps. Aussi
décida-t-il de lui donner son aval et son encouragement bien avant de se rendre
compte de la portée de son projet, confiant qu’il pourrait être un dérivatif
inespéré à son existence solitaire et mélancolique.
Néanmoins, la mise en forme du projet
n’était pas encore arrêtée. Ce qui paraissait relativement simple au début,
s’était révélé très compliqué à appliquer. En y réfléchissant, elle considérait
la charité comme une activité désuète qui doit être remplacée par la justice
sociale, tant qu’il s’agit de l’envisager dans les sociétés développées. Mais,
à l’aune des situations sociales dans son pays, cette activité ne lui
apparaissait pas encore anachronique. Néanmoins, elle avait compris, dès le
début, que la crédibilité de sa démarche vis-à-vis d’elle-même, comme vis-à-vis
de la clientèle à desservir, commande qu’elle prenne les moyens pour élargir le
cadre des ressources nécessaires. C’est dans ce but qu’elle avait sollicité la
collaboration d’une dizaine de ses anciennes amies de collège. Cette démarche
qu’elle faisait avec appréhension et timidité avait, cependant, suscité des
réponses inespérées d’enthousiasme.
C’est
ainsi que quatre mois plus tard, elle se
retrouvait au sein d’une équipe, à planifier et à organiser des activités, pour
financer une œuvre caritative destinée à venir en aide aux enfants de parents
démunis de la Cité Z. En dépit du fait que la conception émotive et
intellectuelle du projet lui revenait, ce ne lui fut pas facile au début, de se
contraindre à sortir d’elle-même et à se maintenir dans un champ de réflexion
qui lui était si inhabituel. C’est une discipline à laquelle la culture
familiale ne l’avait pas prédestinée. Si elle avait connu sa mère, les choses
en auraient été différentes, elle en était absolument convaincue. Mais
l’absence d’une telle sensibilité chez son père, n’avait pas favorisé chez
elle, l’intégration des éléments de la misère sociale dans le champ de sa
réflexion. En fait, elle ne dut qu’à sa rencontre avec Serge d’avoir pu vibrer,
même de manière sporadique et fugitive, à l’expression de cette réalité. Il
avait une éthique de la dignité humaine qui impliquait comme son double, l’idée
de la responsabilité sociale selon, semble-t-il, la maxime suivante : tout
homme digne de ce nom doit employer sa vie à favoriser le progrès social de ses
semblables. Sa vie active avait été,
quand leur chemin s’était croisé, la démonstration manifeste de cette maxime.
Peut-être qu’il n’avait pas encore réalisé ses objectifs dans ce sens, mais il
était incontestablement dans la voie qui devait y conduire. Néanmoins, ce qui
lui revenait avec le plus de force, ce furent deux idées desquelles il
s’autorisait au sujet de la question du don et qui semblaient, jusqu’à un
certain point,
paradoxales. « Vous ne donnez, disait Gibran, que peu lorsque
vous donnez de vos biens, c’est lorsque vous donnez de vous-même que vous
donnez réellement. » A cette idée, il aimait rapprocher ces vers de
Corneille :
Un service
au-dessus de toute récompense
A force d’obliger
tient presque lieu d’offense.
C’est donc à l’intérieur de ces balises qui
connotent une philosophie de la personne chez Serge, que Claudine allait situer
son intervention auprès des démunis de la cité Z.
Par
conséquent, malgré elle, Claudine pensait à Serge. Elle s’était lancée dans une
œuvre de bienfaisance pour s’écarter du chemin passant par Serge. Or, qui
rencontra-t-elle sur sa route? Nul autre que Serge lui-même qui lui aura laissé
en héritage, sans qu’elle en prenne conscience, de prime abord, une certaine
sensibilité à la misère humaine et, peut-être, une certaine façon d’y répondre
par des activités privilégiées.
De retour
d’une kermesse organisée avec les membres de son groupe, en vue de garnir les
coffres de son œuvre, c’est à quoi elle pensait. Elle se sentait fatiguée mais
radieuse. Elle éprouvait un sentiment de satisfaction dont elle n’avait pas eu
de pareil depuis le collège, lors de la réception des prix. Elle se félicitait
d’avoir invité ses anciennes condisciples à se joindre à elle, car, cette
initiative avait été, on ne peut plus
bénéfique. Cela lui avait permis d’élargir son réseau d’amis et de connaissances
et contribué à faire de leurs activités sociales de collecte de fonds, des
expériences de succès. Déjà, elle se promettait de renouveler, en mettant à
profit d’autres types d’activités, comme les bals de charité, les tombolas etc.
Petit à
petit, sa vie commençait à prendre du sens et même à en avoir un tout nouveau
auquel, il y a quelques mois seulement, elle n’y avait guère songé. Jusqu’à
récemment, le sens de sa vie se réalisait dans le mariage projeté avec Serge.
Il lui arrivait comme de l’extérieur et elle se représentait comme la fleur qui
attend l’abeille butineuse pour être fécondée. Cette image romanesque la
berçait pendant longtemps, comme l’adolescente évaporée qu’elle pense avoir été
même à l’âge où les aventures sentimentales sont passablement dépouillées des
fanfreluches de la passion. Si la psychologie de l’adolescent se complaît dans
l’idée d’une âme sœur dont la rencontre est nécessaire au sentiment de sa
propre complétude, il ne faut pas moins, paradoxalement, à l’âge adulte,
accomplir la dissociation de ce processus réflexif, pour parvenir à l’intégrité de sa propre identité. En fait,
jamais auparavant, elle ne s’était sentie autant elle-même. Elle n’avait besoin
d’attendre aucun complément de l’extérieur, du moins, au plan psychologique,
pour réaliser sa vocation humaine.
Cette
révélation ne se réalisait pas pourtant au détriment de l’image de Serge. Elle
venait la visiter avec les mêmes sentiments que naguère : des souvenirs,
combien agréables, que n’arrivait pas à ternir l’aigreur des derniers moments
de leur rencontre. Au lendemain de son retour de New-York, elle était
totalement submergée par ce sentiment d’amertume. Avec son nouveau champ
d’intérêt, elle était peu à peu propulsée des profondeurs de sa tristesse, pour
redécouvrir les attraits de la vie, à commencer par le paysage alentour et les
bruits de l’environnement. Elle redevenait tout à coup sensible à de multiples
banalités qui remplissaient la vie quotidienne. Elle cessait de voir les
membres du personnel domestique comme des robots. Ils étaient, de nouveau, des
personnes qui avaient des familles et dont elle s’informait comme auparavant.
Elle s’enfermait toujours dans sa chambre, haut-lieu de sa solitude et de ses
réflexions, mais ce n’était plus pour y rester des heures entières.
Le
premier à prendre conscience de sa transformation psychologique, c’était son
père. Combien avait-il trouvé long le temps de sa mélancolie qu’il appelait sa
descente aux enfers! Dorénavant, les dîners n’étaient plus aussi moroses que
par le passé. Ce n’était pas, tout à fait, comme à l’époque où ces rituels
étaient marqués au coin de l’insouciance et de la joie. Mais ils commençaient,
déjà, à recouvrer leur intérêt de naguère, par la nouvelle attitude de
réceptivité mentale qui caractérisait,
autant Claudine que M Saint-Pierre. Certains jours, oublieuse de cet être
taciturne qui occupait, pas si longtemps encore, toute la scène de l’esprit
paternel, Claudine pouvait être hilarante, tout bonnement, quand elle se
mettait à raconter les incidents cocasses qui parsemaient parfois ses journées
d’activités de charité. Telle, par exemple, la déconvenue d’un collégien en
présence de ses amis du collège, quand il fut avéré que la jeune fille à qui il
contait fleurette, avec assiduité, à la journée de la kermesse n’était autre
qu’un jeune homme déguisé pour la circonstance. Le temps de quelques secondes,
ce récit l’avait branchée, encore une fois, sur une aventure analogue de Serge
un certain soir de carnaval. Il en était de même de son rire gouailleur, quand
elle faisait à son père, le récit loufoque des espiègleries d’un trio de jeunes
à l’endroit du dandy du quartier. Celui-ci n’était pas la coqueluche des filles
sans susciter des jalousies de la part de ses concurrents. Pour prendre leur
revanche sur ses succès féminins, ces derniers, la journée de la kermesse,
avaient décidé de le ridiculiser en faisant de lui l’auteur d’une lettre
bourrée de fautes monstrueuses et de platitudes sentimentales qu’il aurait
écrites à une jeune fille. En se passant cette lettre d’un jeune à l’autre, avec
des commentaires désobligeants, il s’était créé une atmosphère empoisonnée
contre laquelle la victime ne pouvait avoir de parade, à moins de prendre ses
jambes à son cou comme il le fit, d’ailleurs, sans demander son reste.
C’est
ainsi que lentement et doucement, la vie reprenait son rythme dans la maison
familiale des Saint-Pierre, non sans que les événements eussent laissé leur
trace dans les esprits. Désormais, M. Saint-Pierre approchait l’univers de sa
fille sur la pointe des pieds, sans faire de bruit, comme on pénètre dans la
chambre d’un bébé endormi. Refoulant sa douleur, il se considérait comme en
rémission et prenait toutes les précautions pour ne pas la raviver. Maintenant
que M. Bernal est marié, il se pardonnait d’autant moins d’avoir joué le rôle
que l’on sait pour séparer les fiancés. Ainsi, la blessure de Claudine lui
était insupportable, à plus d’un titre. D’une part, cela concernait l’être
qu’il chérissait le plus au monde et pour qui il avait rêvé tous les bienfaits
possibles. D’autre part, sa douleur assurait, chez lui, la permanence d’une
mortelle culpabilité. Pour se racheter, il crut nécessaire, désormais, d’aller
au devant de ses désirs, en l’occurrence, au premier chef, l’organisation et le
financement de son œuvre de charité. C’est ainsi que malgré son indifférence
vis-à-vis des besoins élémentaires de son environnement social, il était devenu
le principal commanditaire des activités de bienfaisance de la ville.
C’est à
peu près à cette époque qu’eut lieu un incident, somme toute, banal le
concernant, qui devait avoir des conséquences importantes sur le climat
idéologique et politique.
Comme la
situation économique continuait de se détériorer, la population avait, de moins
en moins, la capacité de satisfaire ses besoins alimentaires. Le commerce
périclitait. Sur la question de la baisse considérable des statistiques de
vente, l’opinion de M. Saint-Pierre avait été citée dans un journal sur le mode
du constat, histoire de dire qu’il était grand temps que des mesures soient
prises pour enrayer la chute.
Il n’en
fallait pas plus pour que le Pouvoir prenne ombrage de ses propos. S’ensuivit
une dénonciation par la radio gouvernementale de la famille Saint-Pierre et de
tout le groupe social auquel elle appartenait. On vitupérait avec virulence ces
privilégiés, toujours prêts à critiquer le gouvernement pour les difficultés
économiques, au moment même où ces derniers n’avaient rien de plus urgent que
de saigner le pays, en exportant les devises dont la nation a un si grand besoin,
dans les banques suisses et étatsuniennes.
Parallèlement, l’œuvre de bienfaisance qui avait commencé à faire parler
d’elle devenait tout à coup suspecte. C’était, au mieux, une entreprise de
diversion pour ne pas attirer l’attention sur des transactions illicites; au
pire, une activité communiste qui se donnait sous des airs de générosité
philanthropique ou d’activités humanitaires.
Pour les
agents du gouvernement qui ne s’embarrassaient ni de paradoxes, ni de
contre-vérités dans le processus de leur argumentation, le second terme de
l’alternative paraissait plus probable. D’autant que venant à la rescousse,
Paul Garceau avait tôt fait de rappeler, que la famille Saint-Pierre était
alliée à Serge Valcour, actuellement en fuite à l’étranger pour ses activités
communistes. Le mot de Jean Rostand se vérifiait encore une fois :
« Une hypothèse, comme une calomnie, est d’autant plus dangereuse qu’elle
est plus plausible. »
A compter
de ce jour, la famille Saint-Pierre s’était trouvée en butte à toutes sortes de
tracasseries. Le dédouanement des marchandises devenait, du jour au lendemain,
une opération chaotique et aléatoire. Même après avoir acquitté les taxes
réglementaires à leurs activités commerciales, elle se faisait harceler par le
service compétent pour non-paiement. Il avait fallu, par trois fois, perdre du
temps pour aller clarifier les choses au bureau de perception des comptes. A
deux reprises, Claudine s’était fait signifier par un agent de police que sa
voiture devait être inspectée, alors qu’elle portait, dans une vignette au
pare-brise, la preuve d’une inspection récente. Et pour rendre la situation
plus inquiétante, on se faisait fort de rappeler, lors des diatribes
gouvernementales à l’adresse des privilégiés, que M. Saint-Pierre avait été
arrêté, puis relâché, seulement par manque de preuves, lors de la campagne
anti-gouvernementale des communistes, au milieu des années soixante. C’était
une menace voilée que les intéressés avaient décryptée de la bonne façon.
Évidemment, M. Saint-Pierre était inquiet. Il l’était pour lui-même et
pour sa fille. Cela transparaissait dans son comportement. Du jour au
lendemain, le panache de l’homme d’affaires avait fait place à une attitude
réservée et un profil bas, comme s’il craignait de se faire remarquer. Plus
encore, il croyait nécessaire que sa fille mette en veilleuse ses activités, le
temps que les nuages disparaissent et qu’on sache à quoi s’en tenir.
Mais, à
son grand désarroi, plutôt que d’assister à une retenue équivalente de la part
de sa fille, c’est à l’attitude contraire qu’il faisait face. De fait, Claudine
ne se montrait, depuis le changement de climat politique, que plus dynamique et
plus enthousiaste dans l’exercice de ses activités charitables, comme si elle
voulait défier les forces de la répression gouvernementale.
Était-elle
consciente de l’embarras du pouvoir, par rapport à la réponse qu’elle apportait
aux besoins des démunis de la cité Z? En tout cas, elle était sûre d’une
chose : si l’on s’avisait de fermer ses bureaux et tarir la source de
l’aide que son œuvre prodiguait depuis quelque temps, il y aurait probablement
une émeute. Elle en avait la preuve dans la réaction de la foule, quand une
rumeur dans ce sens avait couru, le matin d’une séance de distribution de
vivres alimentaires. Beaucoup de gens concernés avaient attendu longtemps avant
l’ouverture des bureaux. C’était leur seul espoir de manger de la journée.
Autant dire qu’ils n’avaient rien à perdre de se révolter, contre une mesure
qui les priverait de leur pain. Sans avoir jamais lu Soljenitsyne, Claudine
était arrivée à la même évaluation que lui de la situation des parias de la
société. « Quelqu’un que vous
avez privé de tout, dit-il, n’est plus en votre pouvoir. Il est de nouveau
entièrement libre. »
Après
quelques semaines, ce qui semblait une campagne orchestrée contre les
privilégiés de la société en général et contre la famille Saint-Pierre en
particulier, à qui on reprochait ses activités communistes, mourrait petit à
petit comme un feu qu’on avait cessé d’attiser. En dépit des accents au vitriol
des propagandistes du gouvernement, les accusations portées n’avaient pas été
prises au sérieux, même dans les cercles du pouvoir. Tous les observateurs
étaient persuadés, qu’encore une fois, le Pouvoir avait sacrifié au besoin
d’écraser ses opposants potentiels, selon la maxime bien connue en pareille
circonstance : « qui veut noyer son chien, le dit enragé. »
Néanmoins, la logorrhée avait fonctionné à vide, la pâte n’avait pas levé et
les metteurs en scène avaient compris qu’il fallait passer à autre chose.
Mais, ils
n’étaient pas les seuls à avoir compris quelque chose. C’était également le cas
de Claudine. Plus que sur la situation politique nationale, cet incident
l’avait surtout révélée à elle-même. Quand dans le silence de sa chambre, elle
revenait à ce qu’avait été son attitude, au fur et à mesure de la campagne
gouvernementale, elle avait peine à croire qu’elle eût pu, si longtemps,
résister à la pression psychologique orchestrée par la propagande politique.
Mais en y réfléchissant mieux, elle avait dû reconnaître qu’elle n’avait pas
grand crédit d’avoir adopté cette ligne de conduite. A l’instar des déshérités
qui attendaient son aide et qui n’avaient rien à perdre, tout s’était passé chez
elle comme si, pour elle aussi, il n’y avait psychologiquement rien à perdre.
En effet, par son expérience de la séparation dans les circonstances que l’on
sait, elle avait, à sa façon, touché au fond d’une sorte de souffrance, d’où
elle ne pouvait revenir qu’aguerrie et cuirassée, voire même, jusqu’à un
certain point, indifférente et donc, n’ayant plus peur de grand-chose. Par
cette épreuve, elle confirmait, en quelque sorte, l’observation de Maître
Eckhart : « Le coursier le plus rapide qui nous porte à la
perfection, c’est la douleur. »
Pour la
première fois, elle se regardait comme si elle était double et qu’elle aurait
observé son autre elle-même, mener une existence en dehors d’elle, selon des
paramètres qui lui étaient, tout à fait, étrangers. Elle ne se reconnaissait
pas dans les rôles qu’elle avait dû jouer. En s’appréhendant avec une certaine
distance qui avait l’avantage de mettre en relief, autant ses comportements que
le contexte social dans lequel ils s’inscrivaient, elle percevait avec
netteté le danger couru jusque-là et, auquel, elle était
entièrement insensible au moment critique.
C’est
pour cette raison qu’elle n’hésitait pas à répondre aux gens qui la trouvaient
courageuse d’avoir pu faire face, sans broncher aux harcèlements du pouvoir,
qu’elle n’avait aucun mérite et qu’en
l’occurrence, ce qu’on prenait pour du courage n’était, en somme, qu’une sorte
d’inconscience ou d’absence de lucidité temporaire.
Il ne demeure
pas moins que, dorénavant, elle passait pour beaucoup de gens du Pouvoir, comme
une femme qui avait la couenne dure et qui n’avait pas froid aux yeux. Même ses
associées, voire son père, s’étaient laissées prendre, jusqu’à un certain
point, à cette image. Et souvent, il lui arrivait de s’imaginer la tête que ferait
Serge, si jamais la nouvelle de sa résistance lui parvenait.
CHAPITRE XVII
En
attendant d’être orienté dans un centre de détention conventionnel, aiguillonné
par une idée qui lui trottait dans la cervelle depuis quelques jours, Serge
avait sollicité une permission de vingt-quatre heures pour assister aux
funérailles de sa grand-mère. Il n’avait pas trop d’illusion sur l’issue de sa
démarche. L’armée avait si peu de considération pour les fortes têtes ou ceux
qui refusent de marcher au pas avec les autres, qu’il doutait, a priori, qu’on donnât jamais une
certaine attention à sa demande. Quand, un matin, le sergent de garde le fit
venir dans son bureau pour lui annoncer que sa requête avait été agréée, il
resta un moment perplexe à réfléchir sur les raisons possibles qui lui avaient
valu cet acquiescement. Tellement, que le sergent se crut dans l’obligation de
s’enquérir si, dans l’intervalle, il avait changé d’idée. Il s’attendait
fortement à une enquête sur la véracité du motif allégué en vue de la
permission, mais par le résultat obtenu, il comprit que cela n’avait pas été
fait. A moins qu’on ne voulût le piéger, en lui donnant la corde pour se
pendre… C’est à ce moment seulement que commença à se développer chez lui la
conviction qu’on allait le soumettre à la filature.
Dès qu’il a eu franchi le portail des
casernes, contrairement à ce qu’il se proposait de faire, soit d’appeler Paola
par un téléphone public qui jouxtait le bâtiment de l’armée, se souvenant
d’avoir entendu dire que ce téléphone était sous écoute, il prit l’autobus dans
la direction contraire de son adresse. Parvenu à une certaine distance et
s’étant assuré qu’il n’y avait rien de suspect à l’horizon, il refit le
parcours en sens inverse jusqu’à un téléphone public dont il connaissait bien
l’emplacement. Après avoir vainement essayé de joindre son amie, il se dirigea
à son appartement où il décida de mettre l’essentiel de ses biens dans une
valise, d’abandonner le reste, de régler une note de loyer, de remettre les
clés de l’appartement au concierge et d’attendre le moment opportun pour héler
un taxi. Quand il fut sûr qu’il ne courait aucun danger, il se précipita dans
le premier qui passait et se fit conduire à la banque, où il retira le peu
d’argent qui lui restait. Après quoi, il se dirigea à la gare où il acheta un
billet en direction de Montréal. Par bonheur, il n’avait pas eu à attendre
longtemps. Néanmoins, il avait presque la certitude qu’il allait être arrêté.
Quand le train se mit en marche, il n’était pas, pour autant, rassuré : au lieu de procéder à son
arrestation dans la salle d’attente, ce serait plutôt dans le train. Aussitôt,
l’imagerie d’un film d’Agatha Christie se mit à palpiter dans son esprit. Pas
pour longtemps, d’ailleurs, pris qu’il était à scruter les visages et à
supputer d’où pouvait venir le coup qui marquerait son destin. A un certain
moment, il eut envie d’aller aux toilettes, mais la perspective de se donner en
pâture à des agents de l’armée qui ne l’auraient pas encore remarqué, le porta
à différer son projet, l’obligeant à demeurer dans un inconfort irrésistible
pour sa vessie. A un arrêt du train, suivi du déplacement de quelques
passagers, il prit le risque de quitter sa place, non sans se tordre de
douleur. De crainte de tomber sur des regards soupçonneux, il regarda droit
devant lui, s’attendant cependant, soit à être interpellé, soit à être arrêté.
Mais rien n’y fit, jusqu’au moment où il regagna son siège. Pour la première
fois depuis le début du voyage, il connut une baisse de sa tension nerveuse,
sans pour autant être tout à fait rassuré. Pour lui, c’était impossible que
l’armée le laisse filer : il serait rattrapé tôt ou tard et, plutôt tôt que tard, c’est-à-dire, de son point de
vue, avant son arrivée à Montréal. C’est pourquoi, à l’abri d’un journal, il
prenait son temps pour dévisager tous ceux qui se hasardaient dans le couloir.
Personne n’éveillait vraiment ses soupçons, hormis deux gaillards à l’air
interrogateur. Il les voyait anxieusement s’adresser à un membre du personnel
lequel, ipso facto, promenait un
regard circulaire qui venait s’arrêter dans sa direction. Et avant qu’il
réfléchît à la manière dont il fallait réagir, ce dernier se dirigea tout droit
vers lui, plus précisément sur son voisin de siège, à qui il fit observer
l’interdiction de fumer dans ce wagon.
Durant quelques instants, Serge a eu la
frousse. Pourtant, il n’était pas au bout de ses épreuves. A une cinquantaine
de kilomètres de là, le chef de train s’adressant par l’interphone, à la cantonade, annonça
qu’il allait devoir s’arrêter bientôt, pendant quelques minutes. Ce fut pour
Serge la preuve de grandes manœuvres de l’armée, pour mettre la main sur lui.
Si ce n’était pas le cas, pourquoi cet
arrêt subit? De fait, le train ne tarda pas à s’immobiliser.
Le paysage paraissait sauvage. Aucune
habitation sur une bonne distance le long de la voie. S’il doit être arrêté, à
tout prendre, il préférerait que ce soit dans un milieu moins sauvage et,
autant que possible, en présence de gens. Tandis qu’ici, si on pensait
l’assassiner, personne ne serait là pour en témoigner, une fois le train parti.
Le temps de quelques minutes, cette idée le hanta au point d’induire chez lui
un sentiment de panique, qui ne s’estompa qu’au moment où le train se remit en
marche, avec l’étonnement de ne pas voir surgir les sbires qui devraient mettre
fin à son voyage.
Dans l’intervalle, il eut très faim, mais
il n’en avait pas pris conscience. Bien sûr, il entendait les bruits de ses
convulsions intestinales, mais accaparé par des préoccupations autrement plus
urgentes, son cerveau n’alla pas jusqu’à lui en dévoiler le sens. Il a fallu,
bien entendu, une baisse de sa tension nerveuse et les préparatifs du dîner,
avec les allées et venues des serveurs, pour que le sens de ces stimuli lui fût
restitué. Ce fut le premier bon moment de son voyage quand il put, à la fois,
assouvir sa faim et reconnaître ses chances de terminer sans encombre son
voyage. Il en résulta, au café, un sentiment de bien-être qui ne tardait pas à
se transformer en un état larvé de somnolence pendant une demi-heure. Quand
finalement il recouvra ses esprits, il avait depuis longtemps franchi la
frontière canadienne et comprit, par les préparatifs de son voisin, que son
arrivée à la gare était imminente. De
fait, c’est avec une grande joie que quinze minutes plus tard, il fit son
entrée à Montréal. Il ne savait encore où aller. Maintenant qu’il n’avait plus
peur d’être arrêté par l’armée des États-Unis, c’est ce problème qui occupait
toute son attention. S’il avait beaucoup de ressources, il aurait envisagé la
situation comme une aventure intéressante, mais avec le peu d’argent dont il
disposait, il ne pouvait pas se permettre de séjourner longtemps à l’hôtel.
« Qui veut aller loin, pensa-t-il, ménage sa monture. » En attendant,
il n’avait aucune idée de la longueur de la route qu’il aura à parcourir. Il
avait dû quitter New-York sans que l’armée lui eût versé sa solde et les arrérages.
Il en était là de ses réflexions quand il s’entendit appeler.
Une foule compacte, que vomissaient les
escaliers roulants venant du sous-sol, s’agglutinait le long de la passerelle
du rez-de-chaussée et l’empêchait de voir de qui venait l’appel. Il eut le réflexe
d’attendre la dispersion de l’attroupement, mais la foule avait plutôt tendance
à grossir, obstruant de plus en plus son champ de vision. Essayant de deviner
de qui pouvait provenir cette voix de baryton, il avait beau chercher dans sa
mémoire, il ne trouvait personne. En fait, il ne se connaissait aucun ami sous
cette latitude, hormis quelques congénères avec lesquels il n’avait pas de
liens très étroits.
Quand finalement quelqu’un lui mit la main
sur l’épaule, il eut une sensation étrange de joie, ayant identifié un ami,
avant de connaître son identité dans la vie. Mais quand il tourna la tête pour
le dévisager, ce qu’il perçut d’abord, ce fut une barbe qui ne lui disait rien
qui vaille. Il lui avait fallu quelques secondes pour déceler derrière la
barbe, des traits jadis familiers et qui furent ceux d’un camarade de la J.E.C.
Il l’avait perdu de vue depuis son départ pour ses cours de médecine à
Montpellier.
Après des effusions qui eussent été encore
plus manifestes sans l’inconvénient de la foule, les deux amis convinrent de se
mettre un peu à l’écart, pour pouvoir se parler à loisir.
--Je ne me serais tellement pas
attendu à te rencontrer ici… dit Serge.
Tu es l’un des derniers de mes amis à qui j’aurais pensé.
--Tes réactions me l’ont bien
démontré, répartit Jules. Pourtant, en ce qui me concerne, je t’ai, tout de
suite, reconnu. Il est vrai, à ta décharge, que tu n’es pas le premier des
anciens copains à hésiter devant moi. Il paraît que la barbe m’a beaucoup
changé.
--Depuis quand es-tu au Canada?
--Oh! Depuis bientôt cinq ans.
En fait, depuis la fin de mes études à Montpellier. Je travaille dans un
hôpital à Montréal et je suis marié. A propos, devine qui est ma femme? Je te
le donne en mille…
Serge n’avait aucune idée de l’identité de
la femme de son ami. Il avait dû le lui avouer. Le temps avait fait son œuvre
sur les événements et il ne lui restait pas beaucoup de souvenirs sur les
particularités des relations du groupe d’amis qu’ils formaient, à l’époque de
leurs activités à la J.E.C, hormis, bien entendu, celles jugées essentielles.
--Avec Joëlle, enchaîna Jules.
Te souviens-tu de Joëlle?
Comment ne pas se souvenir de Joëlle?
Serge n’en revenait pas d’apprendre cette nouvelle, car la rencontre dans un
couple de ces deux tempéraments, lui eût apparu fortement improbable, si ce
n’était déjà la réalité. L’intervalle de quelques secondes, il avait passé en
revue les membres de l’univers féminin qu’il fréquentait au temps de sa jeunesse et il ne s’était pas arrêté à
Joëlle. Autant cette dernière était impétueuse et passionnée, autant Jules, de
son côté, était réservé et réfléchi. De plus, à aucun moment, à l’époque, ils
ne se signalaient comme ayant des atomes crochus ou des préoccupations
communes. Ce n’est donc pas par hasard, que l’association de ces deux images ne
s’était pas faite à son esprit.
Jules qui sentait ce qui se passait dans
la tête de son ami, s’était contenté d’ajouter :
--Oui, nous sommes mariés
Joëlle et moi depuis cinq ans et nous avons deux enfants : Alain, 4 ans et
Michaëlle, 2 ans. Maintenant, tu sais à
peu près tout de moi, parle-moi un peu de toi, que fais-tu ici? Les dernières
nouvelles que j’ai eues de toi, faisaient état de tes démêlés avec le
gouvernement en Haïti. Où en es-tu aujourd’hui?
--C’est vrai que j’avais de graves problèmes
avec ce gouvernement, répartit Serge. S’il pouvait mettre la main sur moi
aujourd’hui encore, il n’hésiterait pas à me zigouiller séance tenante. Je
militais dans un groupe d’opposition dont les membres ont été trahis par l’un
d’entre eux. Certains de mes amis ont été exécutés. Je n’ai eu la vie sauve que
par un subterfuge. Quand, un peu plus tard, le gouvernement voulut se saisir de
moi pour un sort pareil à celui de mes amis exécutés, j’avais déjà quitté le
pays pour les États-Unis.
Mais là ne s’arrêtaient pas ses péripéties
et, sans désemparer, il conta à son ami ébaubi, les accidents de parcours de
son aventure étatsunienne depuis son enrôlement dans l’armée, jusqu’à son
retour du Vietnam et la fuite vers le Canada.
--Ce que tu me racontes, c’est
beaucoup plus que je ne saurais imaginer. En t’écoutant parler et évoquer les
écueils contre lesquels tu as dû et dois encore te protéger, je me sens presque
ridicule avec mes papotages d’avant. Dis-moi Serge, comment puis-je t’aider?
--Pour l’instant, j’aimerais
seulement que tu m’indiques un hôtel pas cher, car c’est la première fois que
je mets le pied au Canada.
--Il n’est pas question que tu
ailles à l’hôtel. Tu vas venir chez moi et rester le temps qu’il faudra pour
clarifier ta situation. Tu verras, Joëlle sera très heureuse de te recevoir.
Nous avons deux chambres d’amis qui n’ont jamais reçu personne depuis notre
emménagement. D’ailleurs, je vais tout de suite prévenir Joëlle de ton arrivée.
Là-dessus, il alla à un téléphone public
et s’entretint avec sa femme, laquelle, sans désemparer, demanda à parler à
Serge. Après lui avoir souhaité la bienvenue à Montréal, elle lui fit part de
sa joie d’avoir à le recevoir chez elle.
C’est ainsi qu’une demi-heure après son
arrivée à Montréal, Serge prenait place dans la voiture de Jules en pensant
qu’il avait de la chance dans ses malheurs, de tomber sur un ami si
providentiel.
La vie montréalaise de Serge s’initia donc
sous d’heureux auspices. Si bien qu’après seulement trois semaines, il pouvait
commencer à travailler comme suppléant dans un collège. Dans l’intervalle, il
avait pu entrer en communication avec Paola qui éprouvait de la peine à
croire à tous les malheurs qui se sont
abattus sur lui et qui était, néanmoins, heureuse de le savoir, maintenant, à
l’abri du long bras de l’armée. Elle n’avait pas entendu parler dans les médias
de l’évasion de Serge. Cela ne l’avait pas étonnée. Compte tenu de la nature de
l’accusation, elle avait compris que l’armée n’avait pas intérêt à ébruiter les
faits relatifs à son arrestation et à son évasion. Cela n’en faisait pas un
dossier moins préoccupant pour autant. Elle imaginait, au contraire, que tout
allait être mis en œuvre pour qu’il soit arrêté et traîné devant la cour
martiale. Aussi se glorifiait-elle de savoir, qu’à l’instar de nombre
d’objecteurs de conscience qui ne voulaient pas combattre au Vietnam et qui
avaient fui vers le Canada, Serge pourrait y mener une vie relativement
normale.
Cet événement avait été chez elle,
l’occasion d’un retour sur sa condition de vie à New-York. Pourquoi
n’irait-elle pas sur les traces de Serge en quittant cette ville? Une telle
décision lui permettrait, à la fois, de s’éloigner des sbires qui la
poursuivaient sans relâche et de se rapprocher du seul homme qu’elle aimait.
Quand elle s’en ouvrit à ce dernier, ils se sont trouvés, tout de suite, sur la
même longueur d’ondes et, sans tarder, elle commença à amorcer les préparatifs
dans ce sens. De sorte que, quatre mois après l’évasion de Serge, elle mettait le cap sur Montréal, au volant
de sa voiture.
Pour la circonstance, Serge avait pris
congé de Jules et de Joëlle et c’est à son nouvel appartement, non loin du
Mont-Royal qu’il était allé attendre Paola. Le voyage s’était déroulé sans
encombre. Une pluie fine tombait sur la ville imprégnant la nature d’une note
de tristesse. Mais la voyageuse qui l’aurait perçue à d’autres moments, se
sentait envahie par un trop grand bonheur, au fur et à mesure qu’elle s’approchait
de son but, pour être disponible à ce phénomène. En vérité, c’est à peine si
elle prenait conscience des transformations de l’environnement autour d’elle,
même après avoir franchi la frontière et l’arrêt obligé de la douane. Quand
enfin, après des détours inutiles, elle s’engagea sur la rue où l’attendait
Serge, son cœur se mit à battre très fort comme une adolescente à sa première
sortie dans le monde. Après un voyage de sept heures, elle était fatiguée, mais
elle n’avait rien perdu, ni de sa détermination, ni de sa concentration. Elle
allait lentement et prenait son temps pour regarder les numéros dans la
pénombre. Quand elle vit se détacher celui qu’elle cherchait, à la lueur d’un
tube luminescent qui éclairait l’entrée, elle eut un sursaut de joie, très vite
neutralisée, par une certaine inquiétude sur l’authenticité de l’adresse. Elle
venait de se souvenir que dans un arrondissement de New-York, il y a plusieurs
rues qui portent le même nom. Toutefois, se rappelant immédiatement qu’elle
avait suivi toutes les indications de Serge, elle se rassurait déjà au moment
de sonner.
Non content d’ouvrir la porte, ce dernier
se porta à sa rencontre dans l’escalier et c’est avec une joie débordante
qu’ils firent leur entrée dans le logis.
Il s’agissait, en fait, d’un appartement
très simple, semblable par ses dimensions à celui qu’occupait Paola à New-York.
Il était composé d’une chambre munie d’une vaste garde-robe, et dont la fenêtre
s’ouvrait sur un espace boisé servant de repaires à quelques espèces d’oiseaux.
Quant au salon, il occupait l’autre bout de l’appartement et était orienté à
l’Est, permettant au soleil d’y pénétrer en abondance. La pièce la plus
étonnante de l’appartement était la cuisinette qui portait, d’ailleurs, mal son
nom. Elle était beaucoup plus grande que celle dont on dispose généralement
dans un tel ensemble. De sorte que Serge n’exagérait nullement de parler,
plutôt, de salle à manger. De fait, six personnes pourraient aisément prendre
place autour de la table.
A défaut de disposer de plus d’espace,
Serge avait tenu à ce que l’ameublement soit choisi avec soin et puisse
convenir au goût de Paola. De fait, il s’était avéré un peu la réplique de
celui qu’elle avait à New-York. Il en était de même du lit, à la seule
différence que celui-ci était plus grand, ce qui faisait dire à Paola qu’il
était prévoyant. Il n’était pas jusqu’aux tentures et rideaux qui ne fussent
choisis sur le modèle de ceux de son amie. De sorte qu’en pénétrant dans ce
décor, Paola avait l’impression de ne pas s’être trop dépaysée.
Pour les deux amis, c’était la première
fois que s’esquissait, autrement qu’en pensée, la perspective de vivre
ensemble. Jusqu’à présent, les liens invisibles qui ligotaient Serge, rendaient
problématique l’expression de cette idée, sans empêcher son existence refoulée
sous la forme de velléités. Maintenant que les circonstances semblaient
favorables à sa concrétisation, tout s’était passé comme si, entre cette idée
charriant tous les désirs contenus et la réalité, le discours était le chaînon
manquant. En effet, Serge qui a fréquenté Musil sait à quel point le discours
participe de l’expression des sentiments. Pourtant, il devra, momentanément,
refréner son désir de parler. De fait, au soir de l’arrivée de Paola, pas un
n’a eu l’idée de revenir sur les sous-entendus de leur situation. Ils avaient
peur de voir s’envoler la magie du moment par l’analyse d’une situation qui
n’était pas tout à fait claire. Serge semblait se faire une raison par rapport
à Claudine, mais qu’arriverait-il s’il recevait un appel d’elle dans les jours
prochains?
Bien entendu, de telles préoccupations ont
été maintenues dans le silence, mais elles n’existaient pas moins. Néanmoins,
cela ne diminuait en rien le bonheur du couple de se retrouver. Mais cette
nuit-là, malgré le sentiment de bien-être produit par la présence de Paola à
ses côtés, Serge ne dormit pas. Pour la millième fois, il essayait de poser
l’équation de sa situation. Il avait pris conscience que son esprit était
habité en permanence par les deux femmes de sa vie. Par rapport à Claudine, il
se sentait lié par quelque chose qui allait au-delà des sentiments, par un
engagement qui se fondait sur leur amour, mais aussi, par une responsabilité
qui en était l’émanation au plan moral, autant vis-à-vis d’eux-mêmes que
vis-à-vis de la société, via l’interposition des parents et amis lors des
fiançailles.
Bien entendu, s’il avait cessé d’aimer
Claudine, il aurait pu se délier de la parole donnée. Mais, ce n’était pas le
cas. Il s’agissait plutôt d’une rupture de communications, dont il ne
connaissait ni la cause ni la durée. Il est vrai, qu'à cet égard, il n’était
pas persuadé d’avoir tout tenté, même si, à sa décharge, une dizaine de lettres
était restée sans réponses. Vis-à-vis de Paola, il se sentait également lié par
quelque chose qui transcendait leur sentiment. Par une conception janséniste du
repentir et de la grâce et qui faisait de lui, non plus un individu rencontré
au hasard, mais quelqu’un qui rentrait dans le plan de la Destinée ou de la
Providence pour son rachat ou son accomplissement.
Après avoir passé une bonne partie de la
nuit sans parvenir à une opinion ferme et satisfaisante, il était bien obligé
de reconnaître, en regardant Paola s’éveiller lentement, de ce qui fut un profond
sommeil, que le sort semblait plaider pour elle. C’est cette idée qui lui vint
à l’esprit pour le rassurer au moment de s’adresser à son amie.
--Je ne te demanderai pas si tu
as bien dormi, j’en ai été témoin.
--Cela prouve que tu n’as pas
dormi de ton côté. Cela ne m’étonne guère de toi.
--Et pourquoi? Me connais-tu
insomniaque?
--Je commence à te connaître,
Serge. J’avais prévu que mon arrivée précipiterait chez toi des bouleversements
intérieurs. N’ai-je pas raison?
--Je mentirais si je prétendais
le contraire. Dois-je te dire, à mon tour, que tu m’étonnes?
--Tu me pardonneras ce que je
vais te révéler : j’ai lu une lettre que tu destinais à Claudine.
J’aimerais te dire que j’ai hésité à la lire, mais ce serait faux. C’était à
ton retour du Vietnam, quand nous avons soupé ensemble. Ce jour-là, je t’avais
conduit au subway et c’est à mon retour que je l’ai découverte aux toilettes.
Par ce que tu lui disais et par la façon dont elle occupait tes pensées,
j’étais profondément jalouse d’elle. Puis-je te le dire? J’ai pris conscience,
en même temps, que vous étiez sans nouvelles, l’un de l’autre, depuis
longtemps, et ce fut comme un baume à mon cœur. Surtout quand j’ai lu ces
quelques phrases, que je n’ai cessé de relire depuis : « est-ce possible,
demandais-tu, que recevant mes lettres, tu aies sciemment décidé de ne pas y
répondre? Je ne le crois pas. Cela ne te ressemble aucunement. Pourquoi le
ferais-tu? Ne nous sommes-nous pas quittés en bons termes, même si mon départ
pour le Vietnam pouvait rendre notre réunion très aléatoire, dans un proche
avenir? »
Je ne sais pourquoi, j’ai cru y voir une
dynamique psychologique à l’œuvre, aussi bien chez toi que chez Claudine et qui
n’était pas pour me déplaire. La jalousie y avait trouvé de quoi cultiver ses
motifs d’espoir, comme le coureur cycliste face au talon d’Achille du
concurrent qui l’a doublé.
Je peux me tromper, mais j’ai presque la
certitude que depuis, les choses n’ont pas changé pour toi, aussi bien dans les communications
avec Haïti, que par rapport à la façon dont tu vis cette impasse psychologique.
J’étais donc persuadé, qu’en dépit des problèmes de tous ordres que tu as dû
confronter en quittant les États-Unis et en t’installant ici, ma seule arrivée
allait t’obliger à te recentrer, encore une fois, sur tes problèmes
sentimentaux.
--C’est donc
à cause de toi, répartit Serge, mi-figue, mi-raisin, que je n’ai jamais pu
envoyer cette lettre? Il est vrai, s’empressa-t-il d’ajouter, que j’ai envoyé
d’autres lettres, ultérieurement, qui sont restées sans réponse. Au fond, je
n’aurais pas été capable de te dire toutes ces choses par respect pour Claudine
elle-même; mais puisque le sort a fait de toi, au moins en partie, le témoin du
drame de mon cœur, je veux que tu saches que je n’en suis pas guéri encore.
--Ne
comprends-tu pas Serge qu’il est superflu de me le rappeler? Peux-tu me dire,
néanmoins, quel sens tu accordes à ma présence ici, à coté de toi?
--Il n’y a, Paola,
rien de plus complexe que l’âme humaine. Quand nous parlons, nous le faisons en
utilisant, autant que possible, des arguments qui se veulent logiques; nous
évitons de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, comme si nos vies
n’étaient pas, par leurs parties, dans une continuelle contradiction. Elles
sont, ces vies, à l’image de l’automobiliste traversant une ville et qui doit
surmonter un nombre infini d’écueils, pendant que l’aviateur, semblable en cela
à l’âme, peut faire l’économie de ces difficultés en les survolant. Mais là où
l’âme diffère de l’aviateur, c’est que ces difficultés ou ces contradictions,
elle ne les annihile pas, elle les intègre en elle-même, dans une construction
qui ne peut être pensé que par un dieu, où le semblable côtoie le dissemblable;
le bon, le mauvais; le grand, le petit; le beau, le laid etc.
Si donc tu t’attends à ce que je
t’explique pourquoi j’ai salué avec tant d’enthousiasme ta venue à Montréal,
avec des arguments rationnels, je risque de te décevoir. Cela ne signifie pas,
cependant, que cette décision n’a pas une grande portée, tant sur mon
cheminement personnel que sur notre avenir. Mais, encore une fois, mon
discours, à ce sujet, laisserait à désirer et ne pourrait embrasser un enjeu
dont je n'ai pas toute la mesure.
--A défaut d’avoir, comme tu
dis des arguments rationnels, je m’attendais à plus de clarté, plus de
précision, mais je comprends aussi que je ne peux te l’exiger. Peux-tu, au
moins, me dire si mon séjour ici, a des chances de contribuer à cette clarté?
--Non seulement je le crois,
mais je le souhaite, répartit Serge.
--S’il en est ainsi,
embrasse-moi dit Paola. Les deux amis s’embrassèrent et se dirigèrent à la
cuisine pour le petit déjeuner.
QUATRIÈME PARTIE
CHAPITRE XVIII
Au cours de l’année qui a suivi,
plusieurs événements ont jalonné la vie de Serge et de Paola. Quelques mois
seulement après avoir débuté comme suppléant au collège, Serge avait été bien
servi par le départ à la retraite d’un des professeurs, car, c’est sur lui que
le choix s’était porté pour le remplacer comme professeur titulaire. Cela lui
avait enlevé le souci d’avoir à chercher ailleurs un emploi, peut-être, plus
lucratif pour les objectifs qu’il voulait atteindre.
Au cours de cette période, il avait
entendu parler, pour la première fois, des activités humanitaires de Claudine.
Voulant en savoir davantage, on lui avait indiqué deux petits journaux qui traitaient des nouvelles du pays. On y
faisait, en effet, largement état de ses œuvres charitables dédiées, en
priorité, aux familles de la Cité Z et du défi que cela constituait pour le
gouvernement. On parlait également de son courage et de sa détermination. Dans
un pays où l’efficacité des forces répressives avait, depuis longtemps,
contraint tout le monde à ramper ou à se coucher, elle se tenait debout,
insouciante du danger, afin de faire prévaloir les objectifs pour lesquels,
elle et son groupe, œuvraient d’arrache-pied. A un certain moment,
continuait-on, on pouvait croire que sa vie était en danger, mais elle avait
forcé le pouvoir à retraiter.
Les accents sur le courage de Claudine
étaient tels, qu’ils portaient Serge à vérifier s’il s’agissait de la personne
qu’il connaissait. Il n’y avait pas de doute, il était bien question de
Claudine Saint-Pierre, la fille de M. Saint-Pierre, l’entrepreneur bien connu
de Port-au-Prince.
En fermant les journaux, Serge eut un
sentiment de dépit d’être passé si près d’une personne, sans la saisir à sa
juste mesure. C’est la deuxième fois que cela lui arrivait dans la vie. La
première fois, c’était avec Paul Garceau sous les apparences de qui il n’avait
pas flairé le tortionnaire; maintenant, c’est avec Claudine. Jamais il n’avait
imaginé que ses préoccupations sociales pouvaient être si près des siennes, ni
même, qu’il y eut en elle l’étoffe d’une héroïne. Il s’en voulait amèrement de
ne pas l’avoir découvert avant. Il en
avait gardé, pendant plusieurs jours, un pincement au cœur dont il serait bien
en peine d’en révéler toute la nature.
Quelques mois plus tard, il ne tarda pas à
se marier. Pour plusieurs raisons dont le fait de continuer à se protéger de
leurs puissants ennemis, la cérémonie a été voulue en toute simplicité, en
présence d’un nombre restreint d’amis dont, au premier chef, Jules et Joëlle et
leurs enfants.
Par curiosité pour ce haut-lieu des
voyages de noces que constituaient les Chutes du Niagara, ils avaient tenu, eux
aussi, à y faire leur pèlerinage. Ils en étaient revenus un peu déçus, non pas
de la splendeur du paysage-encore qu’ils croyaient les Chutes, après avoir lu
Chateaubriand, plus vertigineuses et féeriques-mais de la commercialisation à
laquelle elles se prêtaient.
Finalement, ce qui les avait le plus
surpris du voyage, c’était, moins l’aspect grandiose du site, que d’y avoir
rencontré, en lune de miel, elle aussi, une ancienne amie de collège de Paola.
Cette coïncidence avait beaucoup amusé les femmes, beaucoup plus que les
hommes, tenus, jusqu’à un certain point, de jouer les observateurs des
retrouvailles. C’est à de tels moments, pensait Serge, que l’idée de la planète
comme un village, peut être perçue autrement qu’une figure de style.
Pas longtemps après le mariage, Paola
avait dû se rendre à New-York, au chevet d’une amie récemment victime d’un
accident de circulation. Elle croyait qu’elle avait été heurtée par une
voiture, mais la vérité se voulait tout à fait différente. Elle circulait sur
le trottoir d’une rue achalandée de Manhattan, quand un échafaudage d’un
bâtiment en rénovation, lui était tombé sur la tête. Trois ouvriers avaient
perdu la vie sur-le-champ, alors qu’elle-même était grièvement blessée. En
dépit d’une longue intervention chirurgicale et des soins intensifs pendant
plus d’une semaine, elle n’avait pas survécu à ses blessures.
Curieusement, c’est au cours de cette
visite à New-York, qu’un renseignement capté au hasard, l’a mise sur la piste
d’une nouvelle orientation à Montréal. Plutôt que de donner suite au projet
vacillant de son inscription à l’université, l’occasion lui avait été donnée de
tenter sa chance, sitôt son retour à Montréal, dans une agence de voyages. Elle
sauta d’autant plus vite sur l’occasion que le domaine ne lui était pas
étranger.
C’est ainsi que le déménagement, qui
paraissait une aventure très incertaine, et pour l’un et pour l’autre, se
changeait, en peu de temps, en quelque chose de tout à fait différent, une
sorte de havre de paix tout à fait idéal pour jeter l’ancre.
Petit à petit, ils s’inséraient dans la
société montréalaise, prenant leur place, sans toutefois faire de vagues,
évitant autant que possible, de se trouver dans les lieux fréquentés par les
compatriotes.
Ainsi allait la vie quand, un beau matin,
Serge se fit tirer de la salle de bain, par la nouvelle de la mort du dictateur
d’Haïti. Ce fut pour lui, comme pour sa femme, une joie immense, mais aussi une
déception. Ils avaient toujours cru qu’il serait évincé du pouvoir par une
révolution. Mais, de toute évidence, ce n’était pas le cas. De son point de
vue, cette mort entraînait deux conséquences néfastes pour le présent et
l’avenir de la démocratie. Par elle, le dictateur s’était soustrait, d’une
part, du bras vengeur de la justice pour des crimes impardonnables; d’autre
part, elle annonçait en même temps, que le régime avec ses structures
autoritaires obsolètes, a survécu à lui-même sans aucun changement.
C’était donc la joie et le désenchantement
à la fois, malgré une propension dans tous les foyers d’opposition de la
diaspora à manifester d’abord cette joie. De partout, en effet, dans ces
foyers, les gens en liesse descendaient dans les rues de l’éclatement du verrou
qui les avait, jusque-là, empêché de parler et d’entrevoir l’avenir. A les
croire, dès le lendemain, ils allaient prendre la route du retour, pour
participer à la reconstruction du pays et à l’instauration de la démocratie.
Mais, ils devaient être rattrapés très vite par la réalité avec ses contraintes
à différents niveaux, à commencer par celles reliées à la permanence du régime.
Une nouvelle ère semblait s’ouvrir sur Haïti. A distance, les gens paraissaient
en convenir par l’aisance avec laquelle ils dévoilaient leur vrai sentiment.
Alors que quelques jours auparavant seulement, ils étaient muets comme des
carpes, beaucoup affichaient un franc-parler qui traduisait leur conviction de l’abolition définitive du
régime.
Pourtant, la nouvelle du maintien du
régime ne tarda pas à se confirmer avec,
à la tête du pouvoir, le propre
fils du dictateur décédé.
Si pour plusieurs, il y avait un
relâchement des contraintes que subissait le peuple pendant plus d’une
décennie, les structures du pouvoir n’avaient pas vraiment changé. Les
opposants des premières années continuaient à avoir sur leur tête la même épée
de Damoclès qu’auparavant. Tel qui croyait, après être resté longtemps en exil,
qu’on l’avait peut-être oublié dans les officines du pouvoir, avait
malheureusement fait l’expérience du contraire. En pareil cas, il lui arrivait
d’être arrêté à sa descente d’avion et orienté vers Fort Dimanche pour un
séjour jamais très long, puisque le plus souvent, le malchanceux risquait de ne
pas pouvoir en subir les rigueurs pendant longtemps.
Il ne demeurait pas moins que pour
certains, s’il n’y avait rien de changé dans la nature du régime, il y avait
quand même, par-ci, par-là, des lueurs de changement, sinon toujours dans la
rigueur des stratégies de coercition ou de répression, du moins, dans une
attitude politique moins austère et plus favorable à l’ouverture.
Ce sont des signaux de cette nature qui
justifiaient chez plus d’un, la décision de prendre le chemin du retour. Dans
cette tombola où il arrivait à certains de ne pas être inquiétés, beaucoup,
malheureusement ne gagnaient qu’un tombeau.
Comme plusieurs de ses congénères, Serge
avait, pendant un laps de temps, joué avec l’idée du retour, dans le but
d’aller voir ses vieux parents. Conscient que les nouvelles qui le concernaient
auparavant ne pouvaient que les attrister, il avait préféré rester silencieux
plus souvent qu’il ne l’eût voulu. Pendant toute la période comme soldat au
Vietnam, il ne leur avait écrit que deux fois seulement, n’ayant repris les
bonnes habitudes qu’une fois parvenu à Montréal. C’est à ce moment qu’il a su
que son père avait dû être hospitalisé et opéré de la prostate. Il se portait
bien maintenant, disait sa mère, mais qui pourrait savoir si cette note
positive ne procédait pas du besoin de ne pas l’alarmer? C’était, en tout cas,
la question qui le hantait. Si bien, qu’en dépit de ses réticences quant à
l’utilisation du téléphone, il les avait appelés le jour même.
Il s’attendait à ce que ses parents lui
reprochent son silence ou son absence prolongée, mais ce ne fut pas le cas.
Tout juste, sa mère avait-elle fini par déplorer le risque de mourir avant son
retour. Cela avait suffi pour le renforcer, un moment, dans l’idée d’envisager
un voyage avant longtemps. Mais autant Paola que son ami Jules croyait que le
risque était trop grand, lui faisant revoir, dans la perspective du pouvoir, la
gravité de l’accusation qui pesait sur lui. Poussé dans ses derniers
retranchements par les arguments de sa femme et de son ami, il avait dû se
ranger à leur avis de reconnaître qu’il ne serait pas sage de tenter le diable
même au prix de la piété filiale.
Il
n’empêche que ses ardeurs ne se sont calmées que le jour où il apprit que Paola
était enceinte. Il s’ensuivit un véritable chambardement dans son esprit, comme
s’il n’avait jamais envisagé cette situation. Du jour au lendemain, il était
devenu un nouvel homme, particulièrement dans sa façon de se projeter dans
l’avenir.
S’il avait pu, jusqu’alors, surmonter les
dangers que de mauvais génies se plaisaient à placer sur sa route, c’est parce
qu’il avait cultivé, à un haut degré, sa volonté de survie. Bien sûr, certaines
de ses actions frisaient parfois l’héroïsme, mais il n’allait jamais tête
baissée dans une aventure au risque de sembler parfois téméraire. Le calcul des
réussites et des échecs avait toujours été un préalable à ses actions. Mais, à la
nouvelle que sa femme portait un bébé, il comprit que le niveau de risques
qu’il s’assignait généralement n’était plus acceptable et la grossesse de Paola
lui donnait, tout d’un coup, l’impression que ses responsabilités étaient
décuplées. Aussi, confusément, prit-il la décision d’apporter les changements
qui convenaient à la conduite de sa vie.
La première de ces décisions consistait à
se fortifier dans l’idée de s’abstenir de rentrer en Haïti. Ce n’était pas
nouveau comme position, mais désormais, les choses étaient devenues claires.
La deuxième décision avait plutôt rapport
avec son évasion des États-Unis. Ces derniers temps, il avait plutôt tendance à
ne pas y penser. A force de mettre de la distance entre lui et la société qu’il
avait quittée, il en avait oublié les menaces; or, celles-ci étaient toujours
présentes ; c’était bien connu, l’armée étatsunienne a les bras longs et la
mémoire fidèle. Le jour où, s’oubliant, il franchirait la ligne imaginaire de
l’immigration de l’Oncle Sam, on mettrait la main sur lui, il en avait la
certitude. D’où la nécessité d’être toujours vigilant. Et, allant plus loin
encore dans la manière d’assurer sa protection, il en était venu à l’idée,
plusieurs fois suggérées et repoussées auparavant, de réclamer la nationalité
canadienne. Il s’étonnait, tout à coup, que cette perspective, qui lui
apparaissait antérieurement si mal venue, ne fût plus aussi répugnante.
Tellement que le jour même, il chercha dans ses papiers un dépliant que Jules
lui avait remis concernant les conditions à remplir pour devenir Canadien.
En attendant, il entoura Paola d’une
tendresse tout à fait nouvelle, comme si ses sentiments, une fois disséqués, il
y avait la part de la femme comme amante et celle de la mère de son enfant.
Vis-à-vis de cette dernière, sa tendresse était, si l’on peut dire, toute
maternelle, allant au-devant de ses besoins et anticipant une relative
incapacité de la mère qui viendra peut-être en son temps, mais qui n’était pas
encore présente.
Paola était heureuse et son bonheur
faisait boule de neige dans le couple. Après son mariage, elle avait renoué
avec la religion, allant régulièrement à la messe le dimanche et y entraînant
son mari. Quelquefois, ils dînaient en ville et utilisaient l’après-midi, à la
reconnaissance des régions périphériques qui recelaient encore beaucoup de
mystères pour eux. D’autres fois, ils se dépêchaient de rentrer, quitte à
sortir à nouveau le soir, pour aller au restaurant ou à un quelconque
spectacle.
A compter de l’inscription de Serge à des
cours d’administration, il arrivait que le rituel du dimanche subît quelques
anicroches quand il avait des travaux académiques à exécuter. Mais, cela
correspondait en même temps, à une période où les déplacements de Paola étaient
devenus plus problématiques, en raison de la progression de sa grossesse.
Pourtant, elle continuait encore à travailler. Elle estimait que ses fonctions
à l’agence, ainsi que les conditions dans lesquelles elle les exerçait,
n’étaient nullement incompatibles avec la poursuite de ses activités. Elle
aimait la relation avec le public et avait la conviction que son travail lui
assurait un bon moral, en tout cas, mieux que n’aurait pu le faire un congé de
maternité anticipé.
Quand, finalement, elle dut se rendre à
l’évidence qu’il fallait se faire conduire à l’hôpital, elle n’eut pas à
attendre longtemps le moment de la délivrance. Cela fut sans histoire. Et,
contrairement à d’autres femmes qui, au terme de l’accouchement,
disent : « jamais plus » avant d’en perdre assez vite la
mémoire, elle prétendait sans ambages qu’elle se sentait à même de s’en
permettre un ou deux par année sans problème. A quoi Serge avait répondu dans
une bonne humeur contagieuse qu’il fallait, dans ce cas, commencer le plus tôt
possible, avant de se faire demander par l’intéressée, s’il pouvait, au moins,
attendre sa sortie de l’hôpital. Les propos qui n’avaient pas échappé aux
oreilles de l’infirmière de service lui avaient arraché un éclat de rires
sonores et communicatifs, si bien que, l’instant d’après, toute l’unité de
soins se trémoussait dans une rigolade générale.
Dès les premiers vagissements du bébé,
Serge avait avancé le prénom de Philippe, mais il avait dû, très vite battre en
retraite, car c’est Daniel, en souvenir de celui que portait feu le grand-père
maternel de Paola, qui l’avait emporté d’assaut.
La famille quitta l’hôpital après trois
jours. Par une fantaisie que seule la beauté de la journée pouvait expliquer,
bien avant de rentrer à l’appartement,
c’est au cimetière du Mont-Royal qu’il emmena la famille en promenade. Les
lieux étaient ensoleillés. A part quelques rares ouvriers qui vaquaient à des
activités de maçonnerie ou de jardinage, le silence était général, donnant du
cimetière, à juste titre, une impression de tranquillité que ne dérangeait, ni
le volettement intempestif de quelques oiseaux, ni le pépiement dans les
branches de châtaigniers. A la vérité, il n’y avait rien de lugubre, de macabre
ou de funèbre dans le paysage qui, davantage, inspirait la gaieté. C’est
d’ailleurs cette impression, déjà perçue antérieurement, qui avait peut-être
motivé cette destination; car, sur le coup, rien de saugrenu dans l’itinéraire
ne frappait sa sensibilité avant le travail de la mémoire.
La famille n’était pas plutôt entrée à
l’appartement qu’elle s’y sentait à l’étroit. Bien sûr, la nécessité d’un déménagement
avait effleuré l’esprit de Serge et de Paola pendant la grossesse de cette
dernière, mais ils ne s’y étaient pas arrêtés suffisamment. Si bien que jusqu’à
l’accouchement, l’idée n’avait pas vraiment fait de progrès. Il avait fallu
qu’ils rentrent avec le bébé, pour saisir comme il fallait, l’acuité nouvelle
de la question spatiale et l’urgence de la régler.
Dès le lendemain, Serge se résolvait à se
fendre en quatre, pour lui trouver diligemment une solution. Mais il n’eut pas
à s’en préoccuper longtemps, car sur la foi d’un tuyau au collège, il put
mettre la main, non sur l’appartement spacieux qu’il convoitait, mais sur
quelque chose de mieux encore. Il s’agissait d’un bungalow muni de toutes les
commodités, situé sur une petite
presqu’île de la Rivière-des-Prairies et très abordable quant au pris du loyer.
Le propriétaire venait, sans préavis, d’être nommé à un poste de l’ACDI au
Cameroun.
Serge était satisfait à plus d’un titre de
sa transaction. Il considérait sa maison comme une perle rare qui lui
permettait de disposer, à peu de frais, de tous les avantages du statut de
propriétaire sans les inconvénients, en plus de pouvoir disposer d’un équipement
ménager assez complet. Mais il aimait d’une façon particulière le fait qu’il
fût, à la fois, dans la ville et hors de la ville. En effet, la presqu’île en
question, habitée par de rares familles, était reliée à la ville par un ponceau
qui enjambe une voie de la rivière. De sorte que la famille Valcour pouvait
vivre dans une totale indépendance spatiale, mais à cinq minutes d’une station
d’autobus.
C’est donc en ce lieu féerique que
s’acheva la deuxième année de Serge à Montréal. Dès le début de l’installation
familiale, il avait été confronté à une expérience qu’il n’avait pas prévue
dans l’accueil qui allait être réservé à sa famille. En effet, dès le
lendemain, les voisins se pressaient pour lier connaissance et offrir leur
service. Très vite, Serge avait compris que l’acte de résidence dans ce lieu
privilégié s’accompagnait d’une sorte de fraternité d’appartenance qui
incluait, a priori, un sentiment de
solidarité des uns vis-à-vis des autres, comme s’il s’agissait d’une même
famille, en quelque sorte. De fait, à
plusieurs reprises, ses hypothèses à cet égard s’en trouvaient confirmées.
Quand arrivait le temps des sucres d’érable, tout le monde vivait au rythme des
friandises de cette période, à cause de M.Vigeant qui avait une érablière à une
cinquantaine de kilomètres de la ville. Le temps de la chasse amenait ses
propres surprises. Il était rare, en effet, qu’à cette occasion les résidants
n’aient pas à se partager du gibier, car, bon an mal an, M.Pagé ne manquait pas
de ramener à son boucher, la carcasse d’un orignal ou d’un chevreuil. Quant à
M. Nadeau qui faisait dans la gestion des placements boursiers, il se bornait
généralement à donner des renseignements précieux aux investisseurs potentiels
dans l’espoir de les avoir comme clients. C’est d’ailleurs sur la foi de ses
propos que M. Pagé avait vendu à temps, avec un bon profit, des titres qui
allaient perdre la moitié de leur valeur. Mme Leila Bilakian dont le mari était
mort, il y a quelques années, compensait les bons offices de ses voisins en
leur prodiguant des conseils de santé. Travaillant comme infirmière à l’hôpital
le plus proche, elle leur facilitait le rapport avec l’institution, en plus de
les diriger vers le cabinet de son frère dentiste, pour leurs problèmes
dentaires. En ce qui concerne Serge et sa femme qui venaient d’arriver, ils
savaient déjà, qu’éventuellement, leur contribution ressortirait au domaine de
l’enseignement et, plus sûrement, à
celui des voyages quand Paola recommencera à travailler.
Dans l’intervalle, il semblait que les
mille questions auxquelles ils étaient obligés de répondre pour satisfaire la curiosité des
voisins fussent la contrepartie de toutes les sollicitudes dont ils étaient
l’objet. Dans le cortège des marques de sympathie, ce qui faisait le plus
plaisir à Paola, c’était l’engouement des trois jeunes filles du petit village
à garder le bébé. Le plus souvent, elles allaient le promener à travers la
petite rue, faisant station à chacune des maisons, le temps de permettre à la
mère ou à la grand-mère du lieu d’avoir la faveur de ses risettes. Plus
rarement, c’est Paola qui prenait le relais des gardiennes le long du rempart,
en poussant doucement le landau, tout en regardant distraitement les canots
automobiles dans leurs pérégrinations sur le fleuve. Parfois, le manège se
poursuivait jusqu’à ce que l’obscurité, en chassant peu à peu les sportifs,
mette un terme au spectacle nautique ou le rende moins intéressant.
A cette époque, il faut le dire, Paola
avait, depuis quelque temps, repris le travail. Un jour, elle était rentrée
toute bouleversée. Un client rencontré à l’agence semblait l’avoir
reconnue ; après l’avoir observée avec insistance, il lui avait trouvé des
ressemblances avec une dame qui travaillait au consulat d’Haïti de New-York. Prise
au dépourvu, elle avait nié y avoir jamais travaillé. Mais, à bien réfléchir,
elle se repentait d’avoir eu cette réaction. Il aurait mieux valu ne pas le
nier et enlever à l’importun le besoin de clarifier la situation, au risque de
découvrir des choses qu’elle aurait à gagner de les voir être maintenues dans
l’ombre. Que lui arriverait-il si, en approfondissant la question, il amenait
les ennemis politiques sur sa piste dans son refuge? Certes, le dictateur
abhorré n’était plus, mais le pouvoir n’avait perdu ni de sa férocité ni de sa
sévérité.
Pendant deux ou trois semaines, cette
question était quasiment une obsession pour Paola. A l’agence, il scrutait le
visage de tous ses clients, essayant de flairer celui qui, à son avis, ne
manquerait pas de revenir pour une seconde vérification. Mais, à la longue, à
force de ne pas rencontrer de visages interrogateurs ou énigmatiques, elle
avait fini par oublier l’objet de ses inquiétudes.
Mais sa tranquillité d’esprit allait être
de courte durée. A quelque temps de là, revenant à pied de l’église, elle
s’était sentie observer. Elle avait levé les yeux et avait cru voir les mêmes
yeux qui l’avaient fixée à l’agence.
Parvenue à domicile, elle avait raconté sa
mésaventure à Serge qui avait éclaté de rire, la laissant un moment,
interloquée. Devant sa contrariété, il s’était contenté de lui dire en
manière de plaisanterie:
--Si jamais
je rencontre sur mon chemin un beau spécimen de femme comme toi, je te jure que
je vais le regarder.
A quoi elle avait répondu, agacée :
--Tu dis
toujours des niaiseries quand je suis sérieuse. Ne penses-tu pas qu’il y a lieu
pour moi d’être inquiète?
--Non
seulement je ne le pense pas, mais je suis sûr qu’il s’agit d’un autre des
hommages que les gens te font quand ils te voient passer.
--Que
dis-tu? De quels hommages tu parles?
--Est-ce
possible Paola que tu ne sois pas consciente des réactions que tu suscites? Si
c’est le cas, je te plains et je te jalouse en même temps. J’ai presque envie
de te demander, au risque d’agiter un souvenir douloureux, pourquoi, à l’époque
de nos premières rencontres, ta mise ne se signalait pas particulièrement par
sa modestie…
--Veux-tu
dire que j’étais provocante par ma façon de m’habiller?
--Je n’ai
jamais rien dit de cela.
--Tu ne l’as
pas dit mais tu l’as pensé. N’est-ce pas?
--Paola,
arrêtons-nous là. Je sens que nous sommes en train de dérailler.
--Je veux
bien arrêter, Serge. Mais pas avant de savoir ce que tu avais à l’esprit.
--Puisque tu
insistes, sache que l’époque que je viens de faire revivre n’est nullement le
passé pour moi. Il n’y a pas de jour où je ne l’appelle à la barre, pour
témoigner de celle que tu fus, à côté de celle que tu es aujourd’hui. Mis à
part ton changement radical au plan politique, je constate que tu es la même
personne. La seule chose qui a changé c’est ta tenue. Depuis le changement
auquel je faisais référence, tout à l’heure, elle est devenue moins
ostentatoire. Je suppose qu’auparavant, elle était dans la nature du rôle que
tu devais remplir.
--C’est
curieux, Serge que tu aies attendu si longtemps avant de mettre le doigt sur
l’aspect de mon rôle qui me fait le plus souffrir quand j’y reviens. Si tu veux
tout savoir, nous devions appâter les Haïtiens de qui nous voulions avoir des
renseignements sur les opposants au régime. J’imagine tout de suite les
questions que tu dois te poser : Jusqu’où j’ai poussé le rôle d’appât? Et
aux dépens de combien de dissidents j’ai joué ce rôle? Laisse-moi te dire, tout
de suite, que tu es le seul auprès de qui j’ai poussé ce rôle si loin. La
preuve en est que nous sommes mariés aujourd’hui et que notre rencontre a
consacré la fin de mon appartenance au régime. Quant à savoir le nombre
d’individus contre qui mes activités se sont exercées, il ne m’est pas facile
de l’évaluer, d’autant qu’il s’agissait, dans la plupart des cas, de gens qui
n’avaient rien à dire ou rien que nous ne sachions déjà. Quoi qu’il en soit, ce
n’est pas le nombre de personnes que j’ai « trahies » qui me fait
souffrir, car elles ne sont guère nombreuses. Ce qui me taraude l’esprit sans
relâche, c’est d’avoir dû jouer ce rôle.
--je
regrette d’avoir abordé cette question. Mais ce que je voulais te dire, c’est
que tu passes difficilement sans être remarquée, même sans tenue ostentatoire.
Tiens, ce matin ta mise était simple et je suis sûr que cela n’a empêché
personne de te voir.
--Pas même
celui qui croit m’avoir reconnu dans le rôle que j’occupais à New-York. Si je
comprends bien, cela ne mérite pas qu’on s’y arrête…
--Je vois
que je n’ai pas réussi à te convaincre. Tant pis! La seule alternative qui me
reste c’est d’attendre avec toi, que la démonstration soit faite de l’inanité
d’attendre. De toute façon, nous sommes, toi et moi, dans le même bateau et
voués à être confrontés aux mêmes intempéries éventuellement. Telle est la
condition de notre aventure.
--Je crois
entendre quelqu’un qui se résigne, malgré lui, devant la rigueur de son destin.
Comment dois-je comprendre ce langage?
C’est ainsi que la morosité, jusque-là,
étrangère au couple, s’installa doucement sur cette matinée dominicale.
Pourtant, au dehors, la presqu’île entière était baignée par une nappe de
soleil que des nuages véloces et vagabonds soulignaient de temps à autres,
entraînant de grands quartiers d’ombres sur le toit des maisons et le long du
fleuve.
CHAPITRE XIX
Depuis quelques mois, le statut de Serge
était régularisé dans son pays d’adoption. En dépit des circonstances
particulières à l’origine de sa demande de naturalisation, il n’était pas
arrivé à cette décision sans un pincement au cœur. A défaut de demeurer
Étatsunien, il se voyait indéfectiblement Haïtien. Balayant avec désinvolture
les circonstances atténuantes venant à la rescousse de son choix, il ne pouvait
se départir de l’image de traître qui le hantait ou de celle d’amoral, comme
s’il avait abandonné son enfant handicapé. Son inconfort n’était pas, bien
entendu, de l’ordre du rationnel, mais plutôt idéologique ou plus certainement
sentimental, en raison de sursauts émotionnels récurrents, depuis le jour où il
avait commencé à jongler avec la perspective de sa naturalisation.
Maintenant que c’était fait, il pouvait
prendre congé de ces préoccupations et donner son attention à autre chose.
D’emblée, l’idée naguère rejetée d’aller faire un tour en Haïti resurgit de
plus belle, avec cette fois, en sa faveur, des expériences réussies de
compatriotes exilés, préalablement honnis sous le règne du dictateur. De plus,
il se satisfaisait de savoir que Paul Garceau venait, en raison du changement à
la tête du pouvoir, de tomber en disgrâce. Cette fois-ci, Paola et Jules n’avaient pas réussi à faire barrage contre
lui, malgré le haut degré d’engagement de ce dernier vis-à-vis de sa famille.
Il lui fallait, coûte que coûte, répondre à un appel que lui seul pouvait
entendre et dont l’injonction était d’ordre quasi biologique. Aussi convint-il
avec sa femme de faire une réservation sur un vol pour Port-au-Prince à être
effective dès les premiers jours de vacances. Dans l’intervalle, c’est avec
impatience qu’il attendait le moment de son départ. N’aurait-il pas mieux fait
d’attendre encore un peu avant de planifier ce voyage? Et s’il lui arrivait
quelque chose, qu’adviendrait-il de Paola et de Daniel? Il est vrai que sa
femme volait de ses propres ailes, mais n’aurait-il pas mieux valu attendre que
sa situation soit clarifiée au service d’immigration? D’un autre côté,
allait-il attendre que ses parents soient morts pour se décider? Il est vrai
que son nom était abhorré auprès des fidèles du pouvoir : identifié comme
communiste, il était accusé d’avoir voulu renverser le gouvernement pour
instaurer, à sa place, un régime socialiste. Mais sa situation n’était, à son
avis, pas plus grave que celle de Carl Morisseau, le ci-devant secrétaire
général du parti communiste haïtien qui, lui, était entré au pays sans être
inquiété après treize ans d’exil, à l’étonnement de certains observateurs.
D’autant que Garceau qui, pendant des années, ne manquait pas d’attiser la
braise à son endroit, avait perdu les faveurs de ses protecteurs au
gouvernement…
Après avoir mis en balance ses
possibilités de succès et d’échecs, il s’embarqua un samedi matin, à bord d’un
vol pour Port-au-Prince. Il avait avec lui des magazines qu’il se proposait de
lire, une fois installé dans l’avion. Mais quand il voulut s’exécuter, il n’eut
pas le cœur à la lecture; il était tellement anxieux qu’il ne pouvait se
concentrer. Brièvement, la psychologie de l’évadé du train de New-York refit
surface. A la seule différence que naguère, son anxiété s’affaiblissait au fur
et à mesure qu’il s’éloignait de New-York, alors que dans cet avion, c’était le
contraire. Quand le pilote annonça Port-au-Prince, dans une vingtaine de
minutes, il eut la conviction d’avoir fait une bêtise en réalisant ce voyage.
Il pensa alors à Paola qu’il aimait et à Daniel qui lui avait gratifié d’un
« papa » avant même de savoir dire maman. Il était heureux que sa
femme n’eût pas été présente, car, de son point de vue, cela lui apparaissait
quasiment une injustice à son endroit. Aussi
se demandait-il si cela ne préfigure pas une sorte de compensation du
destin pour le lot qui allait être le sien de ne plus revoir son fils. Mais il
se dépêcha de chasser cette idée qui jurait avec l’homme rationnel en lui.
N’empêche que l’interpellation de Daniel lui avait fait chaud au cœur, d’autant
qu’il avait encore frais à l’esprit, la boutade d’une féministe qui,
paraphrasant le mot de Simone de Beauvoir, avait déclaré sans ambages, qu’en
cette fin de siècle, l’homme était
devenu « inessentiel » dans la procréation. De sa place, il
regardait par le hublot, mais il ne vit rien. En fait, il ne vit en imagination
qu’un homme apeuré et fragilisé par l’inconnu qui l’attendait à l’aéroport.
Risquait-il d’être conduit, dare-dare, à Fort Dimanche, à l’insu de ses parents
maintenus dans l’ignorance de son voyage? Telle était la question angoissante
qui l’obsédait. A cet instant, il regrettait de ne pas les avoir
prévenus ; sans nul doute, ils seraient là, à guetter son apparition. Au
lieu de cela, le voilà qui arrivait comme un étranger sans personne pour
l’attendre. Il avait promis à Paola de l’appeler, le plus tôt possible;
n’allait-elle pas mourir d’inquiétude s’il devait tarder à le faire? L’avion
atterrissait sans encombre. De sa place, il voyait des militaires en tenue de
combat le long de la passerelle et il se sentait alerter symboliquement par le
combat qu’il aurait lui-même à livrer. Mais, puisqu’il fallait quitter l’avion,
il suivit vaguement les gens, jusqu’à une des trois files qu’ils formaient,
pour franchir le service d’immigration. Quand son tour survint de présenter son
passeport, le fonctionnaire n’arrêtait pas de le dévisager avec une mine
rébarbative. Cela dura quelques secondes qu’il vécut comme des heures. Au terme
de son analyse, il se contenta de lui dire de manière
réprobatrice : « Vous avez passé tout ce temps-là à l’étranger
sans revenir au pays! »
Serge ne répondit pas au blâme que
sous-tendait l’exclamation, car il avait
peur de fournir des munitions à ces gens. Qui sait à quelles interprétations
ils pourraient en arriver de ses moindres propos? D’autant que le fonctionnaire
avait tout l’air de vouloir provoquer la bagarre. Cela faisait quelques minutes
qu’il examinait son passeport, notamment son visa d’entrer, (oui, un visa
d’entrer dans son pays) comme s’il était une contrefaçon. En attendant, les
gens après lui trépignaient d’impatience sans pouvoir le montrer de façon
manifeste, de peur de le courroucer. En même temps, Serge se rendait compte que
le modèle était pareil à l’autre file où devaient se diriger les Haïtiens,
alors que les choses allaient comme sur des roulettes dans la rangée des
visiteurs étrangers. Il pensa : drôle de pays où les autochtones se font
davantage cuisiner à l’immigration que les étrangers! A cet instant, il
regretta amèrement de n’avoir pas repoussé ce confus sentiment de gêne qui
l’avait empêché d’exhiber le passeport de son pays d’adoption…
Quand finalement le document lui fut rendu
de mauvaise grâce, son épreuve n’était pas finie. Il lui restait à attendre de
quel côté allait arriver le coup le plus dur qu’il redoutait : son
arrestation. Dans plusieurs directions, il voyait se profiler des ombres
policières, mais il ne savait encore lesquelles étaient munies du mandat le
concernant. Dans cette incertitude, il resta de longues minutes comme hébété et
incapable d’agir. Mais voyant, tout à coup, passer sur le convoyeur une valise
qui ressemblait à la sienne, machinalement, il décampa pour aller la récupérer.
Ce n’était pas la sienne et, les yeux rivés sur le carrousel, il se mit à
l’attendre, ne sachant s’il aurait l’occasion de la récupérer ou si,
auparavant, la main pesante de la police n’allait pas s’abattre sur lui.
L’apparition de sa valise et sa saisie
frénétiquement furent saluées par une sorte de
joie
secrète, comme s’il avait gagné quelque chose sur les forces policières.
Cependant, il n’osait se retourner de peur de se retrouver dans la mire d’un
des agents. Pour faire vite, il déclina l’offre de service d’un porteur et se
précipita dans le premier taxi qui se présentait, avec la conviction d’avoir
réussi à berner ceux qui avaient pour mission, il en était persuadé, de
l’arrêter et de le conduire à Fort Dimanche.
Malgré tout, ce n’était pas avant quinze
minutes plus tard, au Centre-ville, qu’il acquit l’assurance d’avoir vraiment
échappé à la « cruauté du destin » comme aimait dire, par euphémisme,
un de ses amis qui s’en était échappé.
Après avoir décliné l’adresse de ses
parents comme destination de la course, il était tout à fait étonné d’entendre
le chauffeur pérorer à son sujet.
--J’imagine,
patron, disait-il, que vous arrivez de Montréal après plusieurs années
d’absence.
--Je ne peux
pas vous le cacher.
--Je ne
serais donc pas surpris que vous ayez été
un peu inquiet de l’accueil qui allait vous être réservé.
--Pourquoi
serais-je inquiet?
--Allons
donc! Maintenant que vous êtes en route pour aller voir vos vieux, vous devez
commencer à reprendre vos esprits et à constater combien Port-au-Prince a
changé, depuis votre départ. N’est-ce pas, patron?
-- Pour
commencer, dit Serge, vous allez me dire, par quel signe vous savez que
j’arrive de Montréal. Je ne porte sur moi rien de tangible à cet égard. La
fiche de départ sur ma valise a été enlevée. De plus, à l’aéroport, il y avait
deux fois plus de gens qui arrivaient de Miami…
-- Vous
savez, patron, des fois, on peut se tromper, mais neuf fois sur dix, on le
sait, ne serait-ce par les bagages
eux-mêmes. Il y a beaucoup plus de voyageurs légers et discrets, pour ne pas
dire autre chose, à venir du Canada que de New-York ou de Miami. Je ne sais
comment vous dire, patron, mais les Haïtiens arrivant de Montréal déplacent
moins d’air que ceux venant des États.
--
Maintenant, dites-moi pourquoi, à votre avis, je reviens d’un séjour prolongé
du Canada?
-- Ça se
voit tout de suite, par votre teint.
--
Expliquez-moi ça. Entre vous et moi, il n’y a, apparemment pas une grande
différence.
-- Vous avez
bien dit : apparemment. A la vérité, il y a une différence que les
« viejo » comme moi décèlent automatiquement. Il y a une patine que
donne le soleil d’ici que vous n’avez
pas. On peut être blême sous sa peau noire ou métissée et c’est ce qui
caractérise beaucoup d’entre vous qui arrivez des pays du Nord.
Serge n’en revenait pas des propos du
chauffeur de taxi. Lui qui pensait pouvoir passer incognito, venait de se
rendre compte que dans certaines sphères de la société, il était plutôt un
livre ouvert. Pourvu de ce renseignement il crut, néanmoins, qu’il lui sera
plus loisible, désormais, de prendre des précautions pendant la durée de son
séjour à Port-au-Prince.
Mais son esprit ne tarda pas être mobilisé
par une autre préoccupation à l’écoute d’un message à la radio. On annonçait
que le bal prévu au bénéfice de Bel
espoir, œuvre de bienfaisance dirigée par Mme Claudine Saint-Pierre, aura
lieu samedi prochain à l’hôtel Taïno. Le chauffeur qui était stimulé par le
message n’avait pas manqué de regretter que le prix d’entrée soit prohibitif
pour la plupart des gens. Mais, à la décharge des organisateurs, il disait
comprendre qu’il s’agissait, d’abord, d’une activité de dotation d’une œuvre
dont les bienfaits sont immenses pour les déshérités de la Cité Z.
Évidemment, au seul nom de Claudine, les
neurones de Serge étaient entrés dans une activité époustouflante. Fallait-il
profiter de cette occasion pour rencontrer celle qui fut sa fiancée? Était-il
pertinent de mettre les pieds à cet hôtel? S’il consentait quand même à y
aller, était-il décent de chercher à voir Claudine? Mais au delà de tout,
convenait-il, à peine arrivé au pays, de se faire voir, sans même identifier
les lieux où pourraient venir les mauvais coups et ou gisaient les pelures de
banane? Qu’adviendrait-il s’il se trouvait en face d’un Paul Garceau? Et si son
apparition allait réveiller les rancunes endormies, au point de mettre sa vie
en danger?
Inutile de dire que son arrivée fut une
fête. D’heure en heure arrivaient des amis avec qui les contacts ont été
interrompus depuis son départ et qui venaient voir ce qu’il était devenu avec
toutes les rumeurs qui courraient à son sujet. Avait-il été inquiété, comme on
le dit, par les services secrets d’Haïti à New-York? Avait-il dû aller au
Vietnam comme on le prétend? Comment avait-il été accueilli ici à
l’immigration? Lui avait-il été difficile d’avoir un visa d’entrée?
Si ces questions avaient été posées à une
ou deux reprises, il n’y aurait pas de problème. Le hic venait du fait qu’il
lui fallait se répéter au fur et à mesure que les amis défilaient pour le voir.
Au bord de l’impatience, il réussit à se contrôler quand il comprit combien son
nom était devenu mythique au pays. Dans certains cercles, il était celui qui
avait roulé les services secrets haïtiens dans la farine avant de prendre la
fuite aux États-Unis et de répéter l’opération dans cette ville. D’autres
étaient davantage obnubilés par sa participation à la guerre du Vietnam et du
rôle qu’il avait effectivement joué dans l’armée étatsunienne. Dans les milieux
de gauche haïtiens, on lui prêtait plutôt la témérité d’avoir fait « sa
guerre d’Espagne » en se rangeant du côté des Vietcongs pour la défense de
la liberté. Par ce trait, certains le mettaient à côté de Malraux alors que
d’autres y voyaient la voie tracée par le « Che. » Il aimait, en
effet, citer cette réflexion de l’Argentin, moins pour se l’appliquer que pour
baliser ses pistes de réflexion : « Vous me demandez ce qui me pousse
à l’action? C’est la volonté de me trouver au cœur de toutes les révoltes
contre l’humiliation, c’est d’être présent, toujours et partout, chez les
humiliés en armes. »
Au cours de la soirée, son tête-à-tête
avec parents et visiteurs venus le voir
devait continuellement être interrompu par des absences d’esprit sporadiques.
Certaines questions relatives à sa
famille et à sa sécurité l’obsédaient.
Mais, il n’eut pas à vivre longtemps l’écartèlement qu’induit sa situation,
car, au soir même de son arrivée, deux agents de la police politique se
présentèrent pour l’arrêter.
La nouvelle se répandit comme une traînée
de poudre. Relayée par différents réseaux y compris par celui de Bel espoir, c’est de partout, à travers
la ville, qu’on tirait les ficelles pour le faire relâcher.
Est-ce que les pressions sur les instances
du pouvoir s’avéraient insupportables? La clameur publique était-elle devenue
assourdissante? Toujours est-il que trois jours plus tard, Serge était libéré
avec une joie d’autant plus intense qu’il ne s’y attendait pas. Dans le laps de
temps de son emprisonnement, son cerveau avait échafaudé divers scénarios dont
la relaxation lui apparaissait le moins probable. Pourtant, contre toute
attente, c’est ce scénario qui avait prévalu, au lieu de celui dans lequel il
avait mijoté le plus longtemps et qui consistait à être déféré à Fort Dimanche,
l’infernale prison. Rien qu’à imaginer cette dernière perspective, il en avait
perdu le sommeil, si bien qu’en ce matin de libération où il exultait de
bonheur, il était persuadé que son insomnie ne pouvait manquer de lui donner
l’apparence d’un zombi. Ce en quoi il se trompait royalement, car son visage
irradiait plutôt la joie de son cœur.
C’est dans cette disposition d’esprit
qu’il quitta le centre de détention. En signant, au moment du départ, le
registre que lui soumettait le militaire de garde, ce dernier lui fit
comprendre qu’il était chanceux de compter parmi ses amis des femmes aussi
dévouées. Il avait acquis alors la
conviction que les pressions du groupe de Claudine, entre autres, étaient pour
quelque chose dans ce renversement de situation.
Ce commentaire lapidaire avait eu sur lui
un impact important. Malgré sa joie du moment, cela remettait sur la table un
des secrets bien gardés de son voyage. Tout à coup, la rencontre avec Claudine
n’était plus cette fantaisie qu’il s’était plu à cultiver à Montréal et pour
laquelle, sans jamais se le dire, il avait, en partie, projeté le voyage, elle
était devenue une nécessité, charriant dès lors, des avatars avec lesquels il
n’était pas à l’aise. Tant qu’il s’agissait d’un fantasme, la vision de cette
rencontre perçue, a priori, comme
contingente, se présentait comme une activité ludique qui faisait appel à son
émotion ou à la mémoire de son cœur. Mais à compter du moment où cette
rencontre devenait pour lui une obligation, la spontanéité des émois entrevus
avait cédé le pas à des réflexes de protection ou de fermeture, sans paver
néanmoins la voie à l’inaction.
C’est donc dans ce bonheur mâtiné
d’inquiétude qu’il fit son entrée chez les Valcour, en ce jour faste de sa
libération. Auparavant, comme si le mot avait été passé, ceux qui n’avaient pas
eu le temps de le voir, lors de son arrivée, s’y étaient donnés rendez-vous,
attendant le héros que la plupart n’avaient pas revu, depuis le jour fatidique
où il avait dû prendre le large, devant la meute de ses poursuivants et les
aboiements de Paul Garceau.
Bonheur d’être en vie, de revoir les
siens, de découvrir dans leurs yeux le pétillement de l’amour et de l’amitié,
de respirer l’air frais du soir en regardant sous une brise passagère,
frissonner la frondaison glauque du corossolier, les mille éventails du latanier et en écoutant les roucoulades
mélancoliques des pigeons.
Mais, inquiétude grandissante d’être happé par
le trou béant d’un drame, dont il percevait nettement les contours, sans en
percevoir la fin et dont il était l’acteur principal. Hier encore, il pouvait
jouer avec l’idée de savoir s’il convenait ou non de chercher à voir Claudine.
Aujourd’hui, la question ne se posait plus. Cela devenait une obligation.
Mais que se passera-t-il lors de cette
rencontre? En dépit des circonstances de leur rupture de contact, le
considéra-t-elle encore comme son fiancé? Dépendant de sa perception de la
fidélité ou de l’engagement, cette éventualité n’était pas une aberration. Quel
était son état d’esprit par rapport à lui? Lui en voulait-elle? Avait-elle
accumulé beaucoup de griefs à son endroit? Comment réagirait-elle de savoir
qu’il était maintenant marié?
D’un autre côté, si lui Serge était prêt à
donner des gages de sa fidélité à la mémoire de leurs fiançailles, jusqu’où
pouvait-il aller sans donner prise à une perception d’une infidélité trop
cynique à l’égard de Paola? Sur le coup, il lui revenait à ce sujet un mot
cruel d’Alain Rey qu’il a toujours voulu occulter. « Il y a dans la
fidélité, disait-il, de la paresse, de la peur, du calcul, du pacifisme, de la
fatigue et quelquefois de la fidélité. »Fallait-il pour protéger
l’intégrité de sa relation avec sa femme, signifier sa rupture symbolique avec
Claudine après que celle-ci eut été un fait pendant plus de deux ans?
Pour plusieurs raisons dont celle que le
milieu pourrait contenir l’avalanche des émotions qui risqueraient de surgir de
sa rencontre avec Claudine, le bal de charité avait été retenu comme cadre de
cette rencontre. Il avait préalablement envisagé un scénario où ils seraient
seuls dans l’intimité de leurs souvenirs et, pourquoi pas, de leurs élans
naturels, mais cette éventualité, sans garde-fou, lui avait fait peur, compte
tenu des circonstances. Il se voyait
plutôt dans une foule, dansant à
plusieurs reprises avec Claudine, tout en sachant qu’il y avait des limites à ce scénario,
s’ils voulaient, tous les deux, prendre le temps de disséquer les événements à
l’origine de leur séparation.
En revanche, cette perspective avait
l’inconvénient de permettre la présence en ce lieu de beaucoup de ses
adversaires, y compris Paul Garceau
lui-même. Dès l’instant où il avait entendu parler de ce bal, il ne savait
pourquoi, il avait la certitude que ce dernier y serait. S’il ignorait comment
le drame allait se terminer avec Claudine, il savait encore moins, la tangente
que prendrait sa première rencontre avec ce butor, depuis la trahison de sa
cellule politique.
Cinq véhicules remplis de militaires
casqués et portant baïonnettes au canon de leur fusil vinrent à passer en toute
vitesse. Au loin une sirène retentissait. Il y avait assurément, selon lui, un
lien entre les deux événements. C’était un appel à l’aide auquel répondaient
les militaires. Il était persuadé que le Quartier Général des Forces Armées ou
même le Palais national avait été attaqué par des rebelles, selon un modèle qui
avait fait ses preuves par le passé. À moins qu’il ne se fût agi du signal de
l’invasion des côtes par des exilés politiques, comme le débarquement de
sinistre mémoire qui avait tourné court, non loin de la route nationale no1…
Pendant un certain temps, l’émoi gagna tout le quartier dans l’attente de la
conclusion de l’événement, renvoyant aux calendes grecques tout autre sujet de
préoccupations. D’autant que le choc en retour ne manquerait pas de se faire
sentir au chapitre de la sécurité générale, comme une agression à une ruche se
paie de l’agressivité des abeilles dispersées.
Jusqu’à Serge qui parvint à oublier entièrement l’objet de son
inquiétude, devisant très tard avec ses amis des tenants et aboutissants de la
politique dans ce pays et, particulièrement, du problème qui défrayait la
chronique à cette époque. Il s’agissait du procès, alors en cours, contre un
ex-ministre du régime dans une affaire de timbres. Les idées étaient partagées
quant à la suite du procès : certains croyaient que le ministre risquait
sa tête, alors que d’autres étaient d’avis que le gouvernement s’était piégé
dans une aventure judiciaire qui allait lui être très préjudiciable. Des deux
côtés, néanmoins, on avait la certitude qu’il s’agissait d’un coup monté contre
l’accusé, à qui la rumeur publique prêtait l’ambition de devenir président du
pays. Il était symptomatique que l'idée qui commençait à émerger de leur
discussion, consistait à voir dans cette manifestation de forces, un rituel
bien connu du pouvoir pour se donner à voir et d’effrayer ceux qui songeraient
à lever la tête contre la dictature. Serge pensait que les choses n’avaient pas
changé depuis l’époque de sa participation à la cellule alpha et, pour exprimer
ses idées à ses amis, il ne trouva pas mieux que cette formule d’Alphonse
Karr : « Plus ça change, plus c’est la même chose. »
Le temps qui passait et le départ des
visiteurs le remettaient, petit à petit, à ses premières préoccupations. Aussi
étonnant que cela puisse sembler, ce n’était pas l’image de Garceau qui lui inspirait
le plus de crainte, voire d’angoisse, mais plutôt celle de Claudine. Elle
l’inquiétait d’autant plus qu’elle lui était plus proche et plus chère. Dans
les deux cas, cependant, il songeait que la nature de l’argumentation n’avait
aucune importance. C’était donc le genre de situation dans laquelle aucune
défense ou justification n’était possible et cela lui enlevait donc, par
anticipation, tous ses moyens.
Cependant, il n’eut pas à se répandre
davantage dans le marais de ses divagations, à cause de la sonnerie insistante
du téléphone. C’était Paola. À la suite de son appel, après son arrivée, elle
avait, ultérieurement, été incapable d’entrer en communication avec lui. Elle
croyait qu’il allait rappeler le lendemain, mais ses attentes ont été vaines.
Pourquoi n’avait-il pas téléphoné? Dans l’intervalle elle avait fait du mauvais
sang. Sans savoir comment l’expliquer, elle avait eu l’impression que les
choses ne tournaient pas rond pour lui. S’était-elle trompée? Oui, elle s’était
trompée. Le téléphone n’avait seulement pas fonctionné. Il avait fallu le faire
réparer. En ce qui le concerne, tout allait bien. Elle s’était donc fait du
mouron pour rien. Depuis son arrivée, il ne finit pas de rencontrer des amis
venus le visiter et à qui il fallait, à chaque fois, faire le récit de ses
aventures, du moins dans ses grandes lignes.
Bien entendu, il ne disait rien de son
arrestation et de sa détention et, encore moins, de l’appréhension qui
l’obsédait de vouloir rencontrer Claudine. Si seulement Paola se doutait du
quart de ce qu’il avait dans la tête, elle n’hésiterait pas à prendre l’avion
avec le bébé pour venir le rejoindre. C’est un aspect de son caractère qu’il
avait vaguement entrevu récemment et qui s’était précisé dans son esprit, à
travers le contenu de leur échange téléphonique. Il y avait en elle, il le
sentait, l’étoffe d’une tigresse blessée qu’il espérait ne pas rencontrer au
détour du chemin. Pourtant, il pourrait jurer qu’il serait toujours à l’abri de
cette éventualité. Bien sûr, loin de lui une quelconque velléité de faire
souffrir Paola. Il l’aimait et il n’en avait ni l’envie ni la volonté. Mais le
secret désir de rencontrer Claudine comportait, il le subodorait, des aspects
qui lui étaient inconnus. Devant ce projet, il était comme en face d’un
labyrinthe. Il savait par où entrer, mais ne savait, ni par où sortir, ni même
si cela pouvait être possible. Cette incertitude devrait le prémunir d’aller
plus loin, mais il s’y sentait poussé par une force qu’il ne contrôlait pas et,
contre laquelle, il ne pouvait rien.
Cette nuit-là, il fit un cauchemar qui lui
semblait s’être prolongé pendant tout le temps de son sommeil. Il avait
assisté, impuissant, à l’écartèlement de son fils par deux ombres qui le
tiraient, chacune, de son côté. Il aurait voulu intervenir, mais il avait les
mains et les pieds liés. Il avait essayé de crier, mais aucun son ne sortait de
sa bouche. Par la suite, les ombres se changeaient et devenaient des femmes
qu’il n’arrivait pas à identifier. Elles n’avaient pas l’air de s’inquiéter de
ce qui arrivait à Daniel. A plusieurs reprises, il faisait des efforts pour
leur parler, mais il ne parvenait ni à proférer des sons, ni à manifester
sa présence. C’est sur ces entrefaites qu’il se réveilla en sueur.
CHAPITRE XX
C’était une belle journée. Tôt le matin,
le ciel resplendissait à la lumière du soleil. Sur la ville qui s’éveillait
prestement à la clameur des marchands ambulants, des nuages blancs, immobiles,
striaient l’immensité du ciel d’un bleu océan, comme une broderie au plumetis.
Normalement, au cours de l’après-midi, la chaleur aurait dû être insupportable,
mais grâce à une brise légère qui en atténuait l’intensité, les badauds n’en
ressentaient que peu l’inconfort. L’hôtel Taïno avait beau être climatisé, les
participants aux activités de cet après-midi, n’auraient pas aimé s’y rendre en
nage. Dans l’ensemble, en effet, ce n’était pas le cas. Mais au fur et à mesure
que les gens arrivaient, il devenait évident que la grande salle de bal aurait
du mal à contenir toute cette foule. Était-ce une erreur ou un risque assumé à
l’avance? Il semblait, en effet, que le seul gagnant dût être le coffre qu’on
essayait de garnir. De fait, les participants munis de billets dépassaient de
loin la capacité de la salle. Après que celle-ci fut devenue une piste de danse, la climatisation s’esquintait
à avoir raison de la poussée calorifique ambiante. C’est donc dans la moiteur
de ce milieu que la rencontre eut lieu entre Serge et Claudine.
Depuis quelques minutes, Serge observait
Claudine qui s’affairait, allant d’un collaborateur à l’autre. Il n’entendait
ni ne comprenait le contenu de ses dialogues, mais il imaginait facilement les
dernières directives concernant la bonne marche des activités. Quand il la crut
relativement disponible, il s’avança vers elle, à sa grande stupéfaction et,
avant qu’elle ne se ressaisît tout à fait, l’embrassa chaleureusement, ce qui
sembla pour les deux, quelques minutes plus tard, tout à fait naturel. Après
quoi, comme l’orchestre entama un pot-pourri, Serge profita de l’opportunité
pour l’inviter à danser. De but en blanc, il la remercia d’être intervenue en
sa faveur : il avait appris que plusieurs démarches avaient été faites en
vue de sa libération et que les siennes avait été décisives. A ce moment-là et,
à quelques reprises au cours de la soirée, ils avaient abordé les principaux
problèmes existant entre eux, sans toutefois les approfondir. L’instant n’était
tout à fait approprié, ni pour Claudine qui devait superviser le déroulement de
la soirée, ni pour Serge obsédé par son rendez-vous imaginaire avec Paul
Garceau. N’empêche que Claudine avait pu se faire confirmer ce qu’elle savait
depuis peu, à savoir, que Serge était marié et qu’il avait un enfant. Mais ce
qui lui paraissait une énigme avec les informations fournies par Serge, c’est
que ses lettres ne lui étaient jamais parvenues, pas plus que celles envoyées
par ce dernier n’étaient arrivées à destination. Dès cet instant, une hypothèse
germa dans son esprit, mais, à la réflexion, elle lui apparaissait si
incroyable qu’elle s’empressa de la repousser, sans oser l’exposer à son
ex-fiancé.
Pendant toute la soirée, Serge attendait
l’apparition de Paul Garceau. Ne le trouvant pas sur les lieux au début, il lui
prêta l’idée d’une mise en scène qui lui permettrait de le surprendre, au
moment voulu. Vaguement, il associait son arrivée à l’occasion d’un esclandre
dont il redoutait a priori les
manifestations, sans trop préjuger des formes qu’elles pourraient revêtir.
C’était quand même un comportement étrange
de sa part. Car, jusqu’à la trahison dont furent victimes ses amis de la
cellule alpha, il ne s’était jamais représenté Garceau dans la peau d’un
malotru ou d’un rufian, en marge des règles de la bonne société. Au contraire,
il admirait chez lui l’éclat de l’intelligence et un éventail de connaissances
bien au-dessus de la moyenne. Dans son esprit, tout le reste était à l’avenant.
Comment se fait-il que ces attributs, dans le brassage perceptif auquel le
transfuge chez lui a donné lieu, fussent à ce point recouverts par les
alluvions de bassesses et de corruptions charriés dans sa carrière politique?
Pourquoi son image était-elle devenue le symbole d’une crapule?
Au cours de son trajet de retour après la
soirée, c’est à quoi il réfléchissait. Garceau n’était pas venu et cela l’avait
grandement surpris. Mais il en était heureux. En fait, il exultait pour deux
raisons. D’abord, de l’attitude philosophe de Claudine, après avoir appris
qu’il était marié. Les choses s’étaient passées différemment de ce qu’il avait
imaginé : aucune ressemblance avec cette écorchée vive qu’il allait rencontrer!
Ensuite, il jubilait de l’absence de Garceau. La guerre envisagée n’avait pas
eu lieu et il en avait été quitte pour trois jours d’une anxiété qui venait,
comme par magie, de se volatiliser.
De plus, cette joie qui l’envahissait se
doublait du rendez-vous avec Claudine pour le lendemain soir. Elle l’avait
invité à dîner. Il n’aurait pas pu penser à une telle conclusion. Dans ses
heures d’optimisme les plus débridées, jamais il n’aurait osé envisager une telle occurrence. Pour en arriver là, il
ne cessait de se demander si Claudine l’avait jamais aimé, car il ne pouvait
concevoir l’existence de ce sentiment sans les souffrances de la séparation. Il
lui paraissait évident qu’elle n’en était pas affectée. A moins de supposer que
le temps avait eu raison de ses malheurs, au point d’en avoir effacé même les
traces. Même alors, il ne comprenait pas qu’elle fût restée de glace devant
l’avalanche des souvenirs. A ce point de sa réflexion, sa joie s’assombrissait
pour faire place à un sentiment lancinant de mortification, dont il ne savait
s’il résultait d’une petite gifle à son amour-propre ou une blessure du
cœur mal cicatrisée.
A peine rentré de son étrange rendez-vous,
Serge trouva sur le guéridon un message de Paola : Daniel ne se portait
pas bien. Elle avait dû l’amener chez le médecin. Quand comptait-il revenir?
Peut-il rappeler le lendemain?
Il n’en fallait pas plus pour le faire
descendre des nues. Au moment où se jouait la santé de son fils, il trouvait
dérisoires, voire presque coupables, ses préoccupations de la soirée. Cette
nuit-là, il passa son temps à se promener par la pensée, de Montréal avec Paola
et Daniel, à Port-au-Prince avec Claudine, comme si une image appelait
nécessairement l’autre et qu’elles étaient, par un effet kaléidoscopique, les
deux faces d’une même réalité. Au petit matin, il succomba à la lassitude de
son va-et-vient perpétuel et se laissa envahir par le sommeil.
Il était fort tard quand il se réveilla.
Une lumière crue dont la provenance ne lui était pas évidente, puisque les
rideaux de sa fenêtre étaient tirés, inonda sa chambre. Il en comprendra plus
tard les manifestations quand, sortant sur la véranda, il aura de la difficulté
à soutenir l’éclat de la lumière. En attendant, il comprit qu’avec une telle luminosité,
il aurait du mal à se rendormir. Aussi, décida-t-il, de se lever une fois pour
toutes. Mais, tout de suite, l’idée du message de sa femme lui revint et,
sur-le-champ, il composa son numéro à Montréal. Personne ne répondit. Au cas où
il aurait fait une erreur, il refit le numéro sans plus de succès. C’était
pourtant un jour où, Paola en congé, eût dû être à la maison. Pourquoi donc
n’était-elle pas là? Se pourrait-il qu’elle soit à l’hôpital avec le bébé? Sur
cette lancée, il édifia cent hypothèses dont la plupart, des plus farfelues,
tellement la situation stimulait son imagination. Il eut envie d’appeler une
voisine pour en avoir le cœur net, mais anticipant que Paola n’eût pas aimé ce
procédé, il s’abstint de l’utiliser. Il voudrait tellement aller au rendez-vous
avec Claudine, en ayant au préalable clarifié la situation! Mais il comprit,
après avoir appelé pour la dixième fois qu’il n’y réussira pas. Aussi, prit-il
son courage à deux mains pour se rendre au dîner.
Quand il parvint chez les Saint-Pierre, le
soleil se couchait sur l’horizon. Par les persiennes, des langues de feu
venaient zébrer les meubles du salon donnant une impression vague de
mélancolie. Et il songeait que les feuilles d’automne des Laurentides lui
laissaient la même impression, comme si chez lui, le jaune orangé prédisposait
au spleen.
Néanmoins, Claudine était loin d’être à
l’unisson des impressions de l’environnement. Elle avait un air enjoué que
Serge ne lui connaissait pas. Heureuse du succès du bal de charité, elle le fit
savoir à Serge dès son arrivée. Cela allait lui permettre de renflouer la
caisse de Bel espoir qui avait dû
être mise à contribution, plus qu’il n’était prévisible ces derniers temps.
Déjà, elle anticipait d’autres activités d’un style différent et qui
s’adresseraient à d’autres segments de la population visée.
Sur quoi, on vint la prévenir que la table
était servie et elle passa avec Serge dans la salle à manger.
Le couvert avait été mis pour deux.
M.Saint-Pierre, que Serge craignait de rencontrer, avait dû se rendre au Club Altitude pour des activités
régulières. Membre influent de la direction du club, sa présence était
importante à cette occasion. Depuis longtemps déjà et, singulièrement, après sa
séparation avec Serge, Claudine avait limité son apparition au club, aux
activités extraordinaires qui se répétaient deux fois l’an, soit à Noël et à la
Saint-Jean. Les objurgations de son père, succédant à des invitations
incessantes, n’arrivaient pas à la faire changer d’avis, surtout quand elle
avait commencé à s’investir dans des œuvres charitables.
Mais, tout à coup, elle avait une raison
de plus de se distancier de son père. Elle avait la confirmation du rôle
diabolique de ce dernier dans la cassure intervenue entre Serge et elle. Ce
matin même, elle l’avait acculé au pied du mur. En désespoir de cause, il avait
fini par avouer des décisions dont il n’était pas fier et qu’il regretterait
toute sa vie : il avait détruit les lettres que les fiancés s’envoyaient
inlassablement.
Inutile de dire combien Claudine était
déçue! Jamais elle n’aurait cru son père capable de gestes d’une telle
bassesse. Elle n’avait pas oublié tout ce qu’il avait fait pour la rapprocher
de M. Bernal, mais il y a des seuils qui lui apparaissaient, d’emblée infranchissables, et la trahison dont il
avait fait preuve envers elle en était un.
En mangeant, elle expliquait tout cela à
Serge. Pourtant, en dépit de son malheur, elle n’était pas malheureuse. Si elle
avait été trahie par son père, Serge n’avait pas trahi le sens de leurs
fiançailles. C’est pour cela qu’elle pouvait lui paraître enjouée. La vérité
sur les vicissitudes de leur engagement lui procurait une satisfaction beaucoup
plus grande que l’affliction dans laquelle l’avait, un moment, plongé le
comportement de son père.
Et comme si elle s’en voulut d’avoir trop
dit sur les sentiments tumultueux qui agitaient son cœur, elle resta un moment
silencieuse à regarder Serge, vrillant son regard dans le sien comme si elle
lisait le fond de son âme.
Que se passa-t-il alors à l’esprit de
Serge? Avait-il fondu à l’expression des sentiments de Claudine au point
d’oublier les voix de Montréal? Toujours est-il que ne tenant plus en place, il
l’étreignit comme il le fit naguère dans la pénombre de la véranda. Mais, à la
différence de cet épisode lointain mais jamais oublié, ce fut le prélude au
déclenchement d’une passion telle que les deux amants n’avaient jamais connue
de si intense. Quand une heure plus tard, revenus de leurs ébats amoureux, ils reprirent
leur esprit, ce fut pour se congratuler mutuellement de leur bonheur.
-- J’avais toujours espéré, disait
Claudine, que tu me reviendrais. Voilà pourquoi j’ai trouvé la force de vivre.
--Pourtant,
en apprenant de Montréal à quelles activités ta vie était désormais dédiée, je
croyais que le tumulte de tes occupations ne laissait aucune place au souvenir
de nos amours.
-- Sache d’abord que je ne les ai jamais
vécues comme des souvenirs. Elles ont toujours fait partie de ma réalité
présente en dépit de la cassure qui, à mon sens, s’expliquait par ton départ pour le Vietnam. Comme Ulysse
après la guerre de Troie, je savais que tu me reviendrais aussitôt que la
guerre serait finie.
-- Pauvre de toi Claudine! Tes propos font, à
la fois, mon bonheur et mon malheur. Qui suis-je pour mériter une telle
fidélité de ta part? Avec une telle preuve d’amour, il y aurait de quoi être le
plus heureux des hommes. Mais comment être heureux quand je ne peux rien
t’offrir de pareil, sinon les contraintes d’un homme marié sans la noblesse de
ta constance…
-- Il n’est pas de mon ressort de savoir
pourquoi le destin s’est joué de nous. Mais il m’appartient de décider si je te
prends comme tu es avec tes contraintes comme tu dis. Cela, je le veux et je
l’assume.
--Ton ouverture d’esprit me donne presque le
vertige. Je suis en train de trouver des raisons de t’aimer que je n’avais pas
découvertes auparavant. Dois-je mettre cela sur le compte de mon aveuglement ou
de ton évolution? L’ironie de tout cela, c’est qu’il faut que ce changement de
vision arrive au moment où je peux apporter le moins de moi-même…
--Tu te
trompes, Serge, dans un certain sens, de penser que tu ne peux apporter que peu
de toi-même. Dois-je t’étonner de t’apprendre, que mon inspiration pour les activités
charitables, auprès des laissés-pour-compte de la société, vient de toi? Il est
vrai que j’aurais préféré que tu ne fusses pas marié. Mais ce n’est pas rien
que d’avoir découvert un des visages de moi, qui a pourtant existé depuis ton incursion dans ma vie. Dans
ce sens, tu m’apportes une vision de moi-même que je me plais à découvrir,
transfigurée, dans tes yeux aujourd’hui même.
--Pourvu que le destin cesse de s’acharner
contre nous!
-À propos, peux-tu me dire, Serge, comment tu
entrevois l’avenir de nos relations?
Serge ne broncha pas, mais il s’est souvenu
que la même question lui a été posée par Paola lors de son arrivée à Montréal.
Avalant sa salive, il répondit : je ne peux faire autrement que de tenir compte de mon
éloignement. Pendant longtemps, je pensais que mon séjour à l’extérieur du pays
prendrait fin, une fois le régime changé, balayant en même temps, tous mes
ennemis à l’intérieur. Mais je m’aperçois que tel n’est pas le cas, puisque j’ai été arrêté sitôt arrivé.
--
Mais, l’essentiel, n’est-ce pas que tu sois libre? C’est la démonstration que
si tu as encore des ennemis à l’intérieur comme tu dis, tu as aussi des amis
qui peuvent l’emporter sur eux en obtenant ta libération.
--Mais si je devais rentrer au pays,
qu’est-ce qui me garantit que je ne serais pas inquiété?
--Personne.
Rien ne me garantit non plus que je puisse continuer à m’occuper de Bel espoir. Il y a toujours un risque
dans les activités que j’entreprends, comme dans l’éventualité de ton retour.
L’important est de savoir si l’on veut assumer ce risque et s’il vaut la peine
qu’il requiert. Dans ton cas, toi seul es capable d’apprécier s’il vaut la
peine d’être pris. Dois-je te rappeler ce mot d’Alain ? « Le
pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté » J’ai la certitude que ta libération est un
signe que ton retour pourrait se faire sans problème.
- Encore une
fois, tu me mets sous le nez des facettes de toi qui m’étaient inconnues. Ne me
dis pas qu’elles étaient là et que j’étais aveugle. Ce serait trop simple. Il y
a certainement plus que ça. Je crois fondamentalement que nos années de
séparation t’ont apporté une maturation extraordinaire qui s’exprime par une
sagesse que je ne connaissais pas avec une telle clarté. Au point que maintenant,
j’ai l’impression que je pourrais me bonifier seulement à te côtoyer. D’où
vient que je n’avais pas ce sentiment auparavant? Bien que tu sois encore
jeune, je ne peux, en t’écoutant, m’empêcher de penser à ce mot de Mme de
Staël: « On dirait que l’âme des justes, donne, comme les fleurs, plus de
parfums vers le soir.»
--Je ne sais
si tu as raison dans la perception que tu as de moi. Au demeurant, cela me fait chaud au cœur;
mais je crois, qu’en effet, de m’être jetée à l’eau sans savoir nager, à ce
moment critique de ma vie, où je n’avais aucune nouvelle de toi, m’a, en
quelque sorte, cuirassé contre les difficultés. Je sais aujourd’hui, après
Sénèque, qu’on a plus de ressources qu’on ne le croit souvent. Il y a toujours
une porte de sortie quelque part, même si elle n’est pas souvent donnée de
prime abord.
La
conversation sur ce ton s’était poursuivie pendant encore une heure quand
flairant le retour prochain de M. Saint-Pierre et, ne souhaitant pas le
rencontrer, Serge décida de partir à pied.
Il avait plu sur la ville à sa grande surprise. Par-ci, par-là, des
flaques d’eau où se mirait la lune à son lever, se dispersaient en
éclaboussures au passage des voitures. Il s’en fallait de peu que Serge n’en
soit détrempé. Voyant venir en trombe une guimbarde, il eut la présence
d’esprit de s’abriter derrière un massif d’hibiscus installé presque de
guingois sur le bas-côté, comme pour une représentation.
Puis, machinalement, il
enfila la rue qui s’offrit à lui, la tête remplie de plusieurs Claudine à la
fois, ainsi que des effluves capiteux qui se dégageaient de leurs
conversations, sans se rendre compte qu’il avait pris une mauvaise direction.
Sans le clocher d’une église qu’il n’avait pas l’habitude d’observer avant son
départ du pays, il aurait continué longtemps encore à errer, à la clarté de la
lune. Heureusement pour lui que la conscience de sa distraction et le passage
d’un taxi étaient en parfaite synchronie! Sauf qu’il allait à l’autre bout de
la ville… Qu’à cela ne tienne! Il n’avait plus envie de marcher et s’estima
chanceux d’en trouver un à cette heure et de pouvoir s’ajouter aux trois
passagers déjà installés. Les gens parlaient de tout et de rien. C’est à peine
s’il les entendait. Sa tête bourdonnait encore autant de ce qu’il avait entendu
de la bouche de Claudine, que des pensées qui s’y agitaient. Mais pardessus
tout, il lui revenait, comme au ralenti, le spectacle particulièrement intense
de leurs effusions, dans l’exaltation de leurs sentiments et l’exultation de
leurs corps, après plusieurs années de séparation.
Quittant les limites de la
ville qu’il connaissait, le taxi s’engouffra dans un labyrinthe de venelles qui
lui rappelaient d’autres, humides et glauques, dans lesquelles, jadis, il
s’était faufilé pour échapper à la police. Mais, cette fois, il eut une
réaction tout à fait différente. Il avait confusément l’impression qu’il
entrait, petit à petit, dans le ventre d’un monstre qui s’apprêtait à le
digérer. Quand, finalement, les passagers mirent pied à terre, il retint sa
respiration, attendant que le chauffeur amorçât son retour pour essayer de se
retrouver. A cette heure de la nuit, les impressions comme les phénomènes
prennent des contours loin de la réalité. Tel événement de facture anodine à
d’autres moments, prend des allures fantomatiques dans la quasi obscurité.
D’autant que des nuages sombres chargés de pluie avaient considérablement
atténué la clarté de la lune, surtout, en l’absence de lampadaires en ce milieu
défavorisé de la ville. Aussi, en voyant le taxi franchir ce quartier misérable
pour déboucher sur une artère plus passante et plus fréquentable, pénétré jadis
de références bibliques, il se prit pour Jonas vomi par la baleine. Et
pourtant, en revenant plus tard sur cet épisode, il n’avait pas manqué de noter
combien tout est relatif. Cette artère qui symbolisait pour lui la
civilisation, cette nuit-là, n’était autre que la rue principale d’un faubourg
en voie, depuis près de vingt ans, de se
« bidonvilliser. »
Pendant que le taxi dévalait
rapidement la route pentue qui fait la jonction entre ce faubourg et le
Centre-ville, Serge pensait au problème qu’il devra résoudre dans un proche
avenir. Comment en effet se rapprocher de Claudine sans nuire à Paola et
éveiller ses soupçons? Bien sûr, il ne lui déplairait pas de pouvoir mettre fin
à son séjour à l’étranger, loin des siens; mais cela ne pouvait se faire sans
un minimum de garanties concernant la sécurité de la famille. Or, dans les
circonstances présentes, il n’avait aucune perspective à offrir. Il était donc
sûr d’une chose : la satisfaction des désirs qu’il portait en lui allait
nécessairement impliquer un risque grave pour la tranquillité de la vie
familiale.
Il admirait, au passage, la
subtilité de Claudine. Sans en avoir l’air, à moins qu’elle n’en eut tout
simplement pas conscience, elle avait, au détour de ses propos, indiqué la
direction qu’il devait prendre. À cet égard, il lui semblait généralement que
le discours de Claudine ne pouvait que ruiner une conviction d’André Maurois
selon laquelle « On n’aime pas une femme pour ce qu’elle dit : on
aime ce qu’elle dit parce qu’on
l’aime » Après que Claudine eut obtenu avec autant de difficulté sa libération et l’eut accueilli avec si peu
de ressentiment, il lui devait bien de se mettre en difficulté pour elle…
Le taxi se rapprochait de la
demeure de ses parents. Dans environ cinq minutes, il devrait être parvenu à
destination. Par une sorte d’osmose au plan des représentations mentales, il se
délesta de Claudine et des nuages qu’elle lui inspirait, pour laisser la place
à des préoccupations relatives à Paola. Et comme le vent qui entre par la porte
qu’on a entrebâillée, avec l’image de sa femme, rentrait en même temps le
sentiment de sa culpabilité d’avoir manqué à son engagement vis-à-vis d’elle,
voire, d’avoir connu du plaisir, au moment précis où elle se débattait dans les
affres de l’anxiété au sujet de Daniel.
Son premier réflexe était
d’appeler à Montréal aussitôt arrivé, mais comment justifier un tel geste à une
heure du matin aux yeux de sa femme? Comment ne serait-elle pas perturbée à
cette heure, vu ses difficultés habituelles à se rendormir? Après avoir supputé
les conséquences positives et négatives de son propos, il convint à nouveau, de
tout renvoyer au lendemain. En attendant, comme auparavant, il fut incapable de
trouver le sommeil, ressassant mille situations susceptibles de survenir, selon
qu’il poserait tels gestes, pris telles décisions plutôt que d’autres, compte
tenu des problèmes et des circonstances analysées.
Au matin, anticipant
l’absence de Paola pour la journée, il eut la présence d’esprit d’appeler avant
son départ. Au son de sa voix, il comprit qu’elle n’était pas de bonne humeur.
Avec tous les messages qu’elle avait laissés depuis deux jours, elle aurait cru
qu’il appellerait plus tôt. Où était-il passé? Pourquoi avoir attendu si
longtemps? C’est que le bébé avait dû être hospitalisé. En pareille
circonstance, elle aurait tellement aimé, à défaut de compter sur sa présence,
qu’elle puisse lui parler. Mais elle avait attendu en vain…
En réponse, Serge avait
essayé d’indiquer qu’il n’avait pas reçu les messages. Mais il n’insistait pas
trop là-dessus car, à la vérité, il était rentré trop tard pour pouvoir y
répondre. Aussi, sentant que Paola décolérait à peine, se contentait-il
d’indiquer qu’il allait faire l’impossible pour avancer la date de son retour.
En raccrochant le téléphone,
il était agité par plusieurs sentiments à la fois qu’il n’avait pas envie
d’analyser en détail. Bien sûr, il se sentait coupable vis-à-vis de sa femme et
de son enfant, mais les sentiments confus dans lesquels il était baigné,
semblaient être faits d’éléments beaucoup plus disparates. Ainsi, lui était-il
resté un grand malaise intérieur qui le rendait incapable de prendre goût à
quoi que ce fût. Même un rendez-vous pris auparavant avec Claudine ne
pouvait échapper à sa volonté d’annuler toutes ses sorties en ville. Cela
fit le bonheur de ses parents qui appréciaient de l’avoir en leur compagnie,
pendant toute la journée. Pourtant, sa mère ne tarda pas à comprendre qu’il y
allait d’un problème et s’en avisa auprès de lui.
--Ton père et moi, nous sommes
contents de t’avoir avec nous aujourd’hui, mais nous avons l’impression que tu
es très soucieux. Est-ce que c’est au sujet de Daniel? Va-t-il mieux
maintenant?
--Oui, il va mieux. Il est
sorti de l’hôpital où il avait passé trois jours. Paola était un peu dépassée
par les événements…Je ne pouvais pas prévoir que le moment ne serait pas
approprié pour m’éloigner de la maison…
--Nous ne connaissons pas encore Paola, mais
nous avons l’impression qu’elle est très débrouillarde et que tu t’en fais
trop. Après tout, on ne peut pas dire que tu exagères dans tes voyages!
--Tu as peut-être raison Maman.
--A propos, vas-tu nous l’amener?
Si tu y tiens, il ne faudra pas attendre longtemps car nous risquerions de ne
plus être là pour la recevoir.
--Je ne suis pas inquiet pour
toi Maman. Tu as assisté à bien des événements et il te reste encore à en voir
avant de t’en aller, crois-moi!
--Que le ciel t’entende mon fils! Pas trop cependant, car
vivre longtemps et dans la dépendance extrême n’est pas vivre. Plutôt mourir
dans de telles conditions…
CHAPITRE
XXI
Les jours avaient passé.
Cela faisait près de quatre ans que Serge et Paola avaient quitté New-York.
Chacun dans sa sphère d’action avait quelque chose à fuir de cette cité
tentaculaire. Pour Serge, c’était, bien entendu, l’armée, alors que pour Paola,
il était question de la police secrète haïtienne. Les deux avaient des raisons
de croire que leur vie était en danger. Mais avec le temps et leur éloignement
de New-York, ils avaient, peu à peu, baissé leur garde, d’autant que vivant sur
cette presqu’île à Montréal, le lieu leur paraissait idéal pour se distancer
physiquement et psychologiquement de leurs poursuivants éventuels. A part
quelques épisodes familiaux, pas toujours positifs que connaissaient tous les
couples et une certaine nostalgie, ils coulaient, dans l’ensemble, des jours
heureux.
A l’époque dont il s’agit, Paola
était enceinte et Daniel avait trois ans. Admis à la maternelle d’une école du quartier, l’enfant venait de mettre
le pied sur la première marche du long processus de son éducation. A deux
reprises, l’occasion s’était présentée pour le couple de retourner à New-York,
mais il avait cru plus prudent de s’en abstenir. Bien que la vie ait eu ses
aspects idylliques dans leur village, la contrainte que Serge et Paola
s’imposaient de passer inaperçus, les avait portés à déserter les milieux
fréquentés par leurs compatriotes. Dans un laps de temps relativement court,
les inconvénients d’un tel isolement pouvaient être supportables, mais quand
cette contrainte durait plusieurs années, il était normal qu’elle fût vécue
comme une absence de liberté. Sur ce point, le mari et la femme se retrouvaient
sur la même longueur d’ondes. Pour cette raison, en dépit des risques du
retour, ils n’arrêtaient pas de considérer cette hypothèse, en souhaitant
tomber sur une opportunité qui la rendrait suffisamment favorable pour devenir
un projet. C’est dans ce sens que Paola avait fini par se réconcilier avec
l’idée du dernier voyage de son mari. Au-delà d’autres objectifs que ce projet
remplissait pour ce dernier, c’était d’abord pour elle, l’occasion
d’expérimenter la viabilité du retour éventuel de la famille.
Mais Serge n’était revenu
avec rien de bien décisif. Bien sûr, l’insécurité prévalait encore. La preuve
en est que le jour même de son arrivée, il avait été arrêté et jeté en prison.
Mais le régime n’était pas aussi inflexible que par le passé. Des choses
avaient changé puisqu’il avait été relâché sous la pression de ses amis. Par
ailleurs, si on avait voulu le zigouiller comme auparavant, on ne l’aurait pas
laissé partir. Il avait donc gardé l’impression, ce en quoi Paola était
d’accord avec lui, que le risque du retour, sans être neutralisé, n’était pas aussi grand qu’il faille laisser
tomber le projet. Aussi, sans prendre les dernières décisions à cet effet,
celles qu’ils prenaient ne tenaient pas moins compte de cette échéance
indéterminée.
On était dans le contexte de
telles dispositions quand un événement inattendu vint précipiter les choses. En
effet, alors que ce matin-là, Serge était seul à la maison, un appel
téléphonique le sortit, prestement, de sa délectation d'un texte de Fernando
Pessoa. Il émanait de nulle autre que de Claudine elle-même. Elle lui annonçait
la mort de son père survenue, il y a deux jours, d’une embolie cérébrale.
Serge était consterné par la
nouvelle. C’était le genre d’événement auquel il n’avait jamais pensé. Tout à
coup, Claudine lui apparut comme une orpheline et il eut la même pensée à son
sujet que s’il se fut agi d’une fillette de dix ans. Il lui exprimait ses
condoléances de cent façons, mais cela ne lui suffisait pas. Il aimerait
pouvoir faire quelque chose pour traduire la compassion qu’il avait pour elle,
mais aucune inspiration ne lui était venue. Et Claudine lui avait alors
dit :
--Il est possible que je puisse t’en donner l’occasion à cet égard.
Sur quoi, interloqué, Serge
avait répondu :
--De quelles façons?
Mais, avant de lui dire adieu,
elle s’était contentée de répondre :
--Je te le dirai en temps voulu. Rappelle-moi dans cinq jours après les
funérailles.
Serge ne comprenait rien à
son discours, pas plus qu’il fallût attendre cinq jours pour en saisir quelque
chose. Le fait d’être atterré par la douleur de son amie, le caractère
hermétique des propos de cette dernière
et la décision qu’elle avait prise de l’appeler, ne l’avaient pas favorisé à
avoir des idées claires. Ce dernier élément en particulier le taraudait. Comment
avait-elle pu songer à pareille initiative? Il ne lui en avait pas fait la
remarque, mais toute la conversation s’était déroulée sous cette idée
obsédante. Sans le hasard de l’absence de Paola, il aurait été aux prises avec
un problème de taille : sa femme aurait vu rouge de savoir qu’il parlait à
Claudine. Pourtant, il connaissait cette dernière comme très perspicace; elle
n’aurait pas manqué d’anticiper les conséquences de son appel. Pourquoi
l’avait-elle fait malgré tout? Avait-elle voulu faire exprès, provoquer les
événements, faire advenir des situations qui, autrement, risqueraient de ne
jamais se présenter?
Pendant longtemps, Serge
resta devant la fenêtre à se casser la tête sur cette question, et à vibrer, à
l’unisson, avec Pessoa sur le thème de l’intranquillité.
Allait-il communiquer à Paola la nouvelle de la mort de M. Saint-Pierre? De
prime abord, l’idée lui apparaissait presque absurde, mais à la réflexion, il
n’était pas certain qu’elle ne dût être
reconsidérée. Finalement, il était tellement accaparé par cette question que la
revue littéraire lui tomba des mains. Quand une demi-heure plus tard, la clé de
Paola tourna dans la serrure, il n’avait pas encore pris sa décision, mais il
comprit qu’il allait simplement s’abstenir de faire allusion à la mort de M.
Saint-Pierre, histoire de ne pas perdre à tout jamais sa quiétude.
Mais si Serge avait des
illusions sur la manière de parvenir à sa tranquillité d’esprit, il avait tôt
fait de comprendre que les cinq jours d’attente, avant d’en savoir plus long
sur les idées de Claudine, n’allaient pas être une contribution afin de
parvenir à cette fin. De fait, tantôt pensif, tantôt absent, pendant que Paola
lui parlait, son comportement n’avait pas manqué d’intriguer cette dernière qui
lui en fit la remarque.
--Peux-tu me dire à quoi tu penses? Depuis hier, j’ai l’impression que
je te fais descendre des nuages chaque fois que je t’adresse la parole…
--Je ne pense à rien
d’important, dit Serge, j’ai seulement un peu de fatigue : pas assez dormi
hier soir.
--Je te connais assez Serge pour savoir que quelque chose te préoccupe.
Est-ce en rapport avec ma grossesse? Moi aussi, je suis préoccupée. Mais, en
attendant de subir les examens, je tâche de ne pas me mettre martel en tête. La
nature du problème n’est pas encore claire.
--J’espère qu’il n’y a rien de grave, dit Serge. Es-tu sûre que
l’échographie, dont il est question, ne sera pas dangereuse pour le fœtus?
--Le médecin m’a rassurée à ce sujet. Il paraît qu’il a déjà fait des
centaines de diagnostic par ce moyen…
--Malgré tout, j’aimerais lui parler avant, si possible.
Très tôt le lendemain, le
couple se présenta à l’hôpital. Mais il n’avait pas fallu bien longtemps à
Serge, avant de savoir que sa femme devait, d’urgence, subir une intervention
chirurgicale : l’échographie avait révélé que le fœtus n’était pas viable.
Paola croyait, pour sa part, qu’il s’agissait d’un euphémisme, pour n’avoir pas
à dire qu’il était mort. Par le confus malaise antérieurement ressenti, elle en
avait envisagé l’hypothèse, sans avoir osé la partager avec son mari. Autant
dire que le diagnostic ne l’avait pas surpris exagérément. En tout cas,
beaucoup moins que Serge qui, sans trop savoir pourquoi, n’arrivait pas à se
défaire d’un sentiment de culpabilité, comme s’il aurait dû faire quelque chose
pour prévenir le malheur de sa femme.
Forcément, la situation
familiale avait relégué bien loin l’obsession de Serge en ce qui concerne
Claudine. N’était-ce, par hasard, l’utilisation d’un coupe-papier que lui avait
donné cette dernière, il y a longtemps, il n’eût pas pensé à l’appeler comme
prévu, Aussi, avant d’aller voir Paola à l’hôpital comme il se proposait de le
faire, composa-t-il le numéro de Claudine.
Elle était ravie d’entendre
la voix de Serge. Elle avait vu défiler les heures à l’horloge et commencé à se
demander s’il allait finalement appeler. Aussi, sans aller par quatre chemins,
lui offrit-elle le poste de directeur de La Maison Saint-Pierre dont elle était
devenue l’héritière. Et avant que Serge ne réagît, elle lui demanda de prendre
son temps, si cela pouvait lui permettre d’y répondre positivement, sachant que
si la réponse devait être négative, elle reviendrait à la charge cent fois,
s’il le fallait. En attendant, elle espérait que Serge la contacterait au cours
des deux prochaines semaines pour l’informer de sa décision.
Après avoir raccroché le
récepteur, Serge était en proie à un sentiment complexe d’enthousiasme et de
gratitude à l’égard de Claudine, mais aussi d’angoisse devant les répercussions
que son acceptation éventuelle pourrait avoir sur sa famille.
Il était indéniable que Paola
serait heureuse que la famille eût l’opportunité de rentrer au pays, mais
comment lui dire qu’elle devrait cette opportunité à Claudine elle-même? Par
ailleurs, comment lui cacher la vérité, en courant le risque qu’elle en soit
informée par d’autres? Mais, par-dessus tout, comment ne pas voir que
l’acceptation de cette proposition entraînerait avec elle, la détérioration des
rapports du couple et même son intégrité totale?
En allant à l’hôpital voir Paola,
qu’il trouva relativement bien, compte tenu des circonstances, il n'osa rien
lui dire de la conversation qu’il venait d’avoir. Et encore pénétré des risques
qu’une décision positive ferait courir à l’équilibre psychologique de sa femme,
il avait pour elle une tendresse particulière qui allait plus loin encore, que
celle qu’il avait normalement du fait de sa maladie.
Revenue à la maison, Paola
poursuivit sa convalescence pendant quelques jours, avant de reprendre le
travail. Au cours de cette période,
Serge se laissait gagner par une morosité que Paola imputait à l’échec de sa
grossesse. Elle trouvait quand même curieux que son mari en ait été plus
affecté qu’elle, mais elle voyait une justification dans sa crainte
particulière qu’ils ne puissent plus avoir d’autres enfants.
C’est sur ces entrefaites
que le jour arriva où Serge devait contacter Claudine. Ce lui fut, ce jour-là,
comme les jours précédents, un débat terrible. Tout le poussait à accepter la
proposition de Claudine et, pourtant, il se voyait obligé de décliner son
offre. Dès qu’il commença à parler, Claudine comprit clairement les termes de
son problème. Aussi, n’insista-t-elle pas pour essayer de le convaincre, lui
faisant savoir, au reste, qu’en ce qui la concernait, cette décision n’était
pas définitive.
Quand le lendemain, Paola
était appelée au téléphone, Serge qui n’était pas loin, ne manqua pas de capter
sa grande surprise. Il y avait de quoi en effet, car son interlocutrice n’était
autre que Claudine elle-même. Elle avait demandé à Daniel de lui passer sa
maman à qui elle se présenta comme l’ex-fiancée de Serge, frôlant d’un cheveu
le risque de faire dérailler l’entretien. Elle poursuivit, en expliquant à une Paola
de plus en plus interloquée, que Serge serait probablement devenu son mari, si
le destin n’en avait disposé autrement, c’est-à-dire, en l’occurrence, en sa
faveur. Au tout début, disait-elle, elle était révoltée contre le sort qui leur
était fait, mais avec le temps, et surtout, depuis qu’elle a appris que Serge
s’était marié et heureux en dehors d’elle, elle avait pris son parti et choisi
de ne plus l’attendre.
Cette décision,
continua-t-elle, n’avait, néanmoins, pas changé d’un iota la perception qu’il
avait de lui. Malgré tout, c’était la personne en qui elle avait le plus
confiance, à cause de son intégrité et de ses capacités personnelles. Voilà
pourquoi il ne lui était pas difficile de penser à lui, à la mort de son père,
pour lui succéder à la tête de l’entreprise familiale. Elle lui avait fait
l’offre récemment et il avait refusé. A l’évidence, Serge n’avait pas dû lui en
avoir parlé, car, c’était à cause d’elle qu’il avait décliné l’offre. C’était
en tout cas, son point de vue qu’elle pouvait toujours vérifier auprès de
l’intéressé lui-même. Si sa déduction est juste, comme elle le croyait, elle
devenait, par le fait même, l’arbitre de
la situation. Il dépendait d’elle qu’il refuse ou accepte un défi qui, assurément, ne
manquerait pas de l’enthousiasmer. Elle terminait en lui laissant son numéro de
téléphone pour qu’elle la rappelle, si elle le jugeait à propos.
En raccrochant le téléphone,
Paola resta un moment interdite. Plusieurs choses lui trottaient à l’esprit en
même temps. Elle sentait qu’elle avait des choses à dire à son mari, mais elle
ne savait par quel bout commencer. Et puis, elle avait confusément l’impression
d’être prise dans une dynamique dont elle ne contrôlait pas le mécanisme et pas
davantage l’issue. Mais, par-dessus tout, ce qui la frappait, c’est l’assurance
de cette femme qui n’avait pas craint de la relancer chez elle pour lui parler
de son mari qui aurait pu être le sien…Elle aurait dû savoir que cet élément
fait d’elles des rivales potentielles, mais cet aspect de la situation, elle
s’en rendait compte, n’avait pas été suffisant
pour modérer ses ardeurs et changer son initiative. Il y avait là
quelque chose qui s’apparente à une rare outrecuidance et qui lui faisait peur.
C’est Serge qui la sortit de
ses réflexions en lui demandant qui l’avait appelée. Toujours songeuse, elle
répondit, un tantinet effarée : c’est Claudine…Claudine qui me parlait
d’une offre qu’elle t’avait faite…
Serge qui s’apprêtait à
aller autour du village avec Daniel, comprit qu’il devait renvoyer ce projet à
plus tard et entreprit de connaître en détail, le contenu des échanges entre
les deux femmes. Il ne verbalisa pas ses opinions, mais ne trouva pas moins que
l’initiative de Claudine était tout à fait en accord, avec le nouveau personnage
qu’il avait découvert, lors de son dernier voyage. Au fond, il était tout à
fait heureux de la tournure des événements. Il n’aurait jamais pu parler de
l’offre de Claudine à Paola. Mais, maintenant qu’elle était au courant et
qu’elle devait, elle-même, décider de l’orientation que la famille prendrait,
c’était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Mais Serge était loin de se douter
que sa décision viendrait si vite.
--Ce sera non pour le retour au pays dans une telle circonstance.
Plutôt mourir en exil…
Sur ce, Serge prit le bras
de Daniel et s’en fut longer l’allée du bord du fleuve, à regarder les
plaisanciers dériver, lentement, à côté des bolides qui, de temps à autres,
faisaient soulever des montagnes d’eaux et imprimer un mouvement de ressac qui
dérangeait les pêcheurs à la ligne.
La trompe d’un paquebot fit
tourner la tête aux badauds adossés au parapet et étonnés de ne rien voir à
l’horizon qui le suggérât, jusqu’à ce qu’ils comprissent que ce paquebot
n’était autre que la voile qui glissait timidement le long du fleuve, dans un
cas manifeste de fausse représentation.
Quand deux heures plus tard,
Serge et son fils revinrent à la maison, Paola n’était plus cette
personnification de l’indignation. Il fut surpris de l’entendre lui susurrer,
dès qu’il eut mis le pied sur le seuil de la maison :
--Contrairement à mon opinion de tantôt, je crois que tu devrais
accepter l’offre.
Serge s’apprêta à s’enquérir
des raisons d’un tel revirement, mais, à la dernière seconde, il se ravisa.
Avait-il compris que la réponse à sa
question risquait d’ouvrir des vannes qu’il préférait voir se fermer? Toujours
est-il qu’il crut opportun de renvoyer à plus tard une telle clarification. En
attendant d’en savoir plus long sur ce qui lui parut comme un acte instantané
de sublimation, c’est à son aménité coutumière que Paola battit le rappel,
comme si l’intervention inopinée de Claudine dans la sérénité du couple,
n’était pas une grosse pierre jetée dans la mare familiale.
Paradoxe étrange, alors que
Serge devrait se féliciter d’une situation qui, contre toute attente, ne
faisait pas de vagues, il restait néanmoins bloqué sur le comportement
énigmatique de sa femme. Comment comprendre son changement d’attitude et
d’opinion? Craignait-elle que la situation créée par sa première réaction
n’empoisonne le climat conjugal et aboutisse à un terme qu’elle voudrait
éviter? Estimait-elle qu’il lui serait plus facile de combattre les fantômes
qui assiégeaient son couple à visière levée, plutôt que de se condamner à mener
une lutte sourde de guérilla? Au contraire, après avoir fait le tour de la
question, sa nostalgie l’avait-elle emporté sur la crainte que le retour en
Haïti ferait peser sur l’intégrité de son couple?
Quoi qu’il en soit de la
bonne question, ne pas pouvoir l’identifier et s’y ajuster par le fait même,
lui créait une anxiété qui s’était prolongée tout au long de la semaine, au
cours de laquelle, à plusieurs reprises, il avait essayé de forcer l’armure de
silence de Paola. Mais quand elle comprit que son silence entraînait chez
Serge, l’abstention de toute démarche en rapport avec l’offre de Claudine, elle
accepta de s’ouvrir à son mari.
La veille de l’appel de
Claudine, dit-elle, j’avais fait un rêve qui devait être complètement oublié.
Il a fallu cet appel pour qu’il me revienne à l’esprit. Nous jouions dans le
parc, toi, Daniel et moi, quand retentissait non loin de nous la sirène d’une
ambulance. Ce signal, joint à d’autres bruits de la ville, créait un vacarme
ahurissant, pendant qu’un aigle plongeait droit sur nous. Le temps de voir et
de comprendre ce qui se passait, tu as été enlevé par le rapace dont les cris
lugubres nous glaçaient le sang. Et avant qu’on te perde de vue dans les airs,
l’oiseau se changea en une femme que je n’avais jamais vue avant. Nous étions
malheureux, Daniel et moi, d’avoir assisté à ton enlèvement sans rien pouvoir
faire et avec l’impression que nous te verrions jamais. Nous avions continué à
jouer après ta disparition, mais sans aucun entrain. C’est là-dessus que je
m’étais réveillée.
Au moment de ma première
réaction, j’avais oublié mon rêve. C’est à se demander comment cela pouvait
être possible. Pourtant, pas une fois, je n’ai été visitée par l’ombre de ce
souvenir. C’est un peu plus tard, après votre départ, Daniel et toi, qu’il
s’est imposé à moi. J’ai passé alors près de deux heures à le scruter sous tous
ses angles, essayant de le lier à notre nouvelle réalité et de lui trouver un
sens. Il m’apparaissait alors que j’étais confronté à un destin qui a pris la
forme de ton enlèvement ou de la brisure de notre famille. Je pouvais ne pas
aimer ce que je voyais et, d’ailleurs, je ne l’aimais pas, mais avais-je les
moyens d’empêcher qu’il advînt? J’ai compris, à ce moment, qu’un raidissement
inexorable par rapport aux signes du destin consacrerait le plus sûrement mon
échec, en vue de sauver l’intégrité de mon couple et de ma famille. Aussi, me
semblait-il préférable de fléchir en acceptant des compromis, plutôt que de
rompre par trop de rigidité. Voilà pourquoi j’ai gardé le silence sur le
processus de ma réflexion. Je ne voulais pas que l’acceptation de mon
changement d’attitude fût perçue comme celle de tous les compromis possibles.
En dépit de ces propos,
Serge n’était pas rassuré. La discussion autour de cette question s’était
poursuivie longtemps quand, au bout d’une heure, en présence de Paola, Serge
composa le numéro de Claudine, à qui il annonça sa décision d’accepter son
offre. Il prit garde de manifester le plaisir que la nouvelle fit à l’autre
bout du fil, obtenant de savoir qu’il serait attendu dès le lendemain, si
c’était possible, mais qu’on serait, au demeurant, capable de
l’attendre « le temps que cela prendra » pour boucler toutes ses
affaires avant de rentrer en Haïti.
A compter de ce moment,
tout s’était passé comme si le nœud gordien avait été tranché et qu’on ne
pouvait plus revenir en arrière. La fin de l’exil de l’un et de l’autre était
censée autoriser tous les espoirs d’un lendemain meilleur. Cette attitude
s’accompagnait, notamment dans le cas de Paola, d’une sorte de négation de la
réalité ou plutôt de son morcellement, laissant dans l’ombre de sa conscience
les aspects qu’elle ne voulait pas confronter.
Dès le lendemain de la
grande décision, des mesures furent prises en vue d’accélérer le processus du
retour. Des avis de départ furent donnés aux employeurs de même qu’au
propriétaire de la maison, sans compter les multiples petites démarches
nécessaires dans la circonstance. A cette occasion, Paola indiqua que son
seul regret sera de quitter son village adoré, ce en quoi, Serge
était sur la même longueur d’onde qu’elle. Le désir du retour, très contenu
dans les circonstances, mais néanmoins très fort, n’a pas été capable de neutraliser ce sentiment…
Ainsi en va-t-il de la complexité de l’âme humaine!
Dans cette atmosphère
psychologique, le temps passa très vite. L’un et l’autre avaient encore la tête
bourdonnante des mille petites choses à régler quand le jour du départ arriva,
refoulant les attitudes de méfiance et de crainte des interactions avec
d’autres compatriotes dans les limbes du souvenir. L’obtention de leur visa de
retour qui s’annonçait comme une épreuve cruciale, s’était réalisée plus
facilement que prévu à cause du consul alors en place et qui avait ses raisons
d’accueillir favorablement leur demande. Serge et Paola étaient encore à
Montréal et, déjà, ils n’avaient plus peur de se démasquer, ni de crainte de la
police militaire étatsunienne, ni de celle, politique, d’Haïti, comme si leur
départ venait clore à tout jamais le
chapitre de leur vie à l’étranger.
C’est donc dans de telles
dispositions qu’ils débarquèrent à Port-au-Prince, en plein cyclone, comme pour
une catharsis climatologique et culturelle. Il ne manquait ni le black-out réglementaire,
ni l’inondation de certains quartiers de la ville avec son cortège de misères
pour les résidants. De plus, il fallait compter, à travers le pays, avec des
dizaines de rivières en crue, des centaines de maisons démolies et un nombre
plus considérable encore de champs dévastés et de routes défoncées…
CHAPITRE XXII
Inutile de dire que la joie
de Mme Valcour était grande de voir arriver Serge et sa famille. Depuis la mort
de son mari, elle menait une vie retirée et mélancolique. La venue de ceux à
qui elle tenait le plus au monde, lui donnait des ailes et la fit oublier les
rhumatismes qui, jusque-là, handicapaient sa solitude. Aussi loin qu’elle
regardait dans le passé, c’est la première fois que sa grande maison était
habitée par les jeux et les cris d’un enfant et ce dernier semblait s’être
donné comme objectif, de marquer sa présence d’une manière particulièrement
éloquente. Nombre de stimuli originaux se disputaient son attention et, au
premier chef, les petits voisins appâtés par la venue inopinée d’un des leurs.
Ils n’avaient de cesse de le visiter, de partager ses jeux et de l’entraîner
dans leur périple polisson autour du jardin.
Dès le lendemain de son
arrivée, Serge avait tenu à prendre contact avec Claudine. Cette dernière était
heureuse d’avoir de ses nouvelles et de savoir que tout allait bien pour lui malgré le cyclone. Elle disait
espérer le voir au bureau prochainement, afin de le présenter aux employés. Par
la suite, elle demanda à parler à Paola à qui elle souhaita la bienvenue au
pays. Elle profita pour lui assurer de sa disponibilité pour toute aide qu’elle
pourrait avoir besoin, en attendant de se retrouver, si nécessaire, dans les
habitudes du pays. Après quoi, au moment de prendre congé, Paola la remercia de
sa bienveillance à son égard.
Le jour suivant, quand Serge
quitta sa famille pour se rendre à la maison de commerce, Paola eut le premier
pincement au cœur depuis son arrivée. Elle prenait conscience, tout à coup, que
son acceptation du rôle que son mari était appelé à jouer auprès de Claudine,
ne la guérissait pas de la douleur pernicieuse qu’elle avait d’abord ressentie
à Montréal. Toute une partie d’elle-même se rebiffait encore contre cette
situation. Et cela lui était d’autant plus insupportable que sa rivale, en
l’occurrence, ne se donnait pas comme telle, semblant, au contraire vouloir
gagner à elle, son mari, bien entendu, mais aussi le reste de la famille, y
compris elle-même.
De fait, pendant que Serge
faisait l’apprentissage de son rôle de directeur, Paola se voyait offrir de
rallier le comité de direction de Bel
espoir. La façon dont l’offre avait été faite ne manquait pas d’intérêt.
Un après-midi, pendant que
Serge s’initiait aux activités de l’entreprise, Claudine qui avait
préalablement annoncé sa visite, se présenta chez les Valcour.
Au temps de ses fiançailles
avec Serge, les rapports de Claudine avec M et Mme Valcour étaient très
affectueux. Ces derniers la considéraient déjà comme leur fille et rien ne
semblait devoir empêcher la réalisation du projet de mariage.
Quand intervint la rupture
des relations entre les fiancés, Claudine s’était retournée vers les Valcour
pour avoir des nouvelles de Serge, mais eux non plus n’en savaient rien.
Revenant ultérieurement sur cette période sombre de sa vie, Serge devait leur
expliquer qu’il avait connu des difficultés de communication, mais qu’il avait
aussi voulu couper les ponts temporairement, pour ne pas avoir à leur dire des
choses qui leur feraient plus de mal que
son silence.
Un peu plus tard, quand ses
parents apprirent son mariage avec Paola, ils espéraient qu’ils allaient être
heureux ensemble, mais ils avaient la mort dans l’âme pour le sort de Claudine. A cause de cela, entre autres, elle
avait continué à occuper une place importante dans leur cœur et aussi dans leur
vie. Dans l’intervalle, Mme Valcour avait appris à connaître sa bru qu’elle
trouvait gentille et très belle sans avoir réussi à oublier Claudine.
C’est donc dans ce contexte
psychologique que les trois femmes se rencontrèrent. Paola n’avait pas eu de
mal à comprendre, dès le début, que les rapports de Claudine et de sa
belle-mère étaient marqués au coin d’une profonde affection et elle saisit, en
écoutant leurs échanges de propos, la nature de cette relation, mieux qu’aucun
discours ne saurait jamais le faire.
--Comment vas-tu aujourd’hui Mamie? dit Claudine. Est-ce que tes
nouveaux médicaments sont plus efficaces?
--Je le crois un peu.
--Arrives-tu à mieux dormir?
--Oui. Ta question me fait prendre conscience que depuis deux nuits, je
ne suis plus réveillée par des spasmes aux bras et aux mains...
--N’oublie pas…Avant de terminer entièrement tes médicaments,
rappelle-moi de renouveler ton ordonnance.
--Je te remercie beaucoup, ma fille.
Et, s’adressant à Paola
comme pour se dédouaner d’un rapport privilégié avec Claudine, elle dit
sentencieusement :
--Les voies du Seigneur sont insondables. Pendant des années, quand
nous n’avions, mon mari et moi, aucune nouvelle de Serge, c’est Claudine qui
ravivait chez nous la flamme de l’espoir! C’est à ce moment que nous avons
compris que Dieu nous avait envoyé la fille que nous n’avions jamais eue…
--C’est curieux que vous disiez cela Mamie! Mon père croyait pour sa
part que vous étiez pour moi la mère que je n’ai jamais eue…
--Je suis heureuse
qu’il en ait été ainsi pour vous, dit Paola. Le dicton a raison de prétendre
que parfois un voisin est plus précieux qu’un fils éloigné.
Mme Valcour et Claudine ont dû, chacune,
trouver l’analogie un peu bancale pour la situation considérée, mais elles se
sont abstenues de faire des commentaires qui seraient mal interprétés.
Puis, changeant, tout à coup,
l’orientation de la conversation, Mme Valcour s’informa auprès de Claudine de
ses activités charitables.
--Cela connaît des hauts et des
bas, dit-elle, mais dans l’ensemble, on peut dire que ça va bien. Alors que je
n’ai pas encore remplacé Chantal qui est allée se fixer le mois dernier à
New-York, ce mois-ci, c’est de Léonore dont je dois déplorer le départ. Son
mari a été nommé consul à Madrid.
--Je ne connais pas encore les
projets de Paola, dit Mme Valcour, mais pourquoi ne pas l’inviter à se joindre
à vous dans cette œuvre si importante?
--Vous lisez dans mes pensées,
Mamie. L’un de mes objectifs en venant ici cet après-midi, c’est, entre autres,
de la rencontrer à ce sujet.
Et se tournant vers Paola, elle lui
dit :
--Voudras-tu te joindre à nous
au Bel espoir?
--J’ai une idée assez vague de
ce dont il s’agit, répondit Paola. Peux-tu me donner des informations à ce
sujet?
--Où ai-je la tête? Peux-tu
m’en excuser? On parle tellement de Bel
espoir que, des fois, j’oublie que tout le monde n’est pas nécessairement
au courant de quoi il retourne. D’autant que tu viens à peine d’arriver…
Et tout de suite, elle se lança avec
passion sur le sujet, évoquant la dégradation générale du pays et la situation
particulière de la cité Z qui les avait émues, elle et quelques amies. Pour lui
venir en aide, elles avaient décidé de mettre sur pied une œuvre de
bienfaisance appelée Bel espoir,
voulant indiquer la dimension complémentaire de l’œuvre en attendant autre
chose. Au début, l’aide répondait aux besoins les plus primaires des familles
ayant des enfants en bas âge. Par la suite, au fur et à mesure de
l’augmentation de nos ressources, elle s’était
étendue à des franges plus larges de la population de cette cité, en
même temps que s’élargissait la gamme des services offerts.
Ce préambule fut suivi d’une présentation
des différentes stratégies pour recueillir les fonds nécessaires au
fonctionnement de Bel espoir ainsi
que les méthodes de distribution de l’aide aux familles démunies. C’est à ces
activités que le comité de direction employait le plus clair de son temps, de
son énergie et de son imagination.
Pour plus de renseignements, elle lui
remit une brochure qui contenait l’essentiel des activités et des réalisations
de Bel espoir ainsi que la politique
de fonctionnement de l’organisme.
Paola la remercia de ses prévenances à son
égard et manifesta le désir de prendre le temps de réfléchir à la proposition,
puis, on passa à d’autres choses. Mme Valcour fit remarquer que les départs de
son comité ne pouvaient arriver à pire moment. Car le vide créé par la mort de
M.Saint-Pierre, s’il était d’abord affectif et émotionnel, était aussi dans le
besoin d’assurer la stabilité et la continuité de La Maison Saint-Pierre dans une conjoncture économique
difficile.
--Vous avez raison Mamie. J’ai
essayé d’être au four et au moulin à la fois, mais j’ai vite compris qu’il y
allait, sinon de ma santé, du moins de celle des entreprises dont j’ai la
charge. Heureusement que Serge a accepté de prendre la relève de mon père.
Sinon, je ne sais pas ce que j’aurais fait…
--Quel âge avait votre père
quand il est mort? s’enquit Paola.
--Mon père est arrivé au seuil
de la vieillesse sans y entrer. Il est mort à 66 ans.
--Je vous comprends, car mon
père est encore vert à 71ans. Je m’attendais, après des années d’absence, à
retrouver quelqu’un de courbé et de ratatiné. J’ai retrouvé le même homme droit
et fier que j’ai quitté avec, comme concession au temps qui passe, une certaine
lenteur de mouvement et un blanchissement avancé des cheveux.
--Tu ne sais pas, dis-tu, ce
que tu aurais fait si Serge n’avait pas accepté de remplacer ton
père…Permets-moi d’en douter, dit Mme Valcour. Moi, je crois que tu aurais
surmonté les difficultés comme tu l’as fait jusqu’à présent. Dans la décision
que tu as dû prendre, je vois plutôt le signe de la Providence. Il fallait le
concours de circonstances et de décisions comme celles que tu as prises pour
que je puisse revoir mon fils et sa famille. J’avais beau sentir ton soutien
Claudine, mais, après la mort de mon mari, je n’aurais pas pu subir longtemps
la rigueur de la solitude. Maintenant, entourée comme je le suis, je me sens
revivre.
--Comme tu dis, Mamie, les
voies du Seigneur sont insondables…Quoi qu’il en soit, si ce que tu penses est
vrai, je me félicite d’en être un
élément pour ton bonheur.
--En ce cas dit Mme Valcour, je
doute que je sois la seule concernée. N’est-ce pas Paola?
--Vous avez raison Mamie. Je
pense que Serge voit les événements un peu avec les mêmes lunettes que vous.
--Et comment les vois-tu, toi ?
dit Mme Valcour
--C’est un peu plus compliqué
pour moi. Le sens des choses ne me paraît pas si évident! Là où vous n’avez
qu’à recueillir, comme on ramasse des pépites dans le lit d’une rivière, il me
faut creuser profondément pour essayer de découvrir l’équivalent.
--Je sens dans votre réponse
une sorte de méfiance, voire un tantinet de désapprobation par rapport à notre
perception des événements en question. N’ai-je pas raison de penser ainsi?
--Je ne le crois pas, dit Paola.
J’essaie seulement de caractériser une différence d’attitude que je crois
percevoir.
--Paola vient d’arriver après
bien des années d’absence, dit Claudine, on devrait, Mamie, lui laisser le
temps d’apprivoiser à nouveau le
milieu et de s’ajuster aux
événements…D’ailleurs, l’invitation que
je lui ai faite concernant Bel espoir
n’échappe pas à cette nécessité. C’est pourquoi, je respecte le temps de
réflexion qu’elle veut se donner avant de s’engager.
A ce moment, la porte du salon s’ouvrit
pour laisser passer Serge que personne n’attendait, pas plus Paola que Claudine
ou Mme Valcour. Mais le plus surpris de
tous, ce fut Serge lui-même, qui eut fort à faire pour se donner une
contenance. L’arrivée de Daniel, que Claudine vit pour la première fois, sauva
la situation, en focalisant l’attention sur lui. Claudine lui trouva une grande ressemblance avec son
père et un je ne sais quoi au visage qui tenait singulièrement de sa mère. Et
pendant que l’enfant semblait s’amouracher de cette tante qu’il ne connaissait
pas, Mme Valcour venait à la rescousse des uns et des autres, en orientant la
conversation sur les déshérités du cyclone qui a ravagé, pour la énième fois,
les régions du Sud-Ouest, les villes côtières, ainsi que les quartiers pauvres
de la périphérie de Port-au-Prince.
CHAPITRE XXIII
Six mois s’étaient écoulés depuis le
retour en Haïti de la famille Valcour. Dans l’intervalle, Serge avait dû
digérer très vite beaucoup d’informations relatives à son nouveau rôle de
directeur; n’empêche, son intégration à l’entreprise s’était faite sans heurts.
Au cours de cette période, il avait dû effectuer un voyage en France pour
consolider et développer des relations d’affaires. Il y était allé seul,
contrairement à ce qui était prévu. A l’origine, Claudine devait l’accompagner,
mais elle avait été obligée d’abandonner le projet, en raison d’une pneumonie
qui l’avait forcée à garder le lit pendant quelques jours.
Serge était frustré de n’avoir pas pu
se rendre aux États-Unis d’où dépendait, en grande partie, la croissance de
l’entreprise. Les déserteurs comme lui étaient fichés. Si d’aventure il était
arrêté à l’immigration, il n’avait aucune idée des sanctions auxquelles il
serait soumis. Par conséquent, crut-il sage de s’abstenir de rentrer au pays de
l’Oncle Sam, aussi longtemps que sa situation ne serait pas clarifiée.
Au demeurant, il avait gardé pendant
longtemps un sentiment équivoque de son voyage en Europe. Lors des préparatifs,
il n’avait cessé de renvoyer à plus tard le moment où il devrait annoncer à Paola
qu’il partait avec Claudine. Il savait a
priori que cette information ne manquerait pas de la perturber. Aussi,
jubilait-il presque de n’avoir pas été obligé de l’en prévenir. Déjà, en dépit
de ses efforts pour l’empêcher de laisser son imagination aller à la dérive, à
la seule mention des activités de Claudine dans l’entreprise, la réaction, même
mitigée, était telle qu’il avait conscience de n’avoir pas réussi. Si Paola ne
lui posait pas toujours des questions directes à son sujet, elle n’avait pas
moins une façon insistante et singulière de le regarder qui équivalait bien à
une scanographie et qui en disait long sur tout ce qu’elle avait derrière la
tête. Il avait toujours à l’esprit cette réflexion d’André Maurois, spécialiste
du sentiment amoureux tel qu’il s’est révélé dans Climats: « L’amour supporte mieux l’absence ou la mort
que le doute ou la trahison ».
Pourtant, si heureux de n’avoir pas
été obligé d’évoquer à sa femme le projet de voyage européen de Claudine, Serge
ne pouvait, malgré tout, s’empêcher de regretter que ce voyage n’eût pas lieu.
Il en avait longtemps anticipé le bonheur d’être à Paris avec elle. Mais comme
il lui arrivait souvent, après s’être projeté ainsi en de longs moments, son
sentiment de jubilation devait céder la place à celui de culpabilité surtout au
moment de franchir le seuil de la maison familiale, après sa journée de
travail. Il avait alors vis-à-vis de Paola des prévenances particulières que
celle-ci trouvait suspectes et qui renforçaient davantage sa suspicion et le
côté trouble de leurs relations. Mais en dépit des munitions que n’arrêtait pas
de lui fournir son imagination toujours en éveil, jamais Paola n’avait pu
s’autoriser d’un fait pour confirmer ses craintes.
C’est à ce moment-là de son évolution
psychologique qu’elle prit la décision de rallier l’équipe de direction de Bel espoir. Elle éprouvait, bien
entendu, de la répugnance à côtoyer Claudine à qui elle imputait bien de ses
problèmes. Mais, tant qu’à être obsédée chez elle et pas toujours avec raison,
par ce qu’elle appelait ses menées
souterraines pour déséquilibrer son couple, autant valait être placée en un
lieu où elle pourrait mieux observer ses activités et -qui sait?-peut-être les
endiguer.
Serge réagissait avec appréhension à
la décision de sa femme. S’il était heureux que sa nouvelle orientation lui
apporte une certaine dérivation à ses préoccupations, il avait, néanmoins,
l’impression que cette décision ouvrait la porte à des conséquences
imprévisibles sur le plan de l’équilibre familial.
Au fond, le mari avait autant
d’appréhensions que la femme quant au devenir de la famille; mais l’un et
l’autre n’en voyaient pas les causes probables de la même façon. Pour Paola,
cela était imputable aux activités obscures de Claudine, alors que Serge
craignait plutôt les emportements imprévisibles de sa femme.
Le premier du genre survint lors
d’une réunion de l’équipe de direction de Bel
espoir. Ce jour-là, Claudine absente s’était fait remplacer par un membre
du groupe à la présidence du comité. Il n’en fallait pas plus pour que Paola y
vît la preuve qu’elle accompagnait Serge alors en voyage dans le Nord du pays.
Si elle avait gardé ses craintes pour elle-même, cela n’aurait pas manqué, bien
entendu, d’empoisonner la relation avec son mari, mais cela aurait l’avantage
d’être limité dans l’espace. Mais, prenant ses craintes pour la réalité, elle
en a fait une telle diffusion que la nouvelle parvint aux oreilles de tous ceux
qui gravitaient autour de Bel espoir.
Quand Claudine en eut connaissance,
elle n’avait pas cru bon de réagir. Par tous les membres de son équipe qui la
savaient en congé à la maison, elle estimait superflu d’avoir à rétablir les
faits et considérait plutôt qu’à cette occasion, c’est Paola elle-même qui
venait de perdre sa crédibilité. Néanmoins, cela l’affectait beaucoup pour
plusieurs raisons.
D’une part, c’était la première fois
qu’on enregistrait une telle fausse note dans l’esprit d’équipe de Bel espoir. Jusqu’alors, elle n’avait
qu’à se louer de ses collaboratrices. Elle avait fini par donner à chacune
toute sa confiance. Maintenant que le ver est dans le fruit, il lui faudra
mobiliser à l’unité d’équipe, des énergies qui seraient mieux employées
ailleurs.
S’il s’agissait de se détacher de
n’importe laquelle de ses collaboratrices, l’entreprise serait difficile. Mais
avec Paola qui ne lui était pourtant pas très liée, l’entreprise présenterait
une difficulté supplémentaire. Elle était la femme d’un homme qu’elle aime et à
qui elle ne voudrait pas faire de la peine. Le seul homme qu’elle eût jamais
aimé et qu’elle veut voir plus que jamais à la tête de l’entreprise familiale,
en remplacement de son père.
Elle aimait travailler à ses côtés.
Les choses les plus rebutantes devenaient intéressantes. Avec lui, mieux
qu’avec son père, elle avait pénétré avec aisance les arcanes de l’entreprise,
tandis que, parallèlement, il lui insufflait un dynamisme nouveau.
Il était peut-être trop tôt
pour se prononcer sur les résultats, mais déjà, elle anticipait une croissance
appréciable de la clientèle et des revenus.
C’est dans ce contexte que Claudine
s’était abstenue de faire allusion à Serge des emportements de Paola. Il est
vrai que cela aurait été superflu puisque les frasques de sa femme étaient déjà
parvenues à ses oreilles.
Dans l’intervalle, Claudine ne
changea rien à ses habitudes. En dépit de sa répugnance, elle s’interdisait de
réclamer le départ de Paola de Bel espoir.
Elle aurait aimé, une fois cette dernière consciente de son impair, qu’elle
s’en excuse. Cela lui aurait facilité grandement les relations avec elle. Mais
les excuses attendues n’étaient jamais venues.
Mais il fallait plus que cela pour
empêcher Claudine de fréquenter Mme Valcour à qui elle apportait régulièrement
ses médicaments. C’est au cours d’une de ses visites, à quelques jours de
l’incident cité plus haut, qu’eut lieu le dialogue suivant :
--Cela fera bientôt un an, le 17 de ce mois,
dit Mme Valcour à Claudine, que ton père est parti. Les jours passent avec une
rapidité extraordinaire…On dirait que c’est hier…Cela doit être le fait de la
vieillesse…
--C’est bizarre, dit Serge,
j’ai l’impression que c’est loin et proche à la fois. C’est la première fois
que j’ai une impression semblable.
--Comment peux-tu dire une
chose pareille? dit Paola. Je crois entendre quelqu’un dire que ce verre plein
est aussi vide.
--Es-tu sérieuse de faire une telle analogie?
dit Serge. Si je ne te connaissais pas, je dirais qu’il y a de la mauvaise foi
là-dessous.
--Je l’ai donc échappé de
justesse, ironisa Paola. Avoue-le donc.
Serge ne releva pas cette remarque
qui lui semblait avoir été faite, à dessein, sur le mode de la provocation. Ce
n’était pas le moment de s’offrir en spectacle. Aussi, continua-t-il, en
s’adressant des yeux à sa mère et à Claudine.
--Ce que je voulais dire tantôt, c’est qu’en
me reportant au téléphone qui m’annonçait la mort de M. Saint-Pierre, on dirait
que cela ne remonte pas loin dans le temps; en contrepartie, quand je prends en
considération tout ce que nous avons fait, en ce qui concerne particulièrement La Maison Saint-Pierre, j’ai une
impression tout à fait différente.
--Je comprends un peu ton impression, dit
Claudine, car c’est à peu près la même chose pour moi.
Surprise de sa répartie qui l’a mise,
malgré elle, sur la même longueur d’ondes que Serge et voulant s’en éloigner
comme d’un endroit dangereux, elle s’empressa d’enchaîner :
--Ça tombe bien qu’on parle de papa, car je
voulais justement vous inviter à une messe commémorative à l’occasion de sa
première année de décès. Cette messe sera célébrée à l’église du Sacré-Cœur, à
8h30, jeudi prochain. Bien entendu, après la cérémonie, il y aura chez nous une
petite réception pour les parents et amis.
--Cela me rassure, dit Mme Valcour, en
s’adressant à Claudine. Prise que tu es dans toutes sortes d’activités, je
craignais que tu n’oublies d’envisager un service religieux à cette occasion.
Je m’apprêtais d’ailleurs, d’ici demain, à t’appeler à ce sujet. J’espère que
tu ne m’en aurais pas voulu.
--Comment aurais-je pu t’en vouloir Mamie?
N’as-tu pas toujours été une mère pour moi?
--Je suis content, pour ma
part, d’être prévenu, dit Serge, car dès demain, j’aurais pu prendre un
rendez-vous qui m’éloignerait, ce jour-là de la capitale. Donc, je vais tâcher
de l’inscrire à mon agenda.
--J’aurais cru superflu de l’inscrire à ton
agenda, laissa tomber Paola.
--Le regard interrogateur de Serge fut sa seule réponse à sa remarque
sibylline.
Et comme pour endiguer le
déferlement de quelque chose qu’elle redoutait a priori, Mme Valcour s’empressa de prendre la parole pour indiquer
qu’il fait chaud et qu’elle espérait qu’il pleuve pour rafraîchir l’atmosphère.
Sur quoi, Claudine enchaîna qu’en venant ici, elle a vu des nuages sombres
s’amonceler vers le Nord et qu’il y a donc de fortes probabilités qu’elle ne
soit pas déçue dans ses espérances.
--A la bonne heure, s’écria Mme Valcour. Je
vais pouvoir dormir cette nuit.
Mais la perspective de la pluie avait fait
naître d’autres idées dans la tête de Claudine dont celle qu’il était temps
pour elle de partir. Elle ne voulait pas, disait-elle, faire l’expérience de
l’année dernière quand elle avait dû frayer son chemin à travers des rues
entières, devenues autant de rivières en crue, charroyant toutes sortes
d’immondices parce que les égouts étaient bouchés et les canalisations
obstruées.
Après le départ de Claudine, la
conversation s’est poursuivie d’une manière plus décontractée. S’adressant à Paola,
Mme Valcour lui dit :
--A voir le niveau de tes échanges avec
Claudine, on ne croirait pas que vous êtes des collaboratrices.
Si Mme Valcour connaissait bien la relation
existant entre ces deux femmes, elle n’aurait pas fait cette remarque. Aussi,
s’attendait-elle à ce que Paola réagisse. Mais la réaction n’était pas venue
d’elle à sa stupéfaction mais de Serge.
--Tu l’as remarqué aussi maman? Paola
semble fatiguée de tout ces jours-ci, y compris de moi.
--Alors, c’est plus grave que je ne
pensais, dit Mme Valcour. Vous avez peut-être besoin de vous retrouver après
tous les changements dans votre vie depuis ces derniers temps…Pourquoi ne
planifiez-vous pas, au plus vite, quelques semaines de vacances. Sainte-Lucie
et Saint-Vincent seraient de bonnes destinations. A moins que vous ne préfériez
aller à Cuba. Si vous optez pour l’une ou l’autre de ces destinations, j’aurais
des sites particulièrement intéressants à vous recommander. Deux ans avant la mort de Bernard, nous avons passé un
séjour merveilleux à Santiago.
Après ces propos de sa belle-mère, Paola
s’excusa de devoir se retirer et gagna sa chambre.
Restée seule avec son fils, Mme
Valcour se trouva en proie à un total désarroi devant la situation entrevue à
travers le comportement de Paola. De quoi s’agit-il au juste? demanda-t-elle à
Serge. Quelle est la nature du problème entre vous? Se peut-il que Paola ne
soit pas heureuse au pays et qu’elle regrette d’avoir quitté le Canada?
--Il y a, dit Serge, un peu de cela mais
aussi autre chose. Je la crois jalouse de Claudine.
Se rapprochant de Serge tout en
baissant la voix, Mme Valcour avoua, qu’en effet, la situation n’est pas très
heureuse pour elle.
--Quand j’ai compris les conditions de votre
retour au pays, dit-elle, j’étais un peu inquiète. Mais je me rassurais en me
disant, sachant Paola au courant de tes anciennes relations avec Claudine, que
vous devez savoir ce que vous faites. Je croyais même que les gens de ta
génération étaient autrement cuirassés que nous par rapport à ces problèmes.
Mais je m’aperçois que vous vous êtes lancés tête baissée dans une aventure…A
moins qu’en plus de ce que je sais déjà, tu lui aies donné l’occasion d’être
jalouse…Est-ce que c’est le cas Serge?
--Non, maman.
--Quoi qu’il en soit, à cause
de la situation que tu lui as imposée, tu as une grande responsabilité
vis-à-vis d’elle. Si tu n’y avais pas pensé, je t’invite à le faire sans
tarder.
---Que veux-tu dire maman?
--C’est déjà assez difficile
pour elle de savoir que Claudine et toi, vous avez d’étroites relations de
travail où elle est exclue. Tu devrais faire en sorte que les choses soient
suffisamment transparentes pour lui épargner perpétuellement des idées
noires.
--Ce n’est pas de ma faute si
récemment elle croyait fortement que Claudine m’avait accompagné dans le
Nord…
--As-tu déjà songé à lui
trouver un emploi à La Maison
Saint-Pierre…?
--Oui, j’y ai songé, mais j’ai
hésité. Je crois que l’esclandre qu’elle a fait lors de la dernière réunion de Bel espoir me donne raison. Il lui a
suffi, ce jour-là de constater l’absence de Claudine à la réunion pour déduire
qu’elle était avec moi au Cap et relayer la nouvelle à une partie de la
ville.
--Et tu penses qu’elle pourrait
faire la même chose au bureau?
--Non seulement je le pense, mais
j’en suis sûr? Je crois que sa seule présence sèmerait la zizanie au bureau et
ferait baisser le rendement du personnel.
--Il n’y a pas de doute,
conclut Mme Valcour. Les choses sont plus graves que je ne croyais.
Et sans le dire, Serge pensait qu’un fossé
était en train de se creuser entre lui et Paola et qu’il lui convenait de
trouver au plus vite les moyens de le remplir pour éviter le pire.
Des grondements de tonnerre se firent
entendre après l’apparition à la verrière de multiples zigzags lumineux. Le
temps de quelques secondes, la pluie se mit à tomber, charriant avec autant de
force les maigres détritus éparpillés le long du trottoir. De son poste
d’observation, Mme Valcour regardait l’avalanche redoubler d’intensité à
l’inclinaison de la pente pendant qu’un trio de gamins, les mêmes qui
réapparaissaient à chaque chute de pluie, s’arrangeaient pour en écarter les
pierres qui faisaient obstacle. Et elle songeait qu’une si belle nuit en
perspective risquait d’être loupée avec le fardeau qu’elle sentait, tout à
coup, sur les épaules.
CHAPITRE XXIV
A l’époque qui nous intéresse, La
Maison Saint-Pierre avait déjà une cinquantaine d’années d’existence.
Construite sous l’occupation américaine, elle était, en quelque sorte, la
vitrine d’une usine de transformation de la canne à sucre installée, à quelques
kilomètres, au Nord de la ville. Dès les débuts, l’usine produisait de
l’eau-de-vie (tafia, rhum), du vinaigre régulier et balsamique et de l’alcool à
50,70 et, un peu moins, à 80 degrés. Une grande partie de la production était
écoulée à l’intérieur du pays; mais, avec le temps, la proportion des produits
à l’exportation avait tendance à augmenter.
Au moment où Serge assumait la
direction de l’entreprise, deux nouveaux produits étaient en instance de
commercialisation. Il s’agissait du Landis,
une eau–de-vie à base de mangue en fin d’épreuves de tests de laboratoire et du
Rhumac, une autre eau-de-vie
d’essence d’agrumes dont la production avait déjà commencé. Il ne manquait
qu’une bonne opération de marketing pour le lancer sur le marché. C’est à quoi
Serge s’employa avec ardeur, à peine le pied à l’étrier, en plus de multiplier
les efforts pour élargir le marché d’exportation.
Il est vrai que les commandes en
provenance de l’étranger traduisaient déjà une certaine croissance, mais
l’impossibilité d’aller aux États-Unis l’empêchait d’y assurer davantage la
pénétration de ses produits. En fait, pour pallier cet inconvénient, il lui
manquait seulement de savoir que Jimmy Carter, à peine élu président des États-Unis, avait décidé
d’amnistier les déserteurs de la guerre du Vietnam. Une fois en possession de
cette information, il lui aura alors suffi de quelques semaines pour y
planifier un voyage, ayant pour mission d’établir des représentations de
l’entreprise dans une demi-douzaine de villes dont Miami et New-York. Au cours
de sa tournée, Serge eut à se louer de l’accueil reçu par ses produits dans la
colonie haïtienne installée dans ces deux villes. En l’espace de quelques
jours, il reçut plus de commandes que
les trois mois précédents, en partie, il faut le dire, en raison des bons
offices de Benoit qui était devenu le représentant de La Maison Saint-Pierre à
New-York et qui avait l’avantage d’être connu de tous les Haïtiens de cette
ville.
Bien que pris par les affaires à régler,
dans un laps de temps qui ne lui laissait que peu de fantaisie, Serge ne
pouvait s’empêcher de revenir sur les lieux où il avait naguère résidé. Il alla
machinalement sonner chez le concierge et il était tout à fait surpris de se
trouver en présence du même bonhomme rondouillard, d’origine polonaise, qu’il
avait connu. C’est à ce moment qu’il apprit ce dont il s’était toujours douté,
à savoir, que la police militaire était venue, à deux reprises le chercher
après son départ, le concierge ne savait pour quelle raison. Et d’apprendre
enfin de la bouche de Serge, comment ce dernier avait essayé de militer contre
la guerre du Vietnam malgré son intégration dans l’armée, avait réjoui le vieux
bonhomme qui n’avait jamais digéré cette guerre. Rien ne semblait avoir changé
depuis son départ, hormis la peinture fraîche de l’immeuble et le fait que le
jardin fût devenu, par son inflorescence, le lieu d’élection d’une colonie
d’oiseaux qu’il entendait piailler à tue-tête comme s’ils étaient en pleine
forêt.
Si rien n’avait changé dans la maison, il
n’en était pas de même du quartier. La maison d’en face avait été démolie et, à
la place, on avait érigé un building de plusieurs étages qui interceptait les
rayons du soleil et faisait de l’ombre jusqu’à une heure avancée de la journée.
Plus loin, la station d’essence avait été remplacée par un antiquaire qui faisait
dans les objets luxueux, attirant une clientèle assez éclectique. D’évidence,
le quartier avait connu une gentrification accélérée et Serge pensait que si
cela s’était manifesté un peu plus tôt, il n’aurait pas été possible pour lui
d’y demeurer.
Son voyage avait été fructueux. Il
lui en resta cependant une certaine déception d’avoir été identifié comme un
déserteur en franchissant l’immigration. Il a compris, alors, que s’il avait
été pardonné, le manque d’ardeur patriotique des déserteurs était tel aux
Etats-Unis, qu’il laissait une tâche indélébile dans les dossiers. Il a saisi
toute l’ampleur de la situation dans le regard peu amène que lui a lancé un
fonctionnaire de ce service. Au fond, il n’en était pas surpris, car il avait
compris depuis longtemps que le rôle que les États-Unis se donnent dans le monde
se nourrit de deux sentiments exacerbés : les fondamentalismes religieux
et patriotique qui agissent comme des filtres idéologiques sur la réalité et
qui contaminent toute la société ou presque, y compris ceux qui font profession
de regarder l’envers de la médaille.
Quelques instants avant de
s’embarquer pour le vol de retour, ce ne fut pas sans surprise qu’il sentit une
main pesante s’abattre sur ses épaules. Il n’en crut pas ses yeux quand, se
retournant, il vit nul autre que Paul Garceau qui s’apprêtait à prendre le même
vol que lui. Ce n’était plus l’arrogant tortionnaire dont le nom seul faisait
frémir ses victimes et dont les exactions n’arrêtaient pas de faire les frais
de la conversation dans son pays pendant toute une décennie. Il le retrouvait
un peu vieilli, mais décidément avec le même bagout et le même allant qu’à
l’époque lointaine de la cellule Alpha. Mais, il n’y a pas comme la déchéance,
voire seulement la disgrâce, pour conférer une apparence d’humanité à un
criminel endurci. Il semblait heureux de retrouver Serge, même s’il s’en fallut
d’un rien qu’il ne l’envoyât, à un certain moment, dans les geôles de Fort
Dimanche. Serge était donc lancé, malgré lui, dans une conversation avec son
ancien confrère de cellule. L’occasion lui paraissait trop belle pour ne pas
revenir sur l’exécution de ses anciens amis. Mais, en dépit de son insistance,
son interlocuteur n’avait pas voulu s’y engager sauf pour lui dire :
--Tu devrais me remercier si tu es
encore en vie aujourd’hui.
--Que veux-tu dire, répliqua Serge
--N’as-tu pas compris, enchaîna-t-il,
que je t’ai protégé en ne divulguant pas ton nom?
--Pourquoi vous êtes-vous retenu à
l’époque?
--J’avais mes raisons, allégua
Garceau, d’un air sibyllin.
-- Alors, pourquoi avoir fait la
cabale contre moi après mon départ pour les États-Unis?
--J’étais alors sûr que ta vie
n’était pas menacée.
Mais il fallait embarquer au plus
vite, chacun se dirigeant vers sa place dans l’avion. Le ton de la conversation
laissait Serge insatisfait : trop de choses restaient dans l’ombre. Des
vies, des époques étaient évoquées comme des banalités. S’il avait la
possibilité, il ne savait pas s’il voulait continuer la conversation, à moins
de vouloir comprendre le mécanisme
psychologique à la base des actions de Garceau… S’il était psychiatre,
peut-être que cela l’intéresserait, mais à la place où il se trouvait, cela
n’avait pour lui aucun intérêt, désormais.
La réflexion sur Garceau le brancha
sur la situation politique qui n’avait pas laissé de l’inquiéter depuis son
retour. Si ce dernier était en disgrâce, ce n’était pas parce que le régime
avait changé. C’était la même dictature et la même répression, mais les
méthodes étaient différentes. Ce qui se faisait au grand jour dans le passé
requérait dorénavant la pénombre, voire l’obscurité. Vu que les touristes
avaient repris les chemins d’Haïti, on se satisfaisait moins des tortionnaires
qui caracolaient dans les avenues du pouvoir. Les agents de la répression
avaient désormais moins de relief et d’histoire. N’empêche que Garceau avait
encore suffisamment d’amis dans le régime pour ne pas perdre entièrement son
pouvoir de nuisance. Aussi, en raison de son imprévisibilité, convenait-il de
prendre des précautions avec lui.
C’était à quoi songeait Serge en se
calant dans son fauteuil pendant que l’agent de bord lui servait un scotch.
Pourquoi voudrait-il le rencontrer à nouveau comme il le lui avait laissé
entendre? Qu’avait-il à lui dire? Malgré sa répugnance à le revoir
éventuellement, Serge comprit qu’il n’avait pas le choix puisqu’il savait
désormais où le trouver.
En attendant, il se mit à réfléchir à
Paola pour qui il éprouvait, malgré tout, beaucoup de tendresse de son mal de
vivre. Il pensait aussi à son fils qui prenait des leçons de violon. Il était
heureux de son goût pour la musique, car le prolongeant d’une certaine manière,
il venait combler un vide dans sa propre éducation. En outre, depuis que Paola
ne cessait de broyer du noir, la musique de son fils était la seule chose qui
réussissait à la sortir de sa léthargie et la faisait vibrer. En accompagnant
Daniel à ses leçons de solfège, elle en retirait pour elle-même un secret
plaisir qui le comblait d’aise. Serge aurait aimé, tant qu’à la voir partager les leçons de son fils,
qu’elle apprenne à jouer, elle aussi, d’un instrument. Il passait à un cheveu
de le lui conseiller, mais il lui fallait si peu pour briser son charme de
l’existence qu’il s’en était abstenu.
Il pensait aussi à Claudine. A-t-elle
pu recueillir les fonds nécessaires aux activités de la Cité Z à sa dernière
soirée de charité? Il se promettait, bien entendu, d’y participer, mais ce
n’était pas du tout mauvais que cette soirée se fût déroulée en son absence. Il
était sûr d’avoir fait l’économie de quelques malentendus, pour dire le moins,
entre sa femme et Claudine. Sans compter les gloses absurdes des mauvaises
langues que la sortie intempestive de sa femme à la réunion de Bel espoir avait
fait éclore. Il songeait à s’en informer auprès de Paola sitôt arrivé. Mais, à
la réflexion, il crut préférable de se tenir loin de cette pente limoneuse.
Au rythme du défilement dans son
esprit des multiples activités de la vie quotidienne, il parvint, non sans
surprise, à destination. Jamais, en effet, le trajet Miami-Port-au-Prince ne
lui avait paru si court. Il ne s’attendait à rencontrer à l’aéroport que son
chauffeur, il eut l’agréable surprise de voir en sa compagnie sa femme et son
fils. La mine réjouie de Paola et son ton enjoué le transportèrent dans le
passé, un passé encore récent et pourtant si lointain, quand ils faisaient de
longues promenades à Montréal en devisant de tous les sujets de l’actualité.
Maintenant, il fallait quasiment une occasion extraordinaire pour briser la
glace entre eux et qu’ils retrouvent le chemin de leur spontanéité de naguère.
Cela s’était imposé à lui, tout d’un coup, un beau jour, sans rien qui permît
de le voir venir. Toutes ces pensées se pressaient à son esprit au moment
d’embrasser sa femme. Au fond de lui-même, il se demandait si son absence,
pendant les trois semaines passées aux États-Unis n’avait pas eu pour elle la
valeur d’une thérapeutique.
C’était quand même très étonnant la
manière dont il était reçu. Il en aurait facilement gagé mille contre un et il
aurait perdu sa mise. Pourtant, il n’avait pas encore tout vu : il lui
restait encore à faire son entrée à la maison. Au maintien un peu terne du
salon, depuis que l’âge de Mme Valcour l’avait contrainte à lâcher du lest sur
l’observance du code bourgeois conventionnel, succédait un décor éclatant de
distinction par une utilisation savante d’agencements floraux et de vases
décoratifs. Une potiche chinoise, souvenir de son dernier voyage à Paris et
qui, jusque-là, faisait du temps dans sa boîte de carton originale, trônait
désormais majestueusement sur une sellette à un coin de la pièce.
Par l’atmosphère nouvelle des lieux,
Serge comprit que quelque chose s’était passé chez sa femme en son absence.
Mais ce qui lui parut étrange ne semblait pas l’être pour cette dernière.
C’était en effet comme si elle était incapable de discerner les phases
différentes de son comportement : un manque d’insight qui ne lui était pas
habituel. Le temps de quelques secondes, Serge songea à lui demander des
explications de ce changement, mais il se ravisa de peur de n’être pas compris
ou même de paraître inquiétant. C’est d’ailleurs aux questions posées par Paola
que Serge comprit que quelque chose ne tournait pas rond dans sa tête.
--J’ai eu peur que tu ne reviennes
pas. Pourquoi ne m’as-tu pas emmenée avec toi? J’ai parfois le goût de revoir
New-York...
--Mais chérie, comment peux-tu dire
une chose pareille! Ne t’avais-je pas proposé, à deux reprises, de
m’accompagner?
--Et qu’est-ce que j’ai répondu?
--As-tu oublié? Tu m’as regardé sans répondre. J’avais déduit
que le voyage ne t’intéressait pas.
Il se fit un long silence. Puis, sans
transition, elle dit :
--Il ne manquait que toi la semaine
dernière à la soirée de Bel espoir. C’était merveilleux. Je n’en connais pas
encore les résultats sur le plan financier, mais je crois que nous avons
recueilli plus d’argent à cette occasion qu’à la soirée précédente. Il fallait
voir comment Claudine était radieuse à la fin…
--Je suis content que tu aies
participé, dit Serge. A mon départ, je craignais que tu ne veuilles plus
apporter ton concours aux activités…
--Pourquoi ne le voudrais-je pas? Ne
fais-je pas partie de Bel espoir?
Sur ces entrefaites, l’entrée de Mme Valcour
au salon interrompit le dialogue. Mais,
elle pouvait déjà voir, par delà les effusions du fils à l’endroit de sa mère, la nature des sujets imperceptibles
d’inquiétudes de Serge. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, elle
s’attarda à lui faire parler de son voyage, des parents établis à New-York
qu’elle n’avait pas vus depuis longtemps et qu’elle risquait, à son âge, de ne
jamais revoir.
Là-dessus, Paola demanda à Daniel qui était resté en retrait, à s’amuser
à la lecture d’un recueil de bandes dessinées, d’interpréter pour son père
quelques mesures du concerto en préparation pour la fête de son école.
Prestement, l’enfant sauta dans sa chambre, se saisit de son violon et revint
prendre sa place au salon. Pour le débutant qu’il était, son coup d’archet
impressionna fortement Serge. Mais ce qui l’émouvait davantage, c’était
l’attitude de Paola pendant l’interprétation de son fils. A force de l’avoir
suivi dans ses répétitions, elle connaissait chacune des notes de la pièce
musicale qu’elle rythmait de la tête, seule dans son univers, en synchronie
parfaite avec son fils, comme si son mari et sa belle-mère n’étaient pas tout
près d’elle. Serge ne pourrait pas l’expliquer, mais la vue de cette scène la
mettait en prise directe sur lui par un chemin inconnu de sa sensibilité.
Malgré ses comportements étrangers et, peut-être même, à cause d’eux, il sentit
son cœur s’emplir d’une immense tendresse pour elle.
Il y avait, en effet, belle lurette
que la vie quotidienne ne lui était pas apparue si peu chargée d’instabilités
émotionnelles et de craintes irraisonnées. Tout s’était passé comme si, à son
retour des États-Unis, il initiait un autre genre de vie. Il se délestait de nombre de préoccupations
antérieures qui empoisonnaient ses moments de loisirs-maintenant, il s’en
rendait compte-dans l’ombre projetée par les visages de Paola et de Claudine.
L’arène sentimentale, où beaucoup de coups étaient possibles, semblait avoir
cédé la place à un bocage idyllique où il pouvait se promener, sans soucis et
sans craintes, dans la chaleur des effusions partagées.
Cela faisait près de deux mois que
prévalait cette situation. Il n’y avait pas eu de heurt dans le couple, mais le
comportement de Paola n’avait pas laissé d’inquiéter Serge. Une fois, au sortir
du cinéma, elle avait dit à Serge : « J’aimerais, la prochaine
fois, que la salle de cinéma nous soit spécialement réservée. Je ne supporte
pas d’avoir des gens autour de moi. » Sur quoi, Serge avait senti le
besoin de vérifier s’il avait bien compris. « Voudrais-tu, dit-il,
qu’il n’y ait que nous deux dans la salle? » A cela elle avait répondu par
l’affirmative laissant son mari dans un état de réelle perplexité. Une autre
fois, après s’être promenée au bras de Serge sur les hauteurs de la ville,
grisée peut-être par le silence et la sérénité du ciel un soir de pleine lune
et par l’espace qui s’étendait à perte de vue sur la baie de Port-au-Prince,
elle avait déclaré à Serge qu’elle voulait apprendre à voler. Cela aurait pu
être une plaisanterie et, d’ailleurs, Serge le prenait d’abord pour telle, mais
à la longue, il en était venu à comprendre que c’était loin d’être une farce.
C’était même un rêve obsessionnel dont la réalisation n’avait, de son point de vue, rien d’une
fumisterie et dont le principe de finalité comme disent les philosophes ne
laissait de place, à son avis, à aucune incohérence.
Par ailleurs, à certains moments, elle
semblait sujette à une certaine forme d’hallucinations auditives qui la
portaient à rire, toujours à l’étonnement des gens autour d’elle.
Au demeurant, Serge était quand même
satisfait d’avoir derrière lui l’époque de ses principaux problèmes de couple.
Bien entendu, il avait encore des
préoccupations relatives à son travail; il leur arrivait même de le suivre chez
lui le soir. Mais, il les considérait, en général, comme partie intégrante de
toute action et donc de la vie elle-même. Mais, par une aberration logique de
sa propre perception de soi dans le monde, il avait tendance à considérer ses
problèmes affectifs nés de ses relations avec les femmes comme des impedimenta,
souvent nécessaires, mais toujours trop encombrants et qui ne faisaient que
retarder sa marche vers l’avant. Comme si ces problèmes affectifs n’étaient
pas, eux aussi, inhérents au déploiement de toutes les formes de la vie.
Quoi qu’il en soit, c’est bien loin
de telles pensées, qu’il a vécu ses deux premiers mois, après son retour de
voyage. En dépit d’une certaine anxiété, il ne se doutait nullement qu’il
vivait une période de transition qui arrivait à sa fin. Cela lui fut signifié
un jour, après une discussion somme toute banale avec Paola. Après t’avoir
entendu, lui dit-elle, tu me remets en mémoire une vieille réflexion qui
n’avait cessé de hanter ma jeunesse. Jamais je n’ai cru que tu pourrais me l’inspirer.
-De quoi parles-tu?
- Il s’agit d’une réflexion de
Mme de Staël.
« Vous me feriez très innocemment un mal
affreux, disait- elle, en voulant juger mon caractère d’après les grandes
divisions pour lesquelles il y a des maximes toutes faites. Je souffre, je
jouis, je sens à ma façon ; et c’est moi seule qu’il faudrait regarder si
l’on voulait influer sur mon bonheur. »
Serge ignorait totalement que sa
femme fréquentait Mme de Staël, car c’est, en effet, de l’auteur de Corinne qu’il s’agissait. N’empêche
qu’il reçut sa sentence comme une baffe. A-t-il été outrecuidant de sa part de
se laisser aller à des commentaires généraux sur la femme? Quoi qu’il en soit,
il était alors loin de se douter que ses propos seraient décodés, avec un tel
sérieux, à partir de ses propres problèmes. D’emblée, leur dimension
humoristique a été mise à l’écart. Il y voyait un des avatars de sa relation
difficile avec Paola, comme si cette situation forçait le badinage et la
plaisanterie à prendre la poudre d’escampette.
Mais au-delà du signal qu’apportait
le message, Serge était déconcertée par la profession de foi romantique de Paola.
Peu soupçonnée d’avoir la tête dans les nuages, Serge n’avait jamais perçu chez
elle l’ombre de l’héroïne romantique. Femme pragmatique, elle avait auguré sa
vie adulte à l’écart de l’exaltation de la sensibilité des artistes ou des amateurs
de salons littéraires, mais plutôt dans les officines d’un des pires services
secrets. Il y avait donc pour lui quelque chose de profondément dissonant entre
ce message et sa vie telle qu’il la connaissait. Tout cela mis ensemble le
heurtait dans sa perception et ajoutait à l’obscurité de l’avenir.
De fait, dans les jours suivants,
Serge perçut, quoique faiblement, des changements tant dans les attitudes de Paola
que dans l’attention apportée au décorum de la maison. Mais rien de très tranché
jusqu’alors. Elle s’occupait des leçons de musique de Daniel et semblait
prendre du plaisir à l’accompagner et à l’encadrer lors des répétitions.
C’est au retour d’un voyage en
province que Serge se trouva devant un comportement de Paola qui lui parut
problématique. Au fil des jours, il la vit entrer progressivement dans un
mutisme, comme on doit entrer, il le supposait, dans une grotte obscure, tout
en se tenant toujours plus en retrait des activités auxquelles elle participait
auparavant. Elle continua à fréquenter Bel espoir, mais à reculons, et sans y
puiser la source des sujets de conversation qui meublaient auparavant les
soirées avec son mari et sa belle-mère.
Pour Serge, cette apathie de Paola
était symptomatique d’une dépression. En vue d’essayer de la combattre, il
entreprit différentes mesures : promenade à la campagne, soirées
culturelles, sorties dans les restaurants etc. Sans être vaines, ces mesures ne
constituaient pas le dérivatif attendu. En tout cas, elles n’arrivaient pas à
sortir Paola de son enfermement sur elle-même.
Un jour que la famille était allée à
la plage, Serge croyait pouvoir attendre une attitude différente de sa femme,
car c’était un de ses loisirs préférés. Mais la mer avait beau être belle et
invitante, par ses vagues mugissantes qui venaient mourir à ses pieds et
Daniel, espiègle comme jamais auparavant, et résolu à entraîner sa mère dans
l’eau après l’avoir arrosée de pied en cap, on n’arrivait pas à la décider à
quitter son rocher. Il avait fallu qu’elle commence à rôtir à la chaleur du
soleil pour la porter à vouloir se rafraîchir. Mais elle l’avait fait sans
entrain et comme malgré elle, se dépêchant de sortir de l’eau et de reprendre
sa contemplation de l’horizon.
Après ces tentatives infructueuses,
Serge voulut la faire voir par Jacques Chantraine, un ancien condisciple de
collège devenu psychiatre, mais de crainte de passer pour une folle, elle ne
s’était pas laissée convaincre. Serge avait, bien entendu, essayé de dissiper ses
craintes en lui faisant comprendre que beaucoup de gens, sains d’esprit,
consultent régulièrement leur psychiatre, mais rien n’y faisait. De guerre
lasse, il s’abstint, pendant quelques jours, de revenir sur la question tout en
observant, la mort dans l’âme, la dégradation de leurs relations.
Un matin que Serge était
particulièrement hanté par la situation déprimante de sa femme, il éprouva
beaucoup de difficultés, une fois au bureau, à se concentrer sur son travail.
Alors, plutôt que d’ouvrir le dossier remis par sa secrétaire, il se mit à
réfléchir, de préférence, au moyen possible de sortir Paola et la famille de
l’impasse. C’est à ce moment qu’il eut comme une
illumination : « Puisque, pensait-il, elle ne voulait pas aller
à la montagne, la montagne ira à elle. » Et associant sa décision à un
geste comme pour la renforcer, de sa paume, il frappa sur le bureau à deux
reprises. Sur quoi, sa secrétaire ouvrit la porte pour savoir s’il avait besoin
de quelque chose. A quoi il réagit, dépité et mortifié comme s’il avait été
pris en flagrant délit d’inconduite.
Mais, après réflexion, ce qui
paraissait comme une bonne idée présentait quelques problèmes. Comment Paola
allait réagir s’il invitait Jacques, son ami-psychiatre à la maison? Ne risquait-elle
pas de s’enfermer davantage dans son silence et de perdre confiance en son
mari? Les relations du couple ne couraient-elles pas le risque de se détériorer
de manière irréversible?
Devant ces questions, Serge crut
devoir retraiter. Ce qu’il faudrait, ce serait d’abord l’assentiment préalable
de Paola. Mais, a priori, il avait
des raisons de croire qu’il ne l’aurait
pas; ce qui le remettait, bien entendu, à son point de départ.
Pendant combien de fois est-il
repassé par ce chemin? Il ne saurait le dire. Il savait seulement qu’il s’y
était engagé depuis trop longtemps. Fatigué finalement de ne savoir quoi faire,
il prit son téléphone et composa le numéro de Jacques sans même se décider sur
ce qu’il allait lui demander.
Mais il était condamné à être patient puisque
le médecin était à un congrès médical à New-York. Il ne devait rentrer que le
surlendemain. A la bonne heure! se dit Serge. Aussi, guettant son arrivée, il
n’eut pas de difficulté à le joindre pour l’inviter à dîner.
Cette démarche faite, Serge était à
la fois satisfait et inquiet. Depuis le temps qu’il était pris dans son cercle
imaginaire, c’est la première fois qu’une issue se profilait devant lui. Il
pourrait recommencer à consacrer le maximum de son temps à son travail. Et
comme pour passer de l’intention à l’acte, il demanda à sa secrétaire de lui
retenir deux places au restaurant Le
Tournebroche. Il voulait dîner avec Claudine et avoir le temps de
l’informer des décisions à prendre en vue d’améliorer la performance de
certains services. Pourtant, malgré son comportement résolu, il mentirait s’il
niait l’existence chez lui de certaines appréhensions. Il n’alla pas jusqu’à
les analyser. Confusément, il sentait préférable qu’il en fût ainsi, car, sans
se le dire, il savait que cela concernait sa femme et peut-être aussi,
l’invitation faite à Jacques Chantraine.
Mais, comme si son lot de
préoccupations n’était pas suffisant, sitôt entré à son bureau, il fallait
qu’il s’entende dire que M.Garceau avait appelé : il comptait passer le
rencontrer l’après-midi même.
Serge était de fort mauvaise humeur.
Il n’avait ni le temps, ni le goût de rencontrer cet olibrius. En pareille
occasion, tout autre que lui aurait pris un rendez-vous…Pour qui se prenait-il
pour s’imposer avec une telle désinvolture? Par ailleurs, qu’avait-il à lui
dire? Depuis leur rencontre à l’aéroport, cette question n’avait pas cessé de
s’imposer à lui. En attendant de savoir les raisons pour lesquelles il voulait
le rencontrer, Serge était, néanmoins, sûr d’une chose : rien de bon ou de
grand ne peut venir de ce personnage. Voilà pourquoi, en dépit d’une certaine
curiosité de sa part, il s’abstiendrait de le recevoir s’il en avait le choix.
Mais, effectivement, il n’avait pas le choix : le pouvoir de nuisance de
ce traître était encore trop considérable pour le balancer tout bonnement.
Aussi, se dépêchant d’expédier les affaires courantes, Serge s’apprêtait à le
recevoir après avoir installé en catimini un magnétophone à un endroit
stratégique de son bureau.
De sa fenêtre, Serge voyait pâlir la
lumière qui inondait la rue un peu plus tôt. Levant les yeux vers le ciel, il
observait de gros nuages chargés de pluie qui se promenaient lentement, de-ci,
de-là, avant de fusionner pour la transhumance. Par moments, une brise fraîche
d’alizé, annonciatrice d’averses sous ces latitudes, s’immisçait dans le bureau
et y jetait la débandade dans la papeterie. Serge résistait à l’envie de fermer
la fenêtre, car les effluves marines que lui apportait la brise le vivifiaient
physiologiquement et mentalement. Au plus loin qu’il regardait dans le passé,
il a toujours aimé le spectacle des chutes de pluie, à commencer par les signes
annonciateurs que sont les masses nuageuses qui déambulent parfois
convulsivement, mais le plus souvent paresseusement, vers quelques destinations
inconnues. D’autres fois, elles se contentent de rester immobiles, à la manière
de nageurs faisant la planche, ou comme si elles étaient trop lourdes pour se déplacer.
A chaque fois, avant que la pluie ne commence à tomber, l’atmosphère qui est
souvent de plomb, se met en mouvement sous la caresse du vent soufflant en
douceur.
Dans quelques instants, Serge en
était sûr, il se mettrait à pleuvoir. Et par les monticules noirâtres aperçus
de sa fenêtre qui s’accumulaient au ras de l’horizon, il se plut à penser que
les vannes du ciel allaient certainement s’ouvrir pour un déluge et qu’en
conséquence, Garceau pourrait probablement renvoyer son projet de le
rencontrer. Mais, il ne mit pas longtemps à en savourer l’espoir, car à travers
la vitre de la porte d’entrée, il vit se profiler la carrure étrange de son
ancien compagnon. Ce qu’il avait d’angle chez lui avait, depuis longtemps, été
recouvert par la graisse; de sorte qu’il s’apprêtait à rencontrer un homme
rondouillard qui jurait ostensiblement avec une gouaille et un bagout emportés,
malgré tout, de l’époque de sa jeunesse généreuse.
--Hé! Serge, dit-il, en rentrant en
coup de vent, en même temps qu’une rafale de vent, nous allons avoir un vrai
déluge!
Et sans transition, il s’informa
auprès de ce dernier s’ils étaient seuls. Ce n’était pas le cas, mais Serge
pouvait s’arranger pour qu’il en soit ainsi. Sur ce, s’adressant à l’interphone
à sa secrétaire, il demanda à n’être dérangé sous aucun prétexte, sauf en cas
d’appel de sa femme.
La pluie avait commencé à tomber,
d’abord faiblement, puis de plus en plus fort, en un crescendo qui faisait penser à des roulements de tambour d’un
batteur bien connu pour de tels effets rythmiques. L’atmosphère était propice à
la conspiration; car, de fait, c’en était une, du moins dans la tête de
Garceau.
Pendant une demi-heure, il fit à
Serge un tableau de la situation politique, de la régression constante qui
caractérise le passage du temps dans ce pays, depuis l’indépendance, de la
nécessité d’arrêter l’appauvrissement général et le renouvellement des
politiques et du gouvernement. D’après lui, le pays ne pouvait pas descendre plus
bas. Pour remonter le courant, il faut des hommes nouveaux intègres qui soient
capables de faire passer le bien commun avant leur intérêt personnel. De tels
hommes, il n’en connaissait pas beaucoup, en tout cas, pas au gouvernement.
Tous ceux-là qui émargeaient au budget de l’état étaient, à ses yeux,
compromis. Ils faisaient tous partie d’un système pourri qu’ils avaient intérêt
à voir se perpétuer. C’est la raison pour laquelle il avait pensé à Serge pour
prendre la tête d’un mouvement social et politique aux fins de bouter dehors
l’actuel gouvernement. Garceau disait posséder suffisamment d’atouts (argent,
relations politiques, moyens logistiques etc.) pour rendre crédible un tel
mouvement, mais il lui manquait l’élément le plus important : sa propre
crédibilité. Voilà pourquoi il avait pensé à Serge pour combler ce vide. Un
tandem Valcour-Garceau serait pour lui la condition du succès.
A l’entendre, la répression politique
ne devrait pas être un obstacle à ce projet. Depuis que les pressions internationales
s’accompagnaient de pressions économiques pour forcer les instances du pouvoir
à ressusciter, au moins, les apparences démocratiques, le gouvernement
regarderait à deux fois avant de prendre des décisions trop outrageuses de
l’opinion internationale et de pourchasser les fondateurs d’un mouvement
politique qui voudrait opérer dans la légalité.
Garceau croyait d’autant mieux à la
viabilité d’un tel mouvement, que beaucoup de partisans du gouvernement
commençaient à prendre leur distance du régime. Il y avait, selon lui, une
opportunité qui ne reviendrait jamais et qu’un homme politique doit savoir
exploiter. Dans ce sens, dit-il, quelqu’un comme Serge qui n’avait jamais
trempé dans les magouilles de toutes sortes qui obstruent les allées du pouvoir
serait tout bonnement providentiel.
La pluie tombait depuis longtemps
pendant que Garceau essayait, parfois avec des arguments souvent bourrés de
sophismes, mais avec toute la chaleur dont il était capable, de convaincre son ancien compagnon qu’il était
l’homme idéal pour sauver le pays.
Un éclair sigmoïde d’une intensité
lumineuse extraordinaire esquissé à la diable par un dessinateur céleste,
dirait-on, déchira l’espace en face de la fenêtre. Au même moment, un coup de tonnerre
d’une violence inouïe faisait trembler l’édifice, en provoquant un énorme
soubresaut des conspirateurs.
--Il n’y a pas de doute, dit Garceau,
la foudre a dû tomber à quelques pas d’ici.
--Là-dessus, encore ému, Serge
décrocha le téléphone et s’enquit des nouvelles de la maison. Tout allait bien.
On est heureux qu’il appelle. On commençait à s’inquiéter. Quand revient-il?
Après avoir rassuré sa mère, se
tournant vers Garceau, il affirma fermement :
--J’ai bien compris ta proposition et
ce sera non.
En fait, il se sentait insulté de la
proposition de Garceau. Pas tant du contenu que de l’effronterie de la
démarche. Venant de Garceau, il y avait là–dedans quelque chose de saugrenu,
voire d’immoral. Après le fossé qu’il a creusé entre eux, comment a-t-il pu
songer à lui pour être le fer de lance de son mouvement? Il aurait pu dire à
son interlocuteur pourquoi il ne le suivait pas dans son argumentation, mais il
a cru plus sage de s’abstenir, du moins pour le moment.
Mais comme s’il n’avait pas entendu,
Garceau continuait de plus belle son entreprise de persuasion. A la fin, irrité
de se voir incapable de vaincre la résistance de Serge, il lui reprocha son
ingratitude.
--C’est grâce à moi, dit-il, si tu es
encore en vie.
Serge entendait distraitement les
derniers propos de Garceau. Par la fenêtre, il venait de voir passer dans la
rivière qui prenait d’assaut la rue adjacente au magasin, un landau avec des
débris de toutes sortes. Il se demandait s’il contenait un bébé. Le temps de
penser à ce qu’il pourrait faire, le landau avait disparu du champ de son
regard. Il en fit part à Garceau. Mais, c’est à peine si ce dernier comprit les
inquiétudes de Serge. Et sortant tout à coup de sa réflexion, il lui dit sur un
ton étrange fait de supplications et de menaces à peine voilés :
--Ta réponse aujourd’hui n’est pas
ton dernier mot. Je ne te déteste pas suffisamment pour qu’elle le soit. Car,
si c’était le cas, il faudrait faire attention à toi. Voilà pourquoi, je te
demande de réfléchir. Je ne suis pas pressé. Je suis capable d’attendre un bon
mois.
Sur ce, il ouvrit la porte du bureau
avec désinvolture et gagna le vestibule. La pluie avait cessé mais la masse
d’eau qui dévalait la pente, charriant des objets hétéroclites, n’avait pas
baissé de volume. Si le niveau d’eau pouvait baisser, il pourrait aller
récupérer sa voiture stationnée à une rue transversale. Mais un éclair vrilla
le crépuscule précoce avant que le grondement du tonnerre fît s’ouvrir les
cataractes du ciel. Car, au même instant, la pluie recommença à tomber, drue et
en filons énormes comme des lianes, augmentant d’autant la crue des eaux dans
ce qui était la rue auparavant.
C’est à ce moment que Garceau crut
opportun de retraiter. En pénétrant dans le bureau qu’il avait quitté
précipitamment, à la grande surprise de Serge, il y alla d’une remarque :
--Je sais, dit-il, pourquoi tu as refusé
ma proposition. Je n’aurais pas dû envisager un tandem. Si tu veux, je
m’effacerais et tu pourrais être le seul maître à bord.
--Cela ne change rien à ma réponse de tout à
l’heure, répondit Serge. Je suis resté loin de la politique jusqu’à ce jour et
je compte le rester.
--Que fais-tu de tes idéaux de ta période
étudiante? répartit Garceau. As-tu oublié toutes les années consacrées à te
préparer pour le salut de ton peuple et de ton pays?
--Te sens-tu autorisé à m’interroger
là-dessus? Je me trompe beaucoup, mais je croirais que tu aurais intérêt à ce
qu’on s’écarte de cette question.
--Tu te trompes en effet, car, c’est en
souvenir de la cellule Alpha que je m’adresse à toi. Te souviens-tu de toutes
les soirées que nous avons passées à refaire le pays de fond en comble? Je ne
comprendrais pas que les idées à la base des changements que tu avais alors
préconisés n’aient été que celles d’un songe-creux ou d’un irresponsable. Car,
c’est de ça qu’il s’agit par ton comportement. Mais, je ne le crois pas. Je ne
crois pas que tu aies donné le change sur ta vraie nature.
Serge bouillonnait à l’intérieur de lui.
Il n’y a pas de doute, Garceau voulait le porter à sortir de ses gonds. Mais
serrant les dents, il décida de faire front en s’abstenant de jeter de l’huile
sur le feu. A cet instant, il avait la certitude que Garceau ne visait pas
autre chose. Aussi, laissa-t-il ce dernier s’escrimer tout seul pendant
quelques minutes. Se sentant insulté de jouer les Don Quichotte, il tira de la
poche intérieure de sa veste une enveloppe qu’il déposa sur le bureau, en laissant
tomber, la menace à la bouche : « Espèce de nigaud…tu ne perds
rien pour attendre, je n’ai pas dit mon dernier mot.»
CHAPITRE XXV
Heureusement que les pluies tombées sur la
ville et ses environs n’étaient pas accompagnées de bourrasques! Sinon, les
conséquences eussent été encore plus graves. Pourtant, en dépit de cela,
l’image de la ville était celle de la désolation. De partout, se voyaient des
monticules de pierres et d’ordures. Ils ont été formés par les torrents
dévalant les montagnes avoisinantes. Mais les zones les plus écorchées étaient
constituées, bien entendu, par les cônes de déjection situés sur le littoral et
ceux s’échelonnant sur les rives de ces torrents. Dans certains quartiers
excentriques, on a vu des huttes plantées à même le lit desséché de ces
torrents par des miséreux en quête d’un domicile, être emportées avec leurs
habitants. En raison de l’insuffisance des moyens de contrôle urbains, personne
ne saura jamais combien de personnes ont perdu la vie dans cette circonstance,
pas plus que dans d’autres du même genre. Au centre de la ville, les dégâts
étaient beaucoup moins importants en pertes de vies humaines, mais, ils
l’étaient des dizaines de fois plus en biens matériels. Tout le long du
parcours du torrent, de nombreuses voitures emportées par le courant jonchaient
la chaussée, souvent tête-bêche, quand elles n’obstruaient pas l’entrée d’un
magasin ou d’une résidence. On a vu une voiture entraînée par le courant
emboutir un corbillard devant une résidence funéraire. Le convoi n’attendait
que la baisse du niveau de l’eau pour prendre la route du cimetière.
À la cité Z, la plupart des maisonnettes
étaient inondées, voire, tout à fait impropres, désormais, à assurer le minimum
de protection dont devraient se satisfaire les résidants. Il devenait urgent de
leur apporter du secours. Cette catastrophe-car c’en était une pour un grand
nombre de gens habitant les alentours de la ville-mobilisait tout le personnel
de Bel espoir. Serge était anxieux de voir si Paola allait se mettre de la
partie. Mais, malgré une attitude indolente qui ne permettait de présumer de
rien, après que Claudine l’eut appelé en vue d’une brève rencontre, elle a
trouvé un regain d’énergie pour se décider à y participer. Serge était heureux
de l’occasion qui s’offrait à sa femme de se confronter à quelque chose qui ne
pouvait pas manquer de la forcer à sortir d’elle-même et peut-être-qui sait?-à
l’obliger à se regarder avec d’autres yeux. Il n’y a pas comme des catastrophes
où il est question de vie et de mort pour porter les gens à relativiser les
conditions de leur existence. Tous ceux qui ont fait la guerre ou qui sont
passés à un cheveu de mourir connaissent l’impact de l’expérience sur leur
échelle des valeurs. Bien entendu, Paola n’aura pas fait, elle-même,
d’expériences traumatisantes; mais, ne peut-on pas compter sur le constat de
réalités qu’elle serait portée à faire en visitant ces populations, dix fois
sinistrées, pour la décentrer de ses problèmes intérieurs?
En déposant Paola ce matin-là au bureau de
Bel espoir, ces questions n’arrêtaient pas de trotter dans la tête de Serge.
S’il n’était pas optimiste, il n’était pas non plus pessimiste. Il était trop
lucide pour se pencher d’un côté comme de l’autre. Ce qui le réconfortait, si
l’on peut dire, c’était de savoir qu’un résultat négatif ne sonnerait pas le
glas de l’espoir chez lui. Dieu merci, il avait un autre fer au feu et ce fer
n’était autre que son ami Jacques Chantraine. En attendant, il espérait que Paola
remonterait le courant par elle-même. Ce serait autant de gagné sur l’imprévisibilité
du futur, mais aussi, et ce n’est pas rien, sur la réaction de Paola à la présence
du psychiatre.
En allant visiter un quartier ce matin-là,
à la Cité Z, Paola savait à quoi s’attendre. La situation lui avait été décrite
par des membres de Bel espoir qui en revenaient. Mais, de voir de ses propres
yeux le résultat des événements de la veille conférait une dimension
particulière à la réalité. Elle voulait visiter, mais une fois sur place, elle
se rendit compte que ce n’était pas possible. À l’eau qui avait pris possession
des lieux pendant près de douze heures, succédait une étendue de boue s’élevant
à mi-jambe, par endroits. Impossible pour qui voudrait dormir de songer à le
faire, à moins de s’éloigner de ce milieu de tous les cauchemars. Et Paola se
prit à penser aux gens obligés de survivre dans ces conditions, notamment, les parents
des jeunes enfants prisonniers de toutes les contraintes dans leur lutte pour
la vie.
Pendant les deux ou trois jours qui ont
suivi, elle se dépensera, sans compter, dans l’organisation des secours et la
distribution des vivres aux sinistrés. Allant plus loin, elle convaincra
l’équipe de Bel espoir de mettre sur pied une clinique de santé qui pourrait,
sur place, soigner ces démunis. Le temps de recruter trois médecins favorables
à ce projet et disponibles à y donner de leur temps, sans autre gratification
que la transcendance de la cause
elle-même, elle se sentait galvanisée à le réussir.
Sans connaître parfaitement tous les
détails de la participation de sa femme aux activités de Bel espoir, Serge
sentit bien que quelque chose avait changé en elle. Elle faisait montre, à sa
manière, d’un entrain et d’une jovialité qu’on n’avait pas vus depuis assez
longtemps et qu’on hésitait à appeler par leur nom, de peur de les voir se
volatiliser. Et quand, pour avoir le cœur net, Serge se mit timidement à
l’emmener sur ses activités de bienfaisance, c’est avec beaucoup d’émotions
qu’elle s’étendit sur le sujet, y allant d’une description passionnée des
conditions de la vie à la cité Z et de la façon dont Bel espoir y faisait face.
Pendant le temps qu’elle parlait, Serge se
remémorait d’autres moments où il l’avait entendue discourir si passionnément.
C’était à New-York et à Montréal comme si l’air qu’on y respirait lui allait
mieux. Malgré tout, il se félicitait de savoir que la gaieté n’avait pas
disparu définitivement du cœur de sa femme. Elle était là, devant lui, à parler
avec sa bouche, ses yeux et ses mains comme il croyait qu’elle avait oublié de
faire depuis longtemps. Mais sa gaieté, il venait de le voir, était plutôt
cachée, dormante, n’attendant que quelque prince charmant pour la réveiller.
Sur le coup, il se souvint de Jacques
Chantraine. Dès demain, au lieu d’attendre son appel, il téléphonerait lui-même
pour annuler l’invitation à dîner. Il avait toujours eu des inquiétudes sur l’intervention
éventuelle de Jacques. Maintenant, il avait la certitude que ce serait une
bêtise. Il anticipait la réaction de sa femme : elle serait forte et
négative en la présence du psychiatre. Elle aurait diablement raison, car la
maladie dont elle souffrait avait besoin d’un médecin, pas nécessairement d’un
psychiatre, plutôt un mari qui saurait mieux guérir la maladie de son âme.
Lancé sur ce fantasme, il vogua longuement sur les ailes de l’imagination avant
de revenir à la brume de la réalité. L’espace d’un instant, son personnage en
sortit magnifié comme une sorte de démiurge à qui il incombait de recréer les conditions idéales d’existence de sa
dulcinée.
L’après-midi de cette journée se passa
sans histoire. Après un dîner plutôt frugal et un crochet au bureau pour
expédier les affaires courantes, Serge se retrouva, un peu plus tard, sur un
court de tennis, juste avant un séminaire sur une nouvelle organisation du
travail dans l’entreprise. Il était fort tard quand il rentra; Paola était déjà
couchée. Mais, qu’à cela ne tienne! N’avait-elle pas pris l’habitude, depuis
quelque temps, de ne plus l’attendre? Ce qui importait, c’est qu’ils finissent
toujours par se retrouver…
De fait, ils se retrouveront le lendemain
au petit déjeuner, elle, en instance de départ pour les bureaux de Bel espoir
et lui, pour la Maison Saint-Pierre. Sitôt arrivé, Serge n’oubliera pas
d’annuler l’invitation à dîner faite à son ami Jacques, prétextant des
impératifs tout à fait imprévisibles. Maintenant que le trapéziste n’a pas de
filet, dit-il, qu’allait-il faire? Et pendant une demi-heure, il se mit à
penser à Paola et à ce qu’il lui convenait de faire pour être le prince
charmant que réclamaient les circonstances.
Mais quand sa secrétaire pénétra dans son
bureau avec des dossiers pour sa signature, il se rendit compte, s’il était
prêt à l’oublier, que la logique du travail n’est pas la même que celle du
cœur. Bon gré, mal gré, il fallait que les activités marchent et que la vie
suive son cours. Happé par son rôle de directeur, il remit à plus tard le temps
de la réflexion et se laissa envahir par les problèmes d’organisation du
travail.
Ouvrant sa fenêtre, il observa les
détritus éparpillés sur la chaussée, conséquence des pluies diluviennes des
jours précédents. Il eut un mouvement d’indignation devant l’incurie des hommes
politiques et, le temps de l’éclair, il pensa aux sophismes de Garceau pour le
convaincre de son projet. Qu’importe, dans tout autre pays, il était certain
que des décisions auraient déjà été prises pour que le centre-ville, qui
concentre l’essentiel des activités commerciales de la ville et du pays, soit
dépouillé de toutes les ordures qui l’encombrent. Il en était très déçu et
reconnaissait, machinalement, que le tort principal de l’argumentation de
Garceau était d’abord sa provenance.
Sur le plan des impératifs liés à sa
fonction, la question de la propreté de la ville revêtait pour Serge une grande
importance. Dans la semaine, il devait recevoir des visiteurs européens. Il ne
pouvait, par conséquent, pas oublier l’impression positive qu’il avait gardée
des villes visitées lors de son passage en France et en Suisse. Il aurait aimé
leur présenter, sinon un décor équivalent par sa rectitude, du moins, un milieu
acceptable par sa propreté. Mais, déjà, il avait compris que ce serait loin
d’être le cas. Au contraire, en plus de divers domaines dans lesquels, il se
voyait contraint de faire appel à l’obligeance des visiteurs, il serait requis
de s’excuser aussi pour la saleté de la ville, obligation de laquelle, il eût
pu être dispensé si seulement les services de voirie étaient à la hauteur…
Ce soir-là, il regagna son domicile assez
tôt, mais avec des préoccupations plein la tête touchant des dépenses imprévues
à faire dans l’entreprise. Non seulement la production serait arrêtée pendant
un certain temps, à cause d’une machine vieillotte, qu’on n’avait pas réussi à
réparer, mais il allait devoir en commander une neuve en Allemagne. Au fond,
plus que les dépenses requises par l’entretien de l’entreprise, ce qui le
préoccupait surtout, c’était la discontinuité anticipée des livraisons à un
moment critique où il essayait par tous les moyens de fidéliser sa clientèle.
Ouvrant la télévision, il regarda sans
voir les images d’un documentaire sur les fonds marins. C’est à peine s’il
entendait entrer Paola qui lui demanda des nouvelles de sa journée. À un autre
moment, cette question eût été une planche de salut pour amorcer la
communication entre les deux, mais il se contenta de répondre : « une
journée casse-gueule » sans tourner la tête. Après quelques tentatives
laborieuses d’engager la conversation sur une piste quelconque, Paola quitta la
pièce, laissant son mari dans ses pensées obscures.
Quand, quelques minutes plus tard, elle entendit
ce dernier entamer une conversation téléphonique, elle n’attendit pas
longtemps, après avoir prêté l’oreille, avant d’identifier l’interlocutrice. Au
terme de sa réflexion, Serge ne voulait pas attendre au lendemain pour
soumettre à Claudine son idée sur le fonctionnement et l’avenir de
l’entreprise.
A compter de cet instant, sans même
connaître l’objet de la conversation, Paola eut une réaction violente qui
surprit tout le personnel de la maison. Une potiche chinoise, cadeau de voyage
de son mari, a été fracassée contre le mur du salon ainsi que d’autres bibelots
témoins des jours heureux du couple.
Puis, en sanglotant, elle se barricada dans sa chambre, au grand
désarroi de Serge qui, dans l’intervalle, avait déposé le téléphone sans
savoir, au demeurant, que la descente aux enfers venait de commencer.
CHAPITRE XXVI
Dès le début, il paraissait clair que ces
photos émanaient d’une volonté visant à lui nuire coûte que coûte. Pour être
sûr de ne pas manquer son coup, le commanditaire de l’initiative s’est appliqué
à agir sur deux tableaux à la fois, soit ceux présumés de ses accointances
politiques et ceux de ses relations conjugales, histoire de bien ferrer le
poisson.
La première série de photos visait à le
miner politiquement. Elles étaient quatre ou cinq et ont été prises à deux
endroits différents avec les mêmes personnes dont M.Matteau, un homme politique
bien connu. On prêtait à ce dernier les intentions de renverser le régime et de
prendre le pouvoir. Arrêté à trois reprises, il n’a dû sa relaxation, à chaque
fois, qu’à l’intervention de l’ambassade des États-Unis. Toujours dans la mire
du gouvernement, il était néanmoins intouchable, mais pas les gens qui
tournaient autour de lui. Plus d’un de ses fidèles se sont retrouvés, pendant
longtemps, à l’ombre dans une situation très précaire quand ils n’étaient pas
victimes d’«accidents».
En ce qui concerne les photos où apparaît
Claudine, ostensiblement, elles témoignaient d’une volonté de mettre du sable
dans l’engrenage de la vie conjugale de Serge avant même son retour au pays. En
effet, trois de ces photos dataient de l’époque où il résidait encore au Canada
et le montraient en train de danser avec Claudine à l’hôtel Taïno; deux autres
ont été prises au moment où il embrassait Claudine. Évidemment, la prise de vue
a été orchestrée de manière à ne laisser apparaître dans le champ que Serge et
Claudine comme si d’autres membres du personnel n’étaient pas là pour fêter
l’anniversaire de cette dernière. Finalement, deux autres photos prises à des
moments différents le montraient dînant avec Claudine.
Bien entendu, aucune des photos ne faisait
état de scènes très compromettantes ni sur le plan de la politique, ni sur
celui de ses relations conjugales, mais leur capacité de nuisance n’était pas
moins grande. Pour le comprendre, il faut se rappeler que par rapport au système
politique comme par rapport à son comportement conjugal, Serge vivait dans
l’ère du soupçon. Dans l’un comme dans l’autre cas, il lui suffisait la
divulgation des photos auprès des intéressés pour que le renforcement non
souhaité produise ses effets.
De prime abord, pour couper l’herbe sous
les pieds de Garceau, car il ne doutait pas de l’origine de ce chantage, il
voulait les montrer à Paola. Mais après réflexion, il convint que les
circonstances n’étaient pas propices pour une telle démarche. Elles risqueraient
même d’être contre productives, compte tenu de l’état psychologique de sa
femme.
Les choses étaient plus claires sur le
plan politique. A l’évidence, aucun geste ne pourrait le dédouaner. Bien qu’il
n’ait fait que répondre à l’invitation de M. Matteau, beaucoup de ses
adversaires seraient heureux de trouver un prétexte pour s’acharner contre lui.
À ces derniers, il importait peu que sa présence aux côtés de l’homme politique
soit fortuite : ils trouvaient la preuve dont ils avaient besoin pou
l’incriminer.
Pendant toute la journée, l’esprit de
Serge resta figé sur ses préoccupations. Vers la fin de l’après-midi, histoire
de trouver une dérivation à ses problèmes, il se surprit en train de longer,
sans but véritable, le quadrilatère autour de la Maison Saint-Pierre. Ce ne fut
pas facile en raison des séquelles de l’inondation. En contournant les flaques
d’eaux, une foule grouillante se pressait sur le trottoir dans un jacassement
indescriptible : un vendeur ambulant venait d’être fauché par une voiture.
En attendant les secours, personne ne semblait se soucier des soins à lui
apporter, se contentant, chacun, d’être en première loge pour assister au
spectacle. Tant il est vrai, à ce qu’il lui semblait, que l’homme est friand du
malheur de ses semblables. Se rendant compte que le blessé perdait son sang par
une profonde coupure à son bras droit, avec l’aide de deux badauds, il
entreprit de lui faire un garrot qui, fort heureusement, mit fin à
l’épanchement sanguin. Après quoi, le tirant de la mare boueuse dans laquelle
il s’étendait, il s’activa à lui prodiguer d’autres soins quand l’ambulance
arriva.
Il avait suffi de quelques minutes passées
avec le blessé pour changer les idées de Serge. Car, quand il reprit sa
promenade, c'est encore à lui qu’il pensait. Avait-il une femme, des enfants?
Avait-il eu le temps de réaliser de quoi faire vivre sa famille pour la
journée? Ils étaient des milliers comme lui, vendeurs ambulants, portefaix,
chômeurs en quête de tous les petits boulots…qui s’agitaient dans la foire
urbaine pour la perpétuation de la vie sans autre assurance que l’espoir! Et
cette prise de conscience le transportait loin de ses préoccupations, sur les
idéaux de générosité de sa jeunesse obscurcis par les alluvions de la vie. Il
fut envahi, tout à coup, par un sentiment de nostalgie comme s’il s’était
éloigné depuis longtemps de sa patrie.
Ayant fait le tour du quadrilatère, il se
retrouva à l’entrée de la Maison Saint-Pierre. Machinalement, il poussa la
porte principale où le cliquetis des machines à écrire le ramena à la réalité
de son travail. Ouvrant son agenda, il pria sa secrétaire de joindre à en
Floride un de ses représentants commerciaux, pendant qu’il compulsait un
dossier à son bureau. Après quelques minutes, elle le mit en communication avec
Miami où il apprit une bonne nouvelle. En raison de l’accueil fait au Landis et
surtout au Rhumac, les prochaines commandes pourraient connaître une
progression de huit à dix pour cent. Depuis que ces nouveaux produits ont été
lancés, c’était les meilleurs feed-back reçus. Tout de suite, il pensa à
Claudine à qui il avait hâte de communiquer la nouvelle. Il avait,
certainement, d’autres tâches à remplir au bureau cet après-midi-là, mais dans
l’état psychologique où il se trouvait, il considérait qu’il en avait fini pour
la journée. Et, prenant l’enveloppe de photos, il quitta prestement le bureau.
Il ne rentra pas à la maison comme il se proposait au départ. Vu la
connaissance que Claudine avait accumulée sur le plan de la grammaire des
comportements politiques, il voudrait connaître son opinion sur le
rapprochement qui est fait entre M.Matteau et lui. Jusqu’où peut aller la
vindicte politique contre quelqu’un identifié comme l’ennemi? Il avait une
certaine idée de la réponse à la question, mais il voulait la valider auprès de
l’opinion de Claudine à ce sujet. Sachant où il pouvait la trouver, soit à
l’aéroport où elle accompagnait une amie en partance pour l’Europe, il arriva
après le décollage de l’avion. Claudine venait à peine de regagner sa voiture
pour s’en retourner, mais de bon gré, elle renvoya ce projet et accepta
l’invitation de Serge de commencer la soirée au restaurant.
Claudine était heureuse d’apprendre que
les nouveaux produits de l’entreprise avaient connu un bon début en Floride.
Elle souhaitait un accueil équivalent à d’autres régions des États-Unis et en
Europe, tout en étant sceptique d’une pareille éventualité. Malgré le marketing
entourant la diffusion de ces produits dans les vieux pays, elle avait des doutes
sur la possibilité d’une percée vraiment significative.
Après avoir conféré quelques minutes sur
les activités de l’entreprise à l’intérieur et sa tentative de pénétration sur
le marché des boissons alcoolisées à l’extérieur, Serge exhiba de sa poche les
photos politiquement problématiques. Comme prévu, Claudine ne vit pas d’un bon
œil l’interprétation qui pourrait être faite dans les milieux gouvernementaux
de la présence de Serge à côté de M. Matteau. Le maître-chanteur avait un atout
dans sa manche. Elle ne pensait pas que cette carte serait nécessairement
jouée. Son économie résidait dans sa force de pression. C’est pourquoi il
paraissait stratégique à son adversaire d’en faire connaître l’existence. Sans
entrer dans le jeu du manipulateur, il lui semblait, néanmoins, important d’en
tenir compte, quand ce ne serait que pour ne pas se compliquer la vie.
Malgré l’envie qui l’étreignait, il ne
daigna pas évoquer les autres photos où apparaissait Claudine. La démarche
comportait une trop grande menace à la désintégration de son couple pour en
discuter avec une personne comme Claudine. Et pour être sûr qu’il ne céderait
pas à ses désirs, il proposa, dès la fin de dessert, de quitter les lieux.
Reprenant sa voiture, il se dirigea
dare-dare chez lui, la tête bourdonnante de mille préoccupations concernant,
d’une part, le chantage dont il était l’objet et, d’autre part, le comportement
énigmatique de sa femme. Mais, avant de franchir le seuil de sa demeure, par le
couvre-feu général, il subodora quelque chose d’incongru dans la vie de la
maison. Puis, après avoir essayé vainement d’entrer dans la chambre conjugale,
il choisit de retraiter pour la nuit dans celle des amis. Après avoir passé en
revue le film de la journée et essayé de trouver la voie de sortie du
labyrinthe, il se laissa gagner par le sommeil jusqu’au matin.
Comme à cette heure, sa chambre était
encore fermée, il se rendit à son travail sans voir Paola. Mais une fois au
bureau, gagné par l’angoisse, il reprit le chemin du retour. Sa mère,
rencontrée en rentrant, l’informa que sa femme n’avait pas quitté sa chambre
depuis deux jours. Au moment d’aller frapper à sa porte, il vit défiler dans
son esprit les événements à l’origine de son esclandre, sans comprendre que la
jalousie pourrait la pousser à de tels comportements. Mais il avait beau
frapper, elle demeurait intraitable.
Enfermée dans sa chambre, Paola n’en
sortait plus qu’en l’absence de son mari ou lorsque des impératifs personnels
l’y contraignaient. Pendant des jours, Serge utilisait tous les moyens
possibles sans parvenir à la convaincre d’ouvrir la porte. Et comme si la cause
de son isolement, à l’instar d’un volcan qui submergerait tout sur son passage,
avait annihilé toutes les dimensions de sa vie personnelle et sociale, elle
avait cessé de fréquenter Bel espoir et pris ses distances avec des collègues
avec qui elle avait développé des amitiés. Seul l’appel de Daniel avait pu
l’émouvoir. S’apercevant de cela, Serge avait essayé d’exploiter ce canal de
communication, mais son entreprise avait tourné court quand Paola s’en était
aperçue. Finalement, pour empêcher que son fils ne pâtît de son stratagème,
Serge avait pris son parti de s’abstenir de passer par lui.
Pendant les premiers jours, le
comportement de Paola dérangeait beaucoup le rythme de la vie dans la maison,
mais on ne s’en alarma pas outre mesure. On y voyait une toquade passagère,
avant de commencer à s'émouvoir, au
début de la deuxième semaine.
Seule dans sa chambre, Paola
s’étiolait peu à peu. Les premiers à se rendre compte de visu furent les gens de service, et la première à jeter l’alarme
fut la bonne qui faisait office, à la fois, de femme de chambre et
d’aide-cuisinière. Elle se désespérait
de voir que sa maîtresse touchait peu aux repas qu’elle lui apportait tous les
jours. En même temps, elle constatait qu’elle avait quelque chose de blême dans
son visage comme si sa peau était pulvérulente. Mais ce qui la touchait
davantage, c’était de voir sa maîtresse, naguère si coquette, laisser ses
cheveux à l’abandon comme une terre en friche.
Passe encore si cette négligence sur
sa personne était circonscrite à sa chambre, mais, certains jours, en l’absence
de M. Valcour, il lui arrivait de la voir longer les couloirs, silencieusement
effarouchée, comme un animal évadé de sa cage. Un soir, on l’avait aperçue en
train d’errer dans le jardin comme un fantôme.
Son comportement alimentait la
conversation des gens de service depuis des jours. Les uns et les autres
n’arrivaient pas à s’expliquer la cause de sa retraite. Ils étaient, bien
entendu, au courant de la fameuse scène au cours de laquelle des bibelots
avaient volé en éclats, mais comme le geste ne s’accompagnait pas d’échanges de
propos, il ne leur était pas intelligible. Ils avaient compris, néanmoins, que
la maladie dont elle était frappée, si c’était le cas, avait ceci de singulier
qu’elle l’obligeait à s’abstraire de toute présence humaine, y compris de celle
de son mari.
La situation avait semblé inspirer
une pensée lubrique au jardinier. Elle était cependant restée mort-née quand la
cuisinière, qui connaissait bien l’esprit tortueux et malsain de ce dernier et
qui lisait dans ses yeux, l’avait foudroyé de ses regards.
N’empêche que cette situation aurait
pu demeurer longtemps une histoire dans les annales de la maison Valcour, sans
les confidences d’un membre du personnel de service. C’est ainsi que peu à peu,
les gens du quartier en vinrent à savoir que depuis environ un mois, M. Valcour
était refoulé de la chambre conjugale par sa femme et qu’il pouvait passer
plusieurs jours sans même l’apercevoir.
Serge vivait cette situation comme un
cauchemar. D’une part, il ne comprenait guère que Paola voulût s’isoler dans sa
chambre. La justification de sa colère n’avait pas été faite. On était donc en
présence d’une opération factice dans ses objectifs et sa légitimité et qui lui
enlevait néanmoins toute possibilité de clarification de la situation du
couple. Quand l’incident était survenu et que sa femme commençait à adopter ce
comportement, il en était dépité. Il croyait, néanmoins, que sa retraite serait
de courte durée : peut-être un jour ou deux; à la rigueur, une semaine.
Mais, jamais il ne lui serait venu à l’esprit qu’il pourrait passer des
semaines sans même la voir.
A quelques reprises, il avait songé à
l’idée de l’intervention du psychiatre, mais il avait vite fait de convenir
que, dans les circonstances, cela devenait tout bonnement impraticable. Voilà
pourquoi il crut bon d’envisager d’autres solutions, sans en apercevoir de
pertinentes à l’horizon. Ainsi, se sentait-il condamné à attendre qu’elle
veuille bien mettre fin à sa retraite.
Un jour que Serge visitait un
chantier de construction près de l’aéroport, il tomba sur un ami de son
quartier qui, à son air, le trouva pitoyable. La réaction de Serge en fut une
d’étonnement; ce qui porta son interlocuteur à vérifier si tout allait pour le
mieux dans sa famille. Devant sa réponse affirmative, il lui dit :
-- Mes informations sont probablement
fausses car je croyais que ta femme était malade.
--Où as-tu eu cette information, répondit
Serge
-- D’un ami rencontré par hasard lors d’une
partie de tennis.
Serge prenait conscience pour la première
fois, que les problèmes qui le chipotaient et qu’il croyait circonscrits entre
les quatre murs de sa maison avaient déjà quitté ce périmètre, pour s’étendre à
travers les cercles sociaux de ses fréquentations ou de ses connaissances. A ce
moment précis de sa réflexion, une question l’obsédait : que savait-on
vraiment des problèmes de sa famille? Était-ce simplement la maladie de Paola
ou autre chose?
L’autre question qui le préoccupait
concernait l’éventail de ses amis et connaissances au courant de ses déboires
conjugaux. Était-ce possible que les gens avec qui il avait eu une réunion
d’affaires la semaine dernière avaient été au courant de sa situation
familiale? Plus il réfléchissait, plus il en voyait, a posteriori, des indices. Des remarques qui apparaissaient
anodines alors, prenaient maintenant tout leur sens. Il eut l’impression
d’avoir été dans une maison de verre sans même le savoir et d’y être encore
pour longtemps. Cela l’horripilait au plus haut point. Il avait toujours
considéré comme sacré l’espace de sa vie privée et sa mise à nu, à son insu,
était vécue à l’instar d’une grande déception au plan personnel, un peu comme
si, par cette expérience, il avait fait la preuve de son incapacité à gérer
convenablement le dernier bastion de sa sécurité et de celle de sa famille.
Cette prise de conscience le remit,
encore une fois, dans la nécessité de faire quelque chose pour sortir de cette
impasse psychologique. Mais, il n’avait pas pris de temps à se rendre compte
que les termes du problème n’avaient pas changé : c’était le même mur
infranchissable que lui opposait le comportement de sa femme. Il était prêt,
après avoir tout envisagé, à appeler Chantraine et à voir avec lui ce qu’il
convenait de faire quand il reçut un appel de sa mère : Paola n’a pas
donné signe de vie depuis ce matin. Contrairement à l’habitude, elle n’a pas
ouvert à la bonne allée lui apporter son déjeuner. Subitement les lumières du
bureau de Serge s’éteignirent. Ouvrant la fenêtre, il remarqua que la pénombre
avait envahi le jardin et l’espace alentour. Une coupure d’électricité! se
dit-il. Et il pensait que ce n’était pas le moindre des paradoxes que ce
phénomène qui dérangeait peut-être des dizaines de milliers de gens fût moins
important pour lui que le black-out qu’il sentait au fond de lui.
CHAPITRE XXVII
Il serait faux de dire que l’appel de sa
mère n’a pas causé un certain émoi à Serge, surtout à cause de l’inquiétude de
cette dernière. Mais pour un homme qui n’a pas vu sa femme depuis plus d’un mois, une demi-journée de plus ne comportait
rien de dramatique. Bien entendu, après les affaires de l’entreprise, il
s’abstiendrait d’aller lancer quelques balles au court de tennis, comme il se
le proposait, pour rentrer à la maison. En attendant, il ne changerait rien à
son horaire et s’occuperait de voir comment on pourrait arriver à maintenir la
production, en attendant la livraison des machines. Il avait pris rendez-vous,
à cette fin, avec le chef des opérations. Et pour être plus au fait de la
situation, il avait décidé de se transporter sur les lieux, c’est-à-dire, à
l’usine de transformation, dans la banlieue Nord de la ville.
Comme il s’y attendait, le processus
de production s’avérait laborieux. Il pouvait permettre d’alimenter la
consommation intérieure, mais se voulait tout à fait insuffisant pour satisfaire
la demande extérieure. Par conséquent, comptait-il, dès le lendemain, entrer en
communication avec le manufacturier allemand afin d’accélérer la livraison
attendue. Il pensait que si l’installation des machines pouvait se faire dans
l’intervalle d’un mois, l’entreprise n’aurait pas à souffrir outre mesure de la
situation. Dans le cas contraire, il devrait prévenir ses fournisseurs, comme
ses clients, d’une discontinuité temporaire dans les approvisionnements.
Il était dépité mais pas abattu. Les
choses auraient pu être pires. C’était déjà quelque chose que les machines
soient disponibles en stock et qu’il n’eût pas à attendre qu’on les fabrique
spécialement pour lui. Non seulement seraient-elles plus chères, mais de plus,
le délai d’attente risquerait d’être incroyablement plus long; cela se
solderait inévitablement par une baisse sensible du chiffre d’affaires de
l’entreprise.
Tout en se rendant chez lui, il
pensait à toutes ces choses. Il avait fait le trajet sans trop s’en rendre
compte. Tout s’était passé comme si sa voiture se dirigeait toute seule, sans
aucune intervention de sa part. C’est en franchissant le dernier tournant,
avant de parvenir à son domicile, que l’image de Paola s’imposa à lui. Non
qu’elle fût absente de son esprit : elle y était en permanence, mais
associée à un sentiment d’angoisse et d’ennui, une inquiétude lancinante ou un
problème pour lequel il n’avait pas encore de solution. Elle était logée, si
l’on peut dire, en attente, à l’arrière-scène de sa conscience. En voyant le
jardinier ouvrir la grande porte de fer
du portail, c’est une autre image de Paola qui s’était superposée à la
première, une image qu’il n’avait pas visitée depuis longtemps et qu’il
aimerait, de tout son cœur, garder prisonnière. C’est à cette Paola-là qu’il
allait, si possible, tenter de s’expliquer et, d’elle aussi, qu’il comptait
essayer de gagner la confiance.
Il ne savait pas ce qui s’était passé
en son absence, ni même s’il s’était passé quelque chose. Quelle que soit la
situation, il espérait voir créer les conditions rendant possible une rencontre
avec sa femme. Il stationna sa voiture et monta les marches deux par deux. Dans
le vestibule, il rencontra sa mère qui lui confirma, à nouveau, que Paola n’a
pas donné signe de vie. Il se dirigea à sa chambre et l’appela à plusieurs
reprises sans rien entendre. Après quelques moments d’hésitation, sur les
conseils de sa mère, il consentit à enfoncer la porte. Ce ne fut pas facile,
mais, après plusieurs tentatives, il finit par l’ouvrir pour s’apercevoir que Paola
n’y était pas.
Paradoxe étrange : Serge était à
la fois heureux et angoissé. Pendant tout le temps qu’il essayait d’entrer dans
la chambre, il n’arrivait pas à se départir de l’idée que Paola avait peut-être
succombé à une crise cardiaque ou quelque chose du genre. Dans ce sens, de ne
pas la voir le rassurait. Mais, si elle n’était pas dans la maison, où
pouvait-elle se trouver? Après avoir émis plusieurs hypothèses, Serge et sa
mère étaient d’avis qu’ils n’avaient pas le choix : ils devaient attendre
qu’elle rentre. Ils pensaient qu’elle le ferait avant la nuit. Mais au fur et à
mesure que les heures passaient, le filet d’espoir rétrécissait jusqu’à
disparaître complètement au moment de prendre la disposition d’aller se
coucher.
Une dernière fois, Serge descendit au
rez-de-chaussée et scruta tous les recoins de la maison, puis, munie d’une
lampe de poche, il s’aventura dans le jardin. Un croissant de lune traînait
encore dans le ciel avant de disparaître derrière la cime des arbres. Le
croassement inattendu d’une grenouille le fit sursauter étrangement, lui
rappelant certaines frayeurs adolescentes quand il s’aventurait dans
l’obscurité de la nuit. Puis, après avoir fait le tour de la maison et n’avoir
rien trouvé d’anormal, il monta à sa chambre et se décida à se coucher. Il
était certain qu’il n’allait pas fermer l’œil; de fait, il ne dormit pas. Où Paola
pouvait-elle être à cette heure? Cette question, il se la posait comme une
incantation pour la centième fois. Dans le silence et l’obscurité de sa
chambre, son imagination furibonde se lança dans toutes les directions. Il
voyait des images de folie, de mort et d’autres qu’il pouvait à peine formuler,
qu’il se dépêchait de chasser de son esprit, mais qui revenaient souvent par
d’autres chemins, pour le maintenir dans la seule obsession de l’instant :
où Paola pouvait-elle être à cette heure?
Quand l’horloge de la bibliothèque
sonna trois heures, il se prit à penser que l’aurore n’était pas loin et qu’il
lui faudra se lever bientôt. Mais pour quoi faire? Il n’avait pas le courage
d’aller au bureau. D’ailleurs, si importante qu’était sa présence aux
commandes, à ce moment crucial où se jouait l’avenir de l’entreprise, elle le
fut davantage à la maison, à essayer de trouver les traces de sa femme. Cela
dit, il ne savait pas encore par quoi il allait commencer. C’est alors qu’il
eut l’idée d’aller visiter les lieux où Paola avait vécu le mois dernier. La
porte de la garde-robe était ouverte. Il ne lui semblait pas que beaucoup de
vêtements manquaient. Donc, rien de ce côté ne lui paraissait significatif. Se
basant sur les informations de la bonne en ce qui à trait à la négligence de
son maintien, il s’attendait à ce que les lieux soient en désordre; mais, ce ne
fut pas le cas. Chaque chose était à sa place et la couverture du lit bien
tirée, comme si elle s’était gardée de s’y étendre, après avoir tout arrangé.
Sur la table de chevet, une bible était ouverte
aux pages du Cantique des
Cantiques. Dans la chambre flottait un parfum dont Serge raffolait et qui
indiquait qu’elle s’en était aspergée avant de sortir. Le parfum était
étroitement associé à une de ses robes favorites. La dernière fois qu’elle
l’avait portée, c’était à l’occasion d’un mariage, sur ses propres instances.
Au retour, il l’avait félicitée de son élégance, en lui disant qu’elle était
mieux habillée que toutes les femmes présentes. Elle lui en avait su gré de ce
compliment et le manifesta par sa joie. Et du coup, Serge eut l’idée d’aller
voir si la robe était dans la penderie. Il ne la trouva pas, comme d’ailleurs le collier de
perles qu’elle portait ce jour-là, ni, non plus, la gourmette de platine qu’il
lui avait donnée pour son anniversaire.
Pendant quelques instants, Serge
s’affairait à regarder partout dans la chambre quand ses regards se portèrent
sur un sac de cuir qui pendait à la porte de la garde-robe. Il se dépêcha de
l’ouvrir pour s’apercevoir qu’il contenait, en plus d’un montant d’argent, tous
les papiers d’identité de Paola. Cette découverte le dérouta complètement.
Comment comprendre qu’elle soit sortie sans penser à prendre ses papiers
d’identité, elle qui n’avait jamais manqué de le faire auparavant? C’est un
réflexe, se plaisait-elle à dire, qu’elle avait hérité de ses séjours à
l’étranger.
Dans une volonté de s’expliquer les
événements, Serge commençait à considérer la hâte avec laquelle elle avait dû
quitter la maison. Il l’imaginait succombant à une pression irrésistible pour
sortir ainsi dépourvue. Mais, en tenant compte, par ailleurs, des soins qu’elle
avait mis à s’habiller, il trouvait que les deux images n’allaient pas bien
ensemble et décida de laisser en suspens cette voie de réflexion. Il ne s’en
éloigna pas beaucoup, car il était automatiquement ramené à la question de
savoir ce qu’il devait faire pour retrouver sa femme.
Il voudrait s’informer auprès de
quelques amis de la famille si, d’aventure, on n’avait pas de ses nouvelles.
Mais ce procédé le déplairait grandement. Ce serait ouvrir la porte à
l’intrusion dans sa vie familiale. Il n’avait peut-être pas de squelettes dans
les placards, mais le comportement de sa femme en valait bien une. De toute
façon, porter les autres à frayer un chemin dans son intimité lui apparaissait
suffisamment répugnant pour tergiverser toute la journée. Vers le soir, après
s’être laissé convaincre par sa mère, il composa le numéro d’un ami qui
résidait sur les hauteurs de la ville. Il voulait, au moins, lui donner
l’occasion de l’entretenir si, par hasard, il avait quelque chose à lui dire au
sujet de sa femme. Mais, après avoir parlé de choses et d’autres et s’être fait
demander des nouvelles de sa mère et de Paola, il comprit qu’il n’avait rien à
attendre de cette source. Il utilisa le même procédé une douzaine de fois sans
rien tirer de ses amis.
C’est à ce moment-là que commença à
s’imposer à lui une solution qu’il avait d’abord rejetée. Il s’agissait
d’alerter la police de la disparition de Paola. Mais, au fur et à mesure que le
crépuscule enveloppait la montagne pour en faire, de sa chambre, une masse
informe et noirâtre, il était saisi par une impression bizarre de mélancolie et
de désespoir. C’est à ce moment-là qu’il se sentait poussé à s’ouvrir à la
police. Malgré tout, il décrocha le téléphone comme à reculons. Le policier qui
reçut sa plainte, par son indifférence, semblait obéir à un mécanisme. On pourrait
croire qu’il enregistrait le centième cas de disparition de la demi-journée. Il
commença à s’animer seulement quand il sut que la personne, à l’autre bout du
fil, n’était autre que M. Valcour de La Maison Saint-Pierre. Serge l’entendit
échanger quelques mots avec, probablement, un collègue, avant de lui revenir et
de lui demander s’ils s’étaient disputés et si elle avait des raisons de
quitter la maison. A quoi, il répondit par la négative. Il aurait pu ajouter ce
qu’il en était de leurs relations conjugales, mais il s’abstint d’en faire
état. Plus tard, requis de donner des indices sur sa personne et les vêtements
qu’elle portait, il soulignait qu’il n’avait aucune certitude sur sa façon de
s’habiller au moment de quitter la maison, mais il crut bon de signaler les
vêtements qui manquaient. A la question du policier de savoir si elle en était
à sa première fugue et si on lui connaissait des aventures extraconjugales,
Serge avala sa salive de travers et faillit s’étouffer. Il ne s’attendait
nullement à une telle question qu’il trouva, un tantinet, impertinente.
Néanmoins, il s’exécuta en donnant une réponse négative. Pour finir, le
policier lui dit que ses renseignements seront relayés par les autres postes de
police et qu’on le maintiendra au courant des recherches.
Il avait à peine fini son entretien
avec le bureau de police qu’il dut répondre aux questions de Daniel, aux
désespoirs de l’absence de sa mère. Auparavant, il avait assuré l’enfant que sa
mère ne tarderait pas à revenir. Il se disait certain qu’elle était en visite
chez des amis. Mais l’enfant continuait à s’impatienter de la durée de cette
visite. Il ne comprenait pas pourquoi son père n’était pas de la partie, ni
pourquoi sa mère n’avait pas songé à donner de ses nouvelles. Mais, à chacune
de ses questions, Serge croyait avoir trouvé la réponse et le ton qui
convenaient.
Pourtant, parce que les propos de
Serge démentaient chez lui une certaine dose d’angoisse qu’il n’arrivait pas à
neutraliser complètement, l’enfant avait senti le besoin de confronter les
réponses de son père à celles de sa grand-mère. Mais, là aussi, il fit face à
la même dissonance entre des propos sécurisants et une attitude qui ne laissait
pas de présenter sa touche d’anxiété.
Quoi qu’il en soit, le père comme la
grand-mère comprit qu’il leur fallait être discret pour ne pas trop inquiéter
Daniel. Quand ils devaient faire le point sur la situation, ils attendaient
qu’il soit à l’école ou endormi. Depuis
quelque temps en effet, l’enfant assistait à un certain changement dans
l’attitude de sa mère à son égard. Alors que celle-ci avait l’habitude de
l’accompagner à ses leçons de violon, à compter des deux dernières semaines,
elle semblait s’en désintéresser et ne tenait plus à être présente en ces
circonstances, se contentant, à l’occasion, de lui rappeler la nécessité de ses
exercices musicaux.
Par ailleurs, Daniel ne comprenait
pas que sa mère ait choisi de s’isoler dans sa chambre, comme si elle et son
père ne s’entendaient plus; ce qui, de son point de vue, équivalait à une
totale aberration. Depuis quelque temps, il avait assisté à trop de changements
dans sa famille pour être capable d’en
accepter un de plus. Dans sa tête d’enfant, il semblait avoir considéré que
l’absence prolongée de sa mère avait, cette fois-ci, dépassé la mesure. D’où sa
tristesse, en revenant de l’école, de voir qu’elle était encore absente. Pour
la première fois, il refusa d’aller se coucher, malgré l’insistance de sa
grand-mère. Se rendait-il compte qu’il n’allait pas pouvoir dormir ou
voulait-il seulement être éveillé quand elle rentrerait? Son père appelé à la
rescousse n’a pas pu obtenir autre chose que de le voir gagner sa chambre. Là,
plutôt que d’entrer sous les draps, il s’était mis à feuilleter un recueil
de bandes dessinées, en prêtant
l’oreille à tout ce qui se passait dans le salon.
Mais le sommeil avait fini par avoir
raison de lui. Quand son père vint le voir avant de gagner sa chambre, c’est
lui qui le transporta endormi dans son lit, en veillant bien à ce qu’il ne soit
pas réveillé. De fait, après avoir fermé la fenêtre, il s’éclipsa de la chambre
sur la pointe des pieds.
Il était l’heure d’aller à l’école
quand il se leva le lendemain. Serge avait déjà quitté la maison pour se rendre
à son travail. Quant à sa grand-mère, elle essayait de lire un livre dans un
coin du salon. Il n’a pas eu besoin de demander si sa mère était rentrée :
il y avait un je ne sais quoi dans la maison qui lui indiquait que la situation
n’avait pas changé. Il le voyait d’ailleurs partout, dans les yeux de sa
grand-mère, dans ceux de la bonne et de la cuisinière et jusque dans la
disposition de certains objets au salon et le son étouffé des voix dans le
couloir.
C’était le règne de la morosité dans
cette maison depuis déjà quelque temps, mais cette morosité venait de
s’aggraver avec l’instauration d’une nette atmosphère de deuil qui allait
s’étendre sur deux ou trois jours. Le matin, silencieusement, Serge
franchissait le portail de la maison pour se rendre à son bureau et il en
faisait de même le soir, s’y enfermant et toujours prêt à se jeter sur le
téléphone au premier tintement.
Quand un matin, au moment d’aller
travailler, il reçut un appel de la police, son cœur faillit s’arrêter. On
aimerait qu’il passe au poste, car on avait des choses à lui demander.
Changeant prestement de destination, il se dirigea in petto au bureau de la police où, il se trouva en présence d’un
colosse qui lui demanda s’il était M. Valcour. Après un signe affirmatif de la
tête, le policier lui dit :
--M Valcour, nous craignons de devoir
vous donner de mauvaises nouvelles. Le signalement que vous avez donné, nous
croyons l’avoir trouvé chez une noyée repêchée près du rivage, à l’entrée Sud
de la ville. Nous avons besoin de vous pour l’identifier.
Serge reçut cette nouvelle comme un
coup de massue. Un double coup de massue : sa femme serait trouvée morte; et si cela se confirme,
la responsabilité lui reviendrait. Il n’avait pas de doute là-dessus. C’est lui
qui l’aurait poussée à noyer sa peine dans la mort. Jusqu’ici, il avait
envisagé toutes les possibilités, même sa mort accidentelle! Mais l’éventualité
d’avoir à l’identifier à la morgue ne lui avait pas traversé l’esprit. Car ce qui
serait étonnant, c’est que ce soit vraiment elle, la noyée. Qu’elle ait choisi
ce moyen pour couper le fil de sa vie, malgré sa peur maladive de l’eau! Il y a quelque chose qui ne collait pas avec
l’image qu’il avait d’elle. Quand elle allait à la plage, dès qu’elle avait de
l’eau à mi-jambe, elle commençait à s’affoler…
La voix du policier devant lui dans
la voiture le sortit de ses sombres pensées.
--Votre femme, dit-il, était-elle
suicidaire?
--Non, pas que je sache, répondit
Serge.
--Voulez-vous dire qu’elle aurait pu
l’être sans que vous le sachiez?
--Je veux dire que je n’ai jamais vu
d’indices d’une telle tendance chez elle.
Et après une pause :
--Sauf que si j’avais à apprécier son
comportement aujourd’hui, je prendrais davantage en compte l’abandon par elle
de certaines activités, et même une inclination à l’isolement qui pourraient
être le signe d’une certaine dépression.
--Et qu’avez-vous fait en constatant
ces choses?
--C’est maintenant seulement que ces
choses, comme vous dites, prennent une grande signification pour moi.
Auparavant, je ne faisais pas ces liens…
--Auparavant dites-vous…Ça remonte à
combien de temps?
--Peut-être deux ou trois mois.
--Oh! Et vous n’avez rien fait
pendant tout ce temps!
Serge n’était pas content de la
circonspection perçue dans les propos du policier. C’était déjà assez qu’il se
sente coupable en dépit de son indignation et de sa douleur. Il n’avait pas
besoin que quelqu’un et, encore moins un flic, l’accule davantage au pied du
mur et le force à reconnaître sa responsabilité. S’il s’avérait que la morte
fût vraiment sa femme, allait-il l’accuser pour non-assistance à personne en
danger?
La voiture s’immobilisa près du
trottoir et les deux hommes en descendirent rapidement, pénétrèrent à
l’intérieur de l’édifice qui n’était pas un hôpital comme le croyait Serge et
se dirigèrent vers la morgue. Après avoir conféré avec le préposé aux services,
le policier invita ce dernier à le conduire à la section des macchabées.
C’est la première fois que Serge
franchissait le seuil de ce lieu macabre. Une odeur bizarre l’accueillit dont
il n’était pas sûr si elle émanait de l’environnement ou était plutôt le fruit
de son imagination. Dès que le préposé actionna le tiroir où gisait la morte,
il n’y avait plus de doute possible : il venait de reconnaître sa femme.
Après un début stoïque où il se contenta d’écarquiller ses yeux hagards, son
comportement changea inopinément et se manifesta par un torrent de larmes
devant Paola étendue. Attifée comme lors du mariage, elle portait la robe
émeraude que son mari aimait. Les yeux clos, la bouche fermée en une moue
étrange, elle donnait l’impression que la mort l’avait surprise en train de
mordre un citron. Ses cheveux ébouriffés rendaient un peu insolite l’éclat de
ses boucles d’oreilles et de son collier de perles. Elle avait été repêchée par
un détachement de la police côtière.
Serge était sidéré du spectacle qu’il
avait devant lui. Il était alors certain qu’il s’agissait d’un cas de suicide.
Un cas de suicide, il s’en rendait compte maintenant, qui résultait d’une rupture de la parole, de la
communication entre eux. Comment en était-elle arrivée là? En tout cas, le
spectacle ne lui apparaissait pas la revanche, post-mortem, d’une suicidée contre son entourage, comme cela arrive
souvent, mais plutôt quelque chose qui se voulait une élégie émouvante qui lui
allait droit au cœur. Dans son désespoir, Paola avait trouvé la force
nécessaire, au moment de quitter ce monde, de lui faire signe, ce que naguère
il aurait perçu comme une preuve de son amour. N’empêche, la symbolique du
geste lui valut une certaine déception, celle de n’avoir pas su décrypter les
signes de son désespoir.
Bien sûr, il savait qu’en assumant la
direction de La Maison Saint-Pierre, il soumettait Paola, par le fait même, à
une situation psychologique difficile. Mais, jusqu’à ce matin, il avait la
naïveté de croire que ces difficultés pouvaient être surmontées avec un peu
d’ouverture d’esprit, s’il s’évertuait à ne pas jeter de l’huile sur le feu.
Jusqu’à un certain point, il pensait même y avoir réussi, mais la preuve du
contraire venait d’être faite. C’était, selon lui, la signification de son
suicide.
A compter de ce moment, ce fut la
quête effrénée en vue d’appréhender, dans le passé récent, ses propres moments
de faiblesse ou d’inconséquence, afin d’essayer de saisir le fil conducteur du
drame familial. Il se souvenait d’une
remarque que Paola avait eu à faire à un moment où il était entré tard de son
bureau : « J’espère de tout mon cœur, avait-elle dit, que tu n’auras
jamais à regretter tes silences. » A une époque où l’ombre de Claudine
planait sur leurs relations, il aurait pu expliquer à Paola les contraintes
administratives qui l’avaient empêché de quitter le bureau à l’heure normale,
mais aiguillonné par on ne sait quel démon, il avait préféré garder le silence
et, par le fait même, semant le doute dans l’esprit de sa femme. Si cette
attitude était isolée, elle ne tirerait pas à conséquence, mais Serge était
convaincu qu’elle se retrouvait souvent dans ses interactions avec Paola au
cours de la dernière année.
Par ailleurs, il doutait qu’il eût
toujours su capter les signaux que Paola lui avait envoyés. Il y avait en effet
des perches tendues qu’il n’avait pas su prendre.
Cette prise de conscience jeta Serge
dans une totale confusion. Alors qu’auparavant,
il craignait presque d’être accusé de non-assistance à personne en
danger, maintenant, la culpabilité aidant, il trouverait presque légitime une
pareille accusation. Ainsi en va-t-il de la culpabilité qui, selon l’aveu de
Laurence Durell, « se hâte toujours vers son double complémentaire, le
châtiment : c’est là seulement qu’elle trouve l’apaisement. » Mais,
l’accusation attendue ne venait pas, comme bien entendu, le châtiment
confusément espéré.
CHAPITRE XXVIII
Les gens gravitant autour de
Serge et qui étaient au courant des particularités de sa vie sentimentale
n’étaient pas nombreux. Néanmoins, ils étaient très empressés auprès de lui
pour l’aider à traverser la période de deuil. Depuis la découverte du cadavre de
Paola dans les conditions que l’on connaît, le comportement de Serge n’avait
cessé d’inquiéter les gens de son entourage. Au début, ils croyaient que son
chagrin allait se résorber au fur et à mesure que le temps passerait. Quand
l’événement des funérailles eut ses six mois, on commençait à trouver que Serge
était atteint plus profondément qu’on ne l’avait cru Il allait normalement à son travail, mais,
une fois revenu, il ne sortait plus comme par le passé. Il s’enfermait dans sa
bibliothèque et ne mettait le nez dehors que pour les repas pris, parfois seul
et, le plus souvent, avec son fils et sa mère. Il n’allait plus au théâtre ou
au cinéma et fuyait ses amis. Les seuls qu’il voyait étaient ceux qui venaient
le visiter comme, par exemple, Claudine et ses amis de Bel espoir. En ces
occasions, il affectait une bonne humeur qui ne donnait le change qu’aux moins
proches. En tout cas, pas à sa mère et, surtout, à Claudine lassée de voir se
prolonger sa morosité, en dépit de la performance appréciable de la Maison Saint-Pierre. Avec
le ralentissement de la production dû à la défaillance des équipements, on
pouvait penser, à certain moment, que les ventes allaient s’en ressentir. Mais,
il n’en a rien été. Les stocks avaient fait la différence et empêché l’arrêt de
l’approvisionnement surtout aux nouveaux clients. À plusieurs reprises,
Claudine avait essayé de brancher Serge sur les résultats positifs de
l’entreprise, histoire de fouetter son amour-propre et son enthousiasme; mais
si ce stratagème n’a pas nui aux activités de gestionnaire de Serge, il n’a été
d’aucune aide pour le sortir de sa mélancolie.
Pour comprendre le drame qui se jouait,il importe de revenir quelque temps en arrière. Quand Claudine avait appris que Serge, jusqu'alors son fiancé, s'était marié, ce fut pour belle l'élément d'une grande douleur, même si, avant d'apprendre la nouvelle, elle avait commencé à la sublimer, en s'investissant toute entière dans des activités sociales. On se souvient comment elle avait répudié le remplaçant de Serge que son père lui avait choisi.
Que, par la suite, elle invitât son ex-fiancé à venir prendre la direction de l'entreprise, après la mort de M.St-Pierre, c'est un choix qui se portait, alors, sur quelqu'un qu'il estimait compétent, mais, surtout, en qui elle avait pleinement confiance. Qui peut dire qu'elle n'avait pas caressé le rêve de le rapprocher d'elle plus intimement? Compte tenu des circonstances particulières qui ont présidé à l'évolution de leurs relations, un tel rêve, en dépit de la morale, serait dans l'ordre naturel des choses. Pourtant, si tel était son rêve, il n'a pas pu être réalisé comme désiré.
Bien sûr,Serge lui était proche:ils travaillaient et dînaient souvent ensemble. Sur beaucoup de sujets touchant la vie au jour le jour, le travail les activités sociales et culturelles etc.sur lesquels ils échangeaient constamment, leurs points de vue se rencontraient
avec facilité, sans compter d’autres sujets plus particuliers pour lesquels ils
étaient l’un pour l’autre des confidents. Il était, en effet, rare que l’un
d’eux prenne une décision sans la valider préalablement auprès de l’autre.
Quand Serge n’avait pas suffisamment de faits pour soutenir la prise d’une
décision, il aimait la passer au crible de sa perspicacité doublée de son
intuition. Que ce soit pour les activités reliées au travail ou autrement, elle avait un flair qui ne trompait pas. En
revanche, elle aimait soumettre les situations complexes à la capacité
d’analyse de Serge. Il avait une habileté
considérable pour les réduire à quelques éléments de base facilitant ainsi les
décisions à prendre.
Pourtant, en dépit d’une telle entente et
des promesses amoureuses d’un passé encore récent, leur relation affective
n’avait pas progressé. Tout s’était passé comme si la proximité physique, en
facilitant la progression de cette relation, rendait Serge plus anxieux au
sujet d’une possible dissolution de son mariage. Il aurait eu peur, en se
laissant aller sur la pente de ses élans naturels pour Claudine, de ne pouvoir
s’arrêter en chemin et d’aller tout droit à la catastrophe.
C’était en tout cas, l’opinion de
Claudine. Avec la mort de Paola, qui fut pour Serge un événement extrêmement
douloureux, Claudine avait compris qu’il lui fallait être attentive à son ami
et l’accompagner dans son deuil, en respectant le plus possible son évolution.
Voilà pourquoi, elle s’évertuait à lui être présente physiquement, tout en
étant en retrait dans l’expression de ses sentiments. Mais elle avait la certitude
qu’un jour viendra, pas trop lointain, où leurs promesses d’amour pourraient se
réaliser puisque plus rien ne s’y opposerait dorénavant.
Après plusieurs mois passés à attendre,
elle estimait le moment venu pour elle-à défaut de signaux significatifs de la
part de Serge-de vérifier la volonté de ce dernier. Elle eut la déception de se
rendre compte qu’il était encore profondément enlisé dans la dépression
consécutive à la mort de sa femme. Elle commença à désespérer de lui quand un
événement inattendu l’obligea à considérer les choses autrement : Serge
avait été arrêté par la police politique. Il avait juste eu le temps de
griffonner ce mot à l’adresse de Claudine : « Il y a du Garceau
dans mon arrestation. A ce sujet, j’aimerais que tu récupères une cassette dans
mon tiroir de bureau. Tu comprendras. Tu
pourras en disposer comme bon te semblera.» Tout au long de son parcours dans
le fourgon policier, ne sachant encore quelle direction a été prise, il ne pouvait s’arrêter de penser à cette réflexion
de Pessoa : « Pourquoi faut-il, pour être heureux ne pas le
savoir? »
Comme à l’époque de sa première
arrestation, Serge a été conduit au Pénitencier National, première étape d’un
processus qui allait probablement l’amener à Fort-Dimanche. Sitôt la nouvelle
parvenue aux oreilles de Claudine, celle-ci se fit un devoir de récupérer, le
plus tôt possible, la cassette signalée avant de mobiliser son réseau de
relations comme auparavant. Mais elle fit encore davantage : en ayant la
confirmation que l’arrestation de Serge était due aux manœuvres traîtresses et
souterraines de Garceau, elle refila une copie de cette cassette à un poste
indépendant de radio qui, sans désemparer, pendant deux jours, n’eut de cesse
d’en faire entendre des extraits.
Au cours
de cette période, comme par hasard, une rumeur courut de partout dans
les bidonvilles sur une décision gouvernementale concernant la fermeture
éventuelle de Bel espoir. S’il est vrai que l’aide fournie par cet organisme
s’adressait exclusivement à la Cité Z, beaucoup d’autres bidonvilles étaient au
courant de ses activités et rêvaient qu’il serve d’exemple à des initiatives
semblables dans leur propre milieu. Cela explique pourquoi, de tous les
bidonvilles affluaient devant le Palais National des protestataires contre la
fermeture de Bel espoir. Depuis deux jours, la foule ne cessait de grossir dans
un charivari des plus insupportables à cause de l’utilisation de tous les
instruments possibles de percussion, casseroles, tambours etc.
Garceau avait encore des partisans
acharnés dans les arcanes du pouvoir; malgré les pressions de la rue, ils
seraient montés au créneau pour le défendre, mais devant le déferlement de
preuves convaincantes contre lui, ils avaient dû battre en retraite, pavant la
voie de la relaxation de Serge et de la mise en accusation de Garceau lui-même.
Acculé au pied du mur, ce dernier s’apprêtait à quitter le pays pour les
États-Unis quand il fut arrêté à l’aéroport.
L’épisode de l’emprisonnement de Serge
avait duré deux semaines. Deux longues semaines qui lui ont permis de
relativiser bien des événements de sa vie et au terme desquelles il était
devenu un nouvel homme.
Une fois libéré et s’être retrouvé sur le
trottoir, Serge était émerveillé par les mille petites choses qu’il avait cessé
de remarquer depuis son retour au pays. Non loin de lui, le long du trottoir, un concert de
vendeurs ambulants se répandait en une cacophonie qui occupait tout le registre
vocal. Il était tout étonné de s’apercevoir qu’ils obéissaient à des règles
obscures, car tous les « crieurs » d’un même produit semblaient
adopter la même tonalité. Il voulut prendre un taxi, mais comme aucun n’était
en vue, il continua sa marche. Avisant une échoppe de boissons alcoolisées
installée à la devanture d’un magasin, il remarqua la présence, parmi les
bouteilles, de deux des produits de la Maison Saint-Pierre et, se rapprochant
de la vendeuse, il voulut savoir à quel rythme ses élixirs étaient réclamés,
mais il n’eut pas le temps d’entendre sa réponse dans sa hâte de prendre un
taxi qui venait à passer. Il tomba en plein sur un bulletin de nouvelles de la
radio qui annonçait sa libération avec forces commentaires sur les
circonstances de son emprisonnement. Et à l’invitation du chauffeur, ignorant son identité, de dire ce qu’il en pensait, il
lui retourna la question, pour savoir qu’une grande partie de la population
était en liesse depuis hier, en apprenant l’incrimination et l’arrestation de
Garceau.
Il y a belle lurette que Serge n’a pas été
aussi ravi d’une situation vécue. Si la rançon de ses deux semaines derrière
les barreaux signifiait pour la société de se débarrasser, enfin, de ce
tortionnaire, il voulait bien les accepter. Aussi, ne montra-t-il aucune
amertume de son expérience et, davantage, par une attitude qui le surprit
lui-même, trouva-t-il, en regardant à droite et à gauche les gens qui se
pressaient à leurs activités, que la vie valait bien la peine d’être vécue.
C’est dans une telle disposition qu’il
rentra chez lui, à la grande surprise de sa mère qui ne tarda pas à annoncer la
nouvelle à Claudine. Celle-ci, accourue de son bureau, trouva un Serge plus en
harmonie avec l’image qu’elle voulait en avoir généralement. Sans savoir
exactement quel rôle cette dernière avait joué dans sa relaxation, il avait la
certitude que ce rôle était prééminent dans la suite des événements. Il l’en
remercia en l’embrassant amoureusement, avant de lui demander le récit des
démarches qu’elle avait entreprises.
Claudine ne se fit pas prier pour lui
parler du faisceau de pressions qui ont été dirigées sur les cercles du
pouvoir. Mais, elle disait avoir la certitude que ce qui avait emporté la
décision de le relâcher finalement, c’était, en plus de l’influence des
bidonvilles, la divulgation à la population entière du contenu de la cassette.
Il était devenu trop tard pour faire prévaloir toute autre version des faits
qui serait au goût du gouvernement.
Dans ce contexte de chambardement dans sa
vie et dans ses sentiments, la mélancolie de Serge se volatilisa. Hier encore,
rivé à sa douleur comme un galérien, il était incapable de sortir de lui-même.
Rongé par sa culpabilité, la seule pulsion à laquelle il semblait prêt à céder,
c’était sa propre dissolution dans une sorte de consomption mentale. Il n’avait
guère le cœur à se projeter dans l’avenir, que ce soit seul ou avec Claudine.
Après ses deux semaines de détention,
toute sa vision du monde avait changé. L’expérience avait opéré dans sa vie
mentale et psychologique l’équivalent d’une catharsis, quoiqu’en dehors de
toute intellection. Il n’était plus recroquevillé sur lui-même à ronger, comme
un chien, le même os de la culpabilité. Il portait très vivace la mémoire de Paola,
comme s’il avait fallu qu’elle soit absente, à tout jamais, pour lui être toujours
présente. Par ainsi, il rendait justice, s’il était besoin, au mot de Gabriel
Marcel : « La fidélité ne s’affirme vraiment que là où elle
défie l’absence.» Par rapport à Paola, il gardait de lui-même l’impression,
variable au gré des moments, de quelqu’un qui n’a pas été à la hauteur…Mais de
quoi, au juste? Alors que les choses étaient claires pour lui auparavant,
maintenant, elles devenaient confuses. La discussion autour des notions qui lui
semblaient en cause, amour, devoir, responsabilité etc. ne lui permettait
d’arriver à rien de vraiment concluant. En contrepartie, elle avait eu comme
effet de faire sauter le verrou qui maintenait l’opacité sur l’avenir. Ce fut
tellement révélateur pour lui que le jour même de sa libération, il demanda
Claudine en mariage.
La cérémonie nuptiale allait se célébrer
deux mois plus tard à l’église du Sacré-Coeur qui les avait réunis, à l’époque
lointaine de leurs fiançailles. Dans l’esprit de Claudine, cette église jouait
le rôle mystérieux de médiatrice des forces cosmiques entre elle et son
mari. Elle en avait la conviction. Pour
cette raison, elle se promettait d’y revenir le plus souvent possible.
Quelques jours après leur mariage, pendant leur lune de miel,
installée dans le jardin d’un hôtel de
la côte de Jacmel, Serge avait invité sa femme à aller faire quelques brasses
avec lui. La mer était calme. N’était-ce l’arrivée, par la suite, d’une nuée
d’oiseaux de mer dont les cris se répercutaient d’une rive à l’autre de la
baie, le silence aurait été général. Par leur présence, ils indiquaient la
visite en ces lieux d’un banc de poissons et, éventuellement, celle de
prédateurs. Ce n’était donc pas le moment d’aller nager. Mais, environ une
heure plus tard, comme si les poissons avaient décidé d’émigrer, toute la
colonie ailée prenait le large pendant que ses cris allaient descrecendo jusqu’à disparaître
complètement. Cela permit à Serge de réitérer son invite sans plus de succès.
--Peut-être un peu plus tard,
répondit-elle. A cette période de l’année, si le soleil n’est pas au zénith, il
fait généralement trop frais pour se baigner. A propos que te rappelle le 15
prochain?
--Comment pourrais-je
l’oublier, dit Serge. Je nous vois à la veille de nos fiançailles, ce 15
octobre mémorable, deux ou trois semaines avant que je ne quitte le pays pour
les États-Unis.
--Il y a des gens qui
aimeraient lire l’avenir comme dans un livre ouvert, remarqua Claudine. Je
préfère autant ne pas avoir cette capacité. A quoi me servirait ce 15 octobre,
de savoir qu’on se marierait quinze ans plus tard, après toutes ces péripéties…
--Tu penses que nous avons
perdu beaucoup de temps?
-- C’est une évidence. Je tiens cependant à dire que si le
couple a perdu du temps, il n’en est pas de même de toi et moi.
--Explique- moi ça dit Serge.
--Comment dirais-je? As-tu déjà
vu une carte de la Grande Rivière qui se jette dans la baie en face de nous?
--Non, où veux-tu en
venir?
--Il y en a une dans le hall de
l’hôtel. Sur cette carte, indiqua Claudine, ce qui retient l’attention, ce sont
les sinuosités multiples qui jalonnent le parcours de la rivière. Il y en a qui
pensent que le destin de la rivière c’est de se jeter dans la mer. Mais qui
arroserait le creux des vallons et des collines si elle se dépêchait de le
faire? En serpentant à travers la vallée, elle ne fait que fertiliser les zones
excentriques des campagnes, lesquelles, autrement, seraient restées stériles.
--Je vois…En ce sens, nous
n’aurions pas perdu notre temps?
--Il est évident que le couple
que nous formons a perdu son temps. A l’heure actuelle, nous pourrions avoir
deux ou trois enfants, alors que nous n’avons même pas commencé encore. Je n’ai
pas besoin de te dire qu’un tel objectif est devenu plus problématique avec le
temps.
--Hum!
--Mais toi et moi, nous n’avons
pas perdu notre temps. Qui sait si Bel espoir ne serait pas encore dans les
limbes? Il aurait, peut-on dire, suffi que notre mariage eût lieu normalement
après nos fiançailles…Quant à toi, je te laisse le soin de répondre si
l’existence de Daniel est pour toi une perte de temps. Je peux, peut-être,
concéder ce caractère à ta participation à la guerre du Vietnam, mais il
faudrait oublier que cette expérience désagréable était la condition nécessaire
d’échapper aux horreurs de Fort Dimanche et, peut-être, la mort.
-- Je regrette de n’avoir pas
su plutôt que tu pouvais voir les choses à cette hauteur de vue...
Ils n’avaient pas plutôt terminé cette
conversation, qu’ils durent gagner à la hâte le hall de l’hôtel, pour répondre
à un appel téléphonique. Le ministère
des Affaires Sociales était désolé de devoir déranger Mme Saint-Pierre; il
voulait connaître, à bref délai, son opinion sur la proposition suivante :
accepter de représenter le gouvernement à Leningrad à une conférence
internationale sur la protection de
l’enfance. En raison de sa compétence, de sa générosité et de la haute
qualité des services qu’elle a instaurés pour aider les familles démunies, Mme
Saint-Pierre était le premier choix pour représenter le gouvernement à cette
conférence internationale. Compte tenu de la situation, elle n’était pas
obligée de répondre tout de suite, mais on espérait fortement que d’ici au
lendemain, on pourrait connaître sa décision.
La pluie s’était mise à tomber, d’abord
faiblement, puis de plus en plus fort, poussant les vacanciers disséminés sur
la plage ou dans le jardin de l’hôtel à rallier le bar ou le balcon, d’où on
avait une perspective insaisissable sur la baie. Installés à cet endroit, Serge
et Claudine, tout en pensant à l’honneur qui venait d’échoir à cette dernière,
observaient la houle immense qui parcourait la baie, neutralisant par sa seule
présence, l’impétuosité et le mugissement des vagues. A cet instant, la mer
devenait effrayante et semblait habiter par un monstre en proie à une colère
terrible. Il n’était, bien entendu, plus question d’aller s’ébattre dans l’eau;
l’humeur folâtre était encore là, mais elle avait, momentanément, cédé la place
à des préoccupations sinon plus graves, du moins, plus chargées de sens.
Claudine était encore sous le coup de
la nouvelle. Éberluée et confuse à la fois. Le ministère des Affaires Sociales
était la dernière instance de laquelle elle attendrait une reconnaissance. Au
cours du processus d’instauration de Bel espoir, elle avait, plus d’une fois,
mis les politiques en mauvaise posture, en révélant par son action sociale, les
insuffisances de leurs propres actions pour la cause des déshérités. A plus
d’une reprise, elle avait dû assurer ses arrières contre l’imminence présumée
de la répression politique.
Par ailleurs, par deux fois, elle
avait dû forcer la main au pouvoir pour obtenir la libération de Serge. Elle
était sûre que les ennemis qu’elle y avait, ne manqueraient pas de guetter
l’occasion de prendre leur revanche. Or, voilà qu’elle venait d’être choisie
pour représenter le gouvernement! Il y avait là quelque chose dont elle ne
saisissait pas le sens.
--Il faut comprendre, lui dit
Serge, que tout le personnel du ministère n’est pas aussi obtus qu’on pourrait
le supposer. Tu dois accepter de reconnaître que certains, au ministère, ont
été sensibilisés par tout ce que tu as fait et continues de faire en faveur des
démunis. Qui sait? Peut-être que ces gens-là, ont joué des coudes pour faire accepter à d’autres la
valeur de tes actions…
--Je dois avouer dit Claudine qu’il y a dans
tes propos beaucoup d’optimisme. Tu ne condamnes pas tout le système comme si
certains pouvaient être immunisés par la corruption ambiante.
--Le croirais-tu? Cela existe même dans
l’armée américaine. J’ai rencontré deux ou trois hommes de caractère dont les
opinions tranchaient avec celles qu’ils étaient censés avoir. Mais, pour
revenir à toi, tu devrais accepter la proposition du ministère au nom de tous
ceux que tu as aidés.
Mais Claudine n’était pas encore
convaincue qu’il lui fallait accepter. Les gens ne manquaient pas pour jouer un
tel rôle; pourquoi avoir songé à elle de qui on n’avait aucun bénéfice à tirer?
Et si tout cela était un piège dont elle ne percevait pas encore les éléments!
D’un autre côté, comment refuser au nombre croissant des démunis d’avoir une
voix officielle quand l’occasion s’en présente?
Claudine ne le disait pas clairement mais
flaira une machination qui tendrait à la maintenir quelque temps en dehors du
pays pendant que son mari y resterait à l’attendre. Comme si son absence
créerait l’occasion favorable pour s’en prendre impunément à ce dernier.
Après de nombreuses réflexions, Claudine
comprit qu’elle avait à choisir entre deux possibilités : son refus
d’accepter la délégation ou son acceptation, à condition, bien sûr, que son
mari l’accompagne.
Quoique Serge ait un peu rechigné en
raison de l’importance de sa présence au pays à ce moment crucial de l’avenir
de l’entreprise, il ne se fit pas prier pour envisager son départ avec sa
femme. Il demandera au comptable d’assurer l’intérim et se félicitait déjà
d’avoir à prendre des vacances imprévues.
Le lendemain, quand le responsable du
ministère vint s’enquérir de la décision de Claudine, il trouva une interlocutrice
encore étonnée que le choix se soit porté sur elle, mais honorée d’avoir à
représenter son pays aux assises de Leningrad. Le responsable se félicita de sa
décision et crut opportun, dès ce moment, de prendre rendez-vous avec elle afin de s’entendre sur les préparatifs.
Cette question une fois réglée, Claudine
et son mari avaient vite fait de retrouver l’esprit des vacances. Il fut décidé
qu’ils iraient en excursion l’après-midi même sur les hauteurs de la ville.
L’équipée équestre comprenait six personnes derrière un guide. Il s’agissait de
visiter une localité située à plus d’une vingtaine de kilomètres de l’hôtel et
célèbre pour son climat et sa verdure, ainsi que les grottes qui parsèment le
pourtour de ses escarpements rocheux.
Serge et Claudine n’en revenaient pas du
spectacle de ces grottes. Celle qu’ils ont visitée en partie semblait avoir
servi de repères autant aux bêtes qu’aux gens. Le sentier qui y conduisait
datait visiblement de plusieurs siècles, à cause des incrustations dans le roc.
Pas très loin de l’entrée, des chauves-souris faisaient des acrobaties à la
paroi supérieure en poussant des cris frénétiques de l’irruption des intrus. À
quelques mètres plus loin, on entendait le staccato de stalactites rythmant le
temps avec une régularité d’horloge. Munis seulement de la lampe de poche du
guide, les excursionnistes n’ont pas cru prudent de progresser davantage dans
les couloirs de la grotte.
Mais, par-delà le caractère insolite de
ces lieux, ce qui a surtout intéressé les aventuriers, c’est le microclimat
tempéré qu’on trouve à peu de distance de la ville. A l’ombre d’une montagne
qui profilait sa masse sombre à quelques 1200 mètres de hauteur, le hameau
gisait à 850 mètres environ protégé des vents d’Est et des ardeurs du soleil
tropical. Toute une flore inexistante, ailleurs dans l’environnement, a trouvé
la latitude et le terreau nécessaires pour se développer, créant un oasis de
fleurs et de fruits dont toutes les variétés d’agrumes : oranges,
mandarines, citrons etc. sans compter les melons, les grenadines etc. Claudine
trouvait qu’il y avait quelque chose de paradisiaque dans ce village et se
promettait d’y revenir. En attendant, elle se contentait d’inspecter les lieux
et d’identifier l’endroit idéal pour installer, éventuellement, ses pénates.
Comme le soleil commençait à décliner, le
signal du départ ne tarda pas à être donné par le guide. C’est ainsi que la
tête remplie de toutes sortes d’impressions, les excursionnistes prirent le
chemin du retour, en observant, à l’arrivée, le soleil se perdre sous la ligne
d’horizon.
Au moment de mettre pied à terre dans la
cour de l’hôtel, ils songeaient qu’au lever du jour, le lendemain, ils
devaient, de concert avec d’autres vacanciers, embarquer dans un voilier à
destination de l’Île à Vache. Mais,
après avoir considéré la proposition du ministère, Serge et Claudine convinrent
de mettre fin à la poursuite des vacances et de regagner la capitale, dès le
lever du soleil.
Comme prévu, de grand matin, ils prirent
la route dans la direction de Port-au-Prince. C’était une sensation infinie de
bonheur que celle qui les habitait en ce matin ensoleillé d’octobre. Bien
entendu, Claudine ne cessait de revenir en esprit, au défi que présentait pour elle, le voyage à
Leningrad. Elle ne pouvait s’empêcher, néanmoins, de le considérer un peu,
comme la prolongation de sa lune de miel. N’était-ce pas surtout une fonction
de représentation qui lui laissait tout son temps à elle? Son mari ne
l’accompagnait-il pas? Et n’était-ce pas le vœu de ce dernier, depuis bien
longtemps, de visiter le pays de Pierre Le Grand, de la Grande Catherine, de
connaître l’exaltation au musée de l’Ermitage, d’évoquer la mémoire de
Pouchkine?
Quand finalement ils arrivèrent à la
capitale, ils ne s’attendaient guère à ce qu’ils allaient trouver. De partout,
les gens en furie se vidaient dans les rues aux abords du Champs de Mars,
certains vociférant, d’autres agitant des pancartes avec des insultes à
l’adresse des détenteurs du pouvoir, en signe de protestation contre une taxe
jugée prohibitive sur les biens de première nécessité. De mémoire de citoyen,
jamais Claudine et Serge n’avaient vu une rébellion de cette forme. Ils
s’attendaient donc à ce que la répression s’abatte avec une vigueur exemplaire sur
les fauteurs de trouble. Mais, curieusement, les policiers, en canalisant la
foule loin du Palais National, semblaient peu disposés à faire du zèle. Bien
sûr, des gens ont été arrêtés, mais on était loin des rafles auxquelles le
régime avait l’habitude.
Dans la même semaine, il y eut des
mouvements populaires de même nature dans d’autres localités du pays. Les
arrestations qui s’ensuivaient, n’avaient, somme toute, rien à voir avec les
vagues d’arrestations d’auparavant. N’empêche que les gens étaient inquiets et
semblaient se demander comment décrypter les nouveaux signes des temps.
Au point de vue politique, une grande
nervosité régnait dans les cercles du pouvoir. On n’arrivait pas à identifier
ceux qui tiraient les ficelles, malgré les intrigues de la police secrète.
L’idée ne semblait venir à personne, dans ces latitudes, que de telles
manifestations n'avaient pas besoin d'être commanditées, qu’elles étaient
simplement l’effet de la misère du peuple. Il fallait quand même que des
membres de l’opposition soient impliqués ou, à défaut, certains affidés du
pouvoir tombés en disgrâce. Ils avaient surtout peur de ces derniers, en raison
de leur plus grand pouvoir de nuisance. Voilà pourquoi le régime recourait, à
leur égard, à une répression particulière. D’aucuns mouraient sans qu’on en
sache jamais la cause. D’autres nommés à des postes à l’étranger, se voyaient
congédier à peine arrivés aux lieux désignés et comprirent, pour l’avoir vu
auparavant, qu’ils étaient devenus persona
non grata à l’intérieur des frontières du pays. Ainsi commençait l’exil
pour un grand nombre d’anciens partisans
du régime.
C’est dans un tel contexte de morosité
politique que les fêtes de Noël approchaient.
Sans doute, en raison des circonstances, il y avait comme une baisse de
tension populaire à travers le pays; mais les spécialistes du comportement de
masse, à défaut de l’exprimer ouvertement, croyaient plutôt à un moratoire et s’attendaient à ce
que les manifestations reprennent dès les premiers jours de janvier. En
attendant, malgré le climat politique et la situation économique, les magasins
du Centre-ville de la capitale pavoisaient, tandis que les clubs de danse
battaient leur plein comme aux plus beaux jours. C’était de l’inconscience chez
une bonne partie de la jeunesse qui a grandi avec le régime et qui n’avait pas
encore compris, que les activités civiles et politiques pourraient s’exercer de
manière plus respectueuse des libertés individuelles et collectives. Quand
certains soirs de décembre, des danseurs se faisaient arrêter par la police sur
les pistes de danse, on était, pour plusieurs, en présence d’un phénomène
anecdotique qui ne tirait pas à conséquence. Ils ne savaient pas encore que le
régime venait de passer à une intensité
supérieure en ce qui a trait à la
répression. Du jour au lendemain, beaucoup de jeunes, restés jusqu’alors en
dehors des préoccupations politiques, étaient arrêtés et conduits au quartier
général de la police. C’était la façon qu’avait le gouvernement d’insuffler la
peur dans la population à un moment où les membres de l’opposition commençaient
à lever la tête. Il leur semblait qu’avec les attroupements sur le Champ de
Mars, à la veille des Fêtes, la démonstration avait été faite que les gens
n’hésitaient pas à défier le pouvoir politique. Aussi, fallait-il frapper un
bon coup, et laisser les imaginations faire le reste. De fait, dans les jours
qui suivirent, la vie nocturne était passablement réduite, tandis que les
réactions dans les universités étaient redevenues clandestines. Cela devenait
une réalité quand la nouvelle courut qu’on avait arrêté Gilles Jean-Pierre, un
étudiant en médecine et que Jacques Legros, un confrère de la faculté
d’agronomie, était, depuis une semaine, derrière les barreaux. On apprenait de
plus sur les campus, qu’une trentaine d’autres leaders étaient dans la mire de
la police, et que certains d’entre eux avaient dû prendre le maquis.
C’est dans le prolongement de ce climat
répressif qu’arriva la date du départ de Claudine et de son mari pour Léningrad.
Comme prévu, des dispositions avaient été prises pour que La Maison
Saint-Pierre ne pâtisse pas de leur absence. Mais, ce n’est pas sans un relent
d’inquiétude qu’ils s’envolèrent, via
Air-France, en cet après-midi d’un printemps précoce et envahissant de
luminosité. Ils prenaient place non loin de deux amis de la famille, l’écrivain
Jean Leroux et sa femme. L’écrivain venait d’être nommé ambassadeur auprès du
Vatican. Pour des raisons obscures, ce dernier, d’ordinaire si ouvert et
volubile, s’offrait sous un jour que Claudine ne lui connaissait pas. Elle le
trouvait renfermé, comme habité par une profonde préoccupation. Après avoir
échangé quelques propos frivoles, à leur arrivée à Orly, sur leur situation de voyageurs, les deux
couples se quittèrent, permettant à l’ambassadeur et à sa femme d’aller prendre
le train pour Rome, pendant que Serge et Claudine profitaient pour se reposer
dans une salle de transit.
Ils n’eurent pas le temps de s’ennuyer
car, en plus de suivre le va-et-vient
incessant des voyageurs, ils se
passionnèrent pour une discussion leur parvenant d’un groupe de quatre jeunes,
s’escrimant avec fougue verbalement. L’un d’entre eux regrettait que l’aventure
des Tupamaros en Amérique du Sud n’eût pas eu de lendemain, après avoir permis
à de nombreux déshérités de fonder beaucoup d’espoirs sur ce nouveau courant révolutionnaire. Le
mouvement, dit-il, a été décapité par les forces uruguayennes : certains
leaders ont été tués alors que d’autres ont dû prendre le chemin de l’exil.
Deux autres étaient d’un autre avis. Ce
n’est pas de mouvements de guérilla dont l’Amérique du Sud a besoin. L’aventure
du « Che » a montré assez l’inanité de ces équipées romanesques en
vue de parvenir à la transformation de la réalité. Plutôt que de déplorer la
fin de leurs activités, il faut saluer que le gouvernement uruguayen, aidé en
cela par les États-Unis, ait réussi à éradiquer le virus révolutionnaire, avant
de le voir hypothéquer la stabilité de l’état et entraver le développement du
pays.
Le
quatrième déplorait que la gauche révolutionnaire se soit déconsidérée dans les
mouvements utopistes, car, à son avis, ce n’est ni dans cette voie, ni
dans la promotion ou l’extension du
néo-libéralisme que réside l’avenir de l’Amérique du Sud. Cet avenir doit
passer par un ordre économique et social en rupture avec le régime capitaliste,
c’est-à-dire, en un mot, par une réelle révolution à toutes les instances des
sociétés concernées.
La discussion s’est poursuivie longtemps
sur cette lancée quand une sirène vrilla l’air de l’aéroport. A cet instant
précis, tout le monde s’arrêta, qui de bavarder, qui de marcher, qui de manger
pour essayer de savoir ce qui se passait. Après quelques secondes
d’expectative, tout le monde revint à ses activités, sans manquer, de temps en
temps, de jeter un coup d’œil interrogateur sur l’environnement. Après quelques
minutes de cette attitude, les activités reprirent leur cours, sans que la
lumière eût été faite sur les causes du déclenchement de l’alarme.
Avec l’accalmie vint le besoin de se
sustenter. Avisant un petit restaurant jouxtant une librairie, ils s’y
dirigèrent après avoir fait provision de lectures. C’est là qu’ils décidèrent
d’attendre l’heure de l’embarquement, en compagnie d’un couple de Marseillais. L’accent de ces derniers leur fut,
momentanément, un tel sujet d’intérêt qu’ils n’ont pas vu le temps passer et
c’est à contrecœur qu’ils ont dû se résoudre au départ.
CHAPITRE
XXIX
Claudine n’oubliera jamais l’impression
agréable qu’elle a eue de la ville en cette matinée du lendemain de son
arrivée. Malgré les séquelles du décalage horaire qu’elle était la seule à
connaître-Serge n’ayant jamais souffert de ce mal-elle était radieuse sous ce
soleil vivifiant de printemps. Il y avait de la fièvre dans la rue. Elle
l’imputait à la fin d’un hiver
particulièrement rude. Près de l’hôtel, un homme faisait les cents pas en
jouant de l’accordéon. A quelques mètres de lui, un vendeur ambulant agitait
désespérément les clochettes de son chariot. Il était amusé par une bande de
gamins dont certains se disputaient un cerf-volant accroché à une branche. Un
peu plus loin, deux jeunes ballerines à demi-costumées s’en venaient d’un pas
alerte, accompagnées d’un jeune homme armé d’une balalaïka et qui chantonnait une mélodie mélancolique.
Avant même qu’on pût bien les voir, ils s’étaient éclipsés par une ruelle
adjacente à l’hôtel.
A cet instant, s’avisant du passage d’une
calèche qui proposait ses services, d’un signe de la main, Serge la héla. Les
deux touristes entreprirent alors le tour de la ville, après un préambule où
les signes venaient souvent à la rescousse d’un dialogue en anglais, mâtiné de
vocables slaves. Ce matin-là, ils étaient prêts à toutes les aventures, pourvu
qu’elles demeurent dans les limites de la ville. L’idée était que si les choses
tournaient mal, ils n’avaient qu’à demander au premier taxi venu, de les
conduire au Grand Hôtel Pierre Le Grand où ils logeaient.
Calée sur son siège couvert de peaux
d’ours, Claudine semblait avoir oublié son malaise. Elle n’arrêtait pas de
s’extasier en regardant les voiles se répandre sur la Néva, en des formes
géométriques changeantes. Le fleuve était encore baigné dans un léger frimas,
que le soleil n’arrivait pas à dissiper totalement à l’orée du pont.
Pourtant, les choses n’allaient pas devoir
se passer comme ils les avaient anticipées. A un moment où toute l’attention se
portait sur le fleuve, une violente commotion se fit sentir aux passagers de la
calèche. Le cheval venait d’être heurté gravement par un camion. S’il pouvait encore se tenir debout, il
n’avait pas moins de sévères blessures aux pattes de devant et au garrot. Sa
carrière de cheval d’attelage venait d’être
irrémédiablement compromise. Compte tenu des circonstances, Serge et
Claudine crurent bon de s’en retourner par taxi, renvoyant éventuellement leur
promenade à la fin de la conférence.
Toute la délégation étrangère était conviée
au Palais de Marbre, l’un des joyaux de l’architecture de Léningrad. Inutile
d’imaginer une ambiance plus protocolaire pour une conférence internationale
qui rassemblait 250 personnes environ. Dès la première matinée des débats,
Claudine reconnut René Benjamin, l’attaché culturel auprès de l’ambassade de
son pays à Moscou. Elle en fut très surprise, ne s’attendant nullement à y
rencontrer un tel personnage. C’est un sentiment paradoxal que fut le
sien: contente d’y retrouver un compatriote si loin de son foyer et inquiète à
la fois de l’objet de sa présence en ce lieu. Mais, lorsque, au cours des
débats, elle put se rapprocher de lui, elle laissa paraître seulement les
premiers éléments de son sentiment, sans manquer de s’enquérir adroitement des
motifs de sa présence à la conférence. A entendre le diplomate, cela
s’intégrait dans la fonction de l’ambassade d’être présente à tous les
événements internationaux. Cette réponse rassura Claudine. Ce n’était donc pas
une initiative pour la doubler comme elle aurait pu penser.
Vouée aux droits de l’enfance, cette
conférence allait traiter ce thème sur tous les tons. En deux jours, Claudine
ne manquait pas d’observer que cette question chez les Occidentaux semblait
opposer les droits des enfants à ceux des parents. Quand vint son tour de
prendre la parole, elle ne rata pas l’occasion de se dissocier de cette
approche qui lui semblait peu respectueuse de cette réalité dans son pays. Dans
les pays pauvres tout au moins, expliqua-t-elle, la promotion des droits des
enfants passe nécessairement par celle des droits des parents. Et dépendant du
niveau d’évolution des sociétés, les droits prioritaires à promouvoir dans la
pratique ne sont pas les mêmes. Sans doute, peut-on prendre pour acquis que les
besoins primaires des enfants en milieux privilégiés sont satisfaits, en
revanche, il est loin d’en être le cas chez les démunis. Cela a des
conséquences sur l’essence et l’exercice de ces droits par les enfants. Plus
que partout ailleurs, ils sont en pays sous-développés, absolument dépendants
des conditions économiques et sociales des parents.
Parmi les différentes délégations, celle
qui occupait la position d’avant-garde au chapitre des droits des enfants était
représentée par la Suède. Claudine en
était tout à fait étonnée. Elle ne s’attendait pas à trouver un tel leadership
dans un petit pays. Sur cette question, elle résumait sa pensée en
disant, s’il existe sur la planète telle chose qu’un enfant-culte, il est
nécessairement l’apanage de la Suède. Les mesures préconisées et déjà en
application dans ce pays, faisaient de l’enfant
un sujet de droit à l’égal de l’adulte. Par cette prise de position, la
Suède se distancie incommensurablement de beaucoup d’états y compris de ceux de
l’occident.
Sans rejeter de telles perspectives pour
l’enfance de son pays, Claudine était persuadée qu’il fallait brûler bien des
étapes avant d’y parvenir. A cet égard, la première des étapes consistait à répondre, le plus tôt possible,
aux besoins primaires de nombreuses familles de son pays. Au moment de remettre
son rapport au ministère des Affaires sociales, elle comptait annexer un plan
qui pourrait servir à l’élaboration d’une politique familiale capable de
remédier à la situation. Quand elle en aura l’opportunité, elle en discutera
avec M. Benjamin, histoire d’avoir une première réaction à son plan. S’il peut
être du même avis que Serge, ce sera autant à mettre à son crédit. Elle en
était là de ses réflexions, à la veille de la fin de la conférence, quand le
téléphone sonna dans sa chambre. C’était M. Benjamin. Il voulait savoir si
Claudine comptait participer à la dernière journée de la conférence. La réponse
positive obtenue le rassura. Mais sa question
laissa Claudine interrogative. Pourquoi est-elle venue en Russie si ce
n’est pour participer à la conférence? Mais elle ne s’arrêta pas longtemps sur
cette intervention. Elle songea plutôt à
s’enquérir de la disponibilité de son interlocuteur à lui donner,
éventuellement, son avis sur son plan de politique sociale. Quand elle voudra,
au cours de la conférence, M. Benjamin sera à son service. C’est ainsi que
rendez-vous fut pris pour le lendemain.
Comme convenu, après la première heure du
bilan, ils se retrouvèrent pour discuter. Après l’exposé de son plan, M
Benjamin ne manqua pas de prodiguer des conseils à Claudine de manière à rendre
son projet plus acceptable. Pour finir, il lui tendit un pli qu’il était chargé
de lui remettre de la part de l’ambassade.
Interloquée, Claudine attendit d’être
seule avant d’ouvrir l’enveloppe. Mais, quand elle en prit connaissance au beau
milieu du discours de clôture du ministre russe des Affaires Sociales, elle ne
crut pas ses yeux. Il s’agissait, ni plus ni moins, de son congédiement comme
déléguée à la conférence.
Comment pouvait-elle être congédiée de son
rôle à cet événement puisqu’elle y était déjà et même à la fin de l’événement?
Il y avait là quelque chose qui défiait toute logique et qui lui apparaissait
comme une aberration. Pourtant, elle n’était pas née de la dernière pluie. Elle
était d’un pays où les choses les plus insensées pouvaient avoir du sens et où
les choses les plus raisonnables, conduire aux pires aberrations. Pourtant,
elle n’avait pas tout vu, car un message subsidiaire stipulait que son visa de
retour comme celui de son mari était annulé.
A partir de cet instant, les choses
devenaient claires pour elle. Pour avoir observé le procédé à quelques reprises
au cours des dernières années, elle pouvait le reconnaître. Elle était devenue,
comme d’ailleurs son mari, persona non grata
en son pays comme on se plaît souvent à dire. C’était la façon pour le
gouvernement de leur signifier leur situation d’exilés. Une fois en possession
de cette information, Claudine chercha des yeux M Benjamin parmi l’assistance, mais
il avait disparu. Aussi, décida-t-elle de tirer sa révérence à la conférence
qui s’achevait pour aller en discuter
avec son mari.
Ce dernier trouva infâmes les membres du
gouvernement de recourir à de tels procédés pour prendre leur revanche sur eux.
Pourtant, habitué à leurs louches manœuvres, il n’aurait pas dû être étonné
comme il le fut. Pendant qu’il rongeait son frein à attendre sa femme,
l’exercice auquel il se livrait concernait l’avenir de la Maison Saint-Pierre.
Il avait eu le temps d’envisager plusieurs hypothèses de développement qu’il
voulait discuter avec Claudine. Pendant son séjour à Leningrad, il avait pris
contact avec le bureau du tourisme et du développement de la ville, pour tester
des opportunités possibles pour sa maison de commerce. Il en était sorti avec
la conviction, qu’en dépit des difficultés inhérentes à une telle entreprise,
la porte pouvait s’ouvrir et qu’il lui incombait de cultiver le terrain pour
parvenir à des résultats.
Que signifie leur exil pour la Maison
Saint-Pierre? Pendant combien de temps cette situation devra-t-elle durer?
Claudine et Serge avaient beau ressasser jusqu’à l’obsession ces questions, ils
n’arrivaient pas à accepter la situation qui leur était imposée. Ils avaient
reçu un coup de massue sur la tête et ils continuaient à voir des étoiles.
Pendant toute la journée, ils restèrent branchés sur l’incident à en mesurer
toutes les facettes et toutes les conséquences. En particulier, ils se
demandaient à quand remontait cette décision gouvernementale. S’il fallait que
ce fût au tout début, quand l’offre avait été faite à Claudine, le procédé leur paraîtrait encore
plus monstrueux. Sur cette question, le mari et la femme différaient d’opinion.
Serge refusait de croire que la malignité des politiciens pouvait aller à une
telle profondeur. Il croyait plutôt que cette décision était imputable à la
résurgence des mouvements politiques au cours des dernières semaines. Claudine
était d’un autre avis. Elle avait la conviction que le gouvernement lui avait
tendu un piège pour se débarrasser d’elle sans que cela fasse du bruit. C’est
d’ailleurs pour cette raison qu’elle avait hésité avant de donner son
consentement au projet.
Mais, ils n’allaient pas se laisser
envahir par cet événement au point de tout laisser tomber! Comme prévu le
lendemain, ils iraient visiter le temple de la Beauté qu’est l’Ermitage avant
de passer à celui de la Bonté représentée par la Cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul.
S’ils ont le temps, ils reprendraient le tour de la ville en espérant le faire,
cette fois, sous de meilleurs auspices et au détriment d’autres chefs-d’œuvre
architecturaux ou d’autres sites historiques.
Cette soirée se passa à se mettre d’accord
sur la suite des événements. En quittant la Russie, ils mettraient le cap sur
le Canada. Deux raisons militaient en faveur de ce choix. D’abord, Serge
bénéficiait encore du statut de résidant de ce pays et il sera plus facile pour
Claudine d’y régulariser légalement sa situation. De plus, pour y avoir vécu,
il avait une connaissance du milieu qui pouvait faciliter leur intégration et
atténuer considérablement les conditions de leur exil.
Par la suite, ils s’étaient mis en frais
de trouver comment continuer à gérer la Maison Saint-Pierre, si d’aventure le
gouvernement ne la réquisitionne pas. Ne pouvant savoir la décision qui serait
prise, ils sont tombés d’accord pour considérer l’hypothèse du statu quo. Auquel cas, ils maintiendraient le comptable au poste de
directeur intérimaire en attendant d’avoir des renseignements supplémentaires
sur l’évolution de la situation politique. Dans le cas de Bel espoir, Claudine s’apprêtait à entrer en communication avec ses
collaboratrices, néanmoins, compte tenu de la compétence et de la motivation de
ces dernières, elle n’avait pas de réelles inquiétudes quant à la poursuite de
son œuvre. Presque rassérénés sur leurs perspectives d’avenir, ils firent sur
Aéroflot une réservation pour Montréal et se préparèrent à passer une de leur
dernière nuit à Leningrad.
POSTFACE
En tant que construction de l’esprit, on
n’apprendra rien à personne en remarquant que le roman appartient, par sa
matière première, autant à la réalité qu’à l’imagination. Mais la distinction
entre la part du réel de celle de la fiction, dans une œuvre romanesque,
devient une gageure très problématique. Car la réalité a comme attribut de
pouvoir s’insinuer sournoisement, parce que souvent inconsciemment, et
donc plus profondément qu’on veut bien
le reconnaître. Quant à la fiction, elle est souvent présente là où on la croit
absente par la magie que confère son amalgame dans le creuset du romancier.
L’œuvre de création qu’est Tyrannie sous les tropiques n’échappe
pas à ce conditionnement tant en ce qui à trait aux contours des personnages
qu’aux situations dans lesquelles ils évoluent. Pour illustrer les différents
contextes évoqués, il a bien fallu avoir recours aux faits ou suppléer au
manque par l’imagination, même si l’œuvre qui en découle prétend s’imposer par sa radicale irréductibilité à
ces faits ou à sa part de fiction.
En dépit de cette remarque, il convient
d’indiquer la dette de l’auteur à Mark Lane. C’est à lui qu’il est comptable
d’avoir pu restituer l’atmosphère de la
guerre du Vietnam, à ses débuts comme au plus fort de l’action.